A quoi s’attendre dans les prochains jours en Haïti, minée par une succession de crises, de tensions marquées par la vérification des documents de vote au Centre de Tabulation ? S’agit-il d’une opération cosmétique, torpillée à la base pour conforter un candidat ou affaiblir les autres ? Il semble que la vérification ne revêt pas le même sens autant pour les contestataires que pour le candidat placé en tête des résultats préliminaires. Pour les partis contestataires, les exigences fixées au préalable n’ont pas été suivies tout au long de la vérification : vérification des empreintes en présence de la Police Nationale d’Haïti, des listes d’émargement, des cartes d’électeur, vérification du registre électoral, comptage des voix, marginalisation des contestataires et des observateurs locaux, internationaux …. Certaines pratiques du Conseil électoral au centre de tabulation sont jugées partiales, relèvent même du fait du prince, selon les contestataires. Pour le candidat vainqueur, les jeux sont clairs : il s’agit d’une opération d’obstruction bien calculée à l’initiative des contestataires, d’un projet de déraillement du processus électoral visant à empêcher la proclamation des résultats le 29 décembre, repoussée au 3 janvier 2017 et l’installation d’un président de la République.
C’est une nouvelle guerre entre les deux catégories d’acteurs. La vérification est désormais une source de conflictualité politique qui puise ses origines dans le droit soupçonné de partialité et porteur de déséquilibre : C’est la guerre du vainqueur contre les candidats contestataires, contre le peuple des abstentionnistes, eux seuls ont raison de prendre leurs distances avec l’organisation d’un scrutin qui échappe au contrôle des haïtiens.
La guerre est rondement menée par les deux protagonistes (le vainqueur pressenti et les contestataires): ils font usage des armes qui leur sont accessibles, ils instrumentalisent des ressources dont ils disposent avec intelligence, excès, mise en scène. Chacun a ses communicants, son agenda caché, ses stratégies de manipulation de l’opinion publique. Certains dissimulent leurs positions partisanes derrière la triple argumentation : la proclamation des résultats du 29 décembre, date fatidique qui ne serait susceptible d’aucun report. C’est dans des conditions opaques que le report est communiqué. Le deuxième argument : les résultats préliminaires ne seraient pas modifiables, malgré les recours en contentieux formés devant la toute-puissance du Conseil organisateur des élections et juge du contentieux. Vaste supercherie à laquelle mettrait fin la formation du Conseil Constitutionnel !
Le recours aux statistiques, les interventions de certaines organisations de la société civile locale, l’absence d’éclairage de la part des intellectuels ont fini par convaincre de la nécessité de se résigner. Se résigner parce que l’Etat haïtien a fait acte de souveraineté consommée par le financement autonome des élections, parce que la campagne électorale longue de deux années a absorbé les ressources des candidats les moins fortunés, installe désormais le cens qui tient lieu de la capacité des candidats à disposer des millions de dollars destinés à acheter les voix des électeurs. Enfin, il est utile de rappeler le troisième argument qui a d’énormes effets dans l’opinion publique : c’est la lassitude. Elle se définirait comme l’acceptation par défaut, par dépit des résultats du vainqueur, au mépris de la sincérité du vote, des garanties de la justice électorale. C’est l’argument servi à tous les instants, mobilisé par le vainqueur qui stigmatise les contestataires comme des fossoyeurs de l’économie haïtienne. Parce qu’il faudrait en finir avec les élections, peu importent les conditions dans lesquelles elles se terminent. Lassitude des esprits, des investisseurs, des masses populaires : tout à coup, la marche vers la démocratie est ce moment où l’extériorisation des élections comme technique de la représentation populaire signifie banalité. L’euphorie importatrice du modèle de la démocratie électorale s’est accompagnée d’un arsenal de techniques complexes, de mise en place de centre de vote, de centre de tabulation. Elle se traduit par la confiscation de la souveraineté populaire et l’éloignement des masses populaires. Tout se passe comme si le modèle importé connaît des déviations et subit des formes multiples de contournement. On assiste alors à l’émergence de ce que Raymond Aron appelle extériorisation. Il la définit comme « création d’une œuvre qui se maintient en dehors de son créateur. L’extériorisation se change en aliénation lorsque l’œuvre devient ou apparaît étrangère à son créateur. » (R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie. Gallimard, p.1640) Au cœur de cette aliénation demeure présente la communauté internationale.
Les pratiques de la communauté internationale : au gré des saisons
Sa position ne cesse de varier au gré des saisons, girouette au verbe haut et aux rivalités entre les puissants dont les jugements étaient fondés sur le déploiement de logiques de domination implacables : en hiver, elle est favorable à la tenue d’élections avec un seul candidat ; en automne, elle prend ses distances avec la formation d’une commission de vérification des résultats des présidentielles d’aout 2105 ; au printemps, elle refuse toute participation financière aux élections décidées par le président provisoire ; en été, elle exerce de fortes pressions pour officialiser les résultats définitifs. On ne devrait pas s’en étonner. La lecture du livre –témoignage de Ricardo Seitenfus nous aide à découvrir le vrai visage de cette communauté internationale, qui s’avance pressée de régler ses comptes avec des candidats jugés récalcitrants. Et le travail de cette communauté internationale sans doute se révèle plus facile aujourd’hui qu’en 2015. En effet, René Préval était l’homme à abattre ainsi que Jude Célestin : « le nationalisme épidermique de Préval, écrit Ricardo Seitenfus, était un obstacle aux actions de la communauté internationale. Son légalisme rigide ne s’accordait pas non plus à ce que visait le dit Groupe des amis d’Haïti. Et au-delà des questions de fond il dérangeait par son humour caustique derrière lequel il cachait des positions fermes ».(Ricardo Seitenfus, L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements, Editions de l’université d’Etat d’Haïti, 2015,p. 323).
Jocelerme Privert ne peut prétendre assumer le même statut de René Préval pour des motifs liés à son déficit de légitimité et les origines contestables de son pouvoir. De plus, s’il faut adhérer à l’analyse de Seitenfus, le représentant du secrétaire général de l’ONU au sein de la MINSUTAH a pour fonction de « faire en sorte que le diktat de Washington apparaisse comme une volonté collective du Core Group…Son rôle est celui d’un « fonctionnaire du département d’Etat. » L’action de la communauté internationale est ainsi marquée par l’esprit d’humiliation et de rabaissement de toute volonté nationale d’y fabriquer une réponse contestataire. Et l’argument principal est celui de la stigmatisation de la corruption. La communauté internationale instrumentalise ce mal endémique qu’est la corruption. « A partir du moment où la plupart des étrangers ont été convaincus qu’ils ne devaient pas faire confiance à l’Etat haïtien, tout est devenu plus facile pour la communauté internationale. Elle pouvait agir selon son bon plaisir sans avoir à justifier ses actions. »( Seitenfus,p.325). Et cette communauté internationale dispose d’un savoir faire et d’une expérience propres à l’installation d’un chef d’Etat. Elle est animée par le projet de faciliter « l’avènement d’une nouvelle classe politique » qu’il « fallait innover. Ou mieux révolutionner », quitte à placer un néophyte remerciant, dans le cas de Michel Martelly, Edmond Mulet qui lui avait fait la promesse pendant la campagne électorale «qu’il ne quitterait pas Haïti avant qu’il soit élu Président de la République ». (Seitenfus, p.325) Un autre néophyte sorti de l’incubateur « mickiste » bénéficiant du soutien de la communauté internationale.
Les résultats annonceront Jovenel Moïse vainqueur à bien comprendre le déroulement des opérations de vérification au centre de tabulation. Les candidats contestataires se sont laissés influencer par le sort du droit, la dernière carte crédible, la dernière chevauchée avant de se réfugier dans une nouvelle offensive : implacable pour les faibles, les nuls, les pleurnichards, ceux qui ont été incapables de proposer une alternative crédible à l’offre de PHTK. Ils se sont fourvoyés dans une opération suicidaire marquée de tergiversations, de crocs en jambes, d’adoption sans discussion de nouvelles règles du jeu, de manœuvres, de fraudes indémontrables, comme si celles-ci sont travaillées par une rationalité, une anticipation de déceler les défaillances. Le centre de tabulation, incarnation d’une victoire annoncée, lieu de sacralisation des péchés et des vols où boitent les plus beaux desseins pour des masses affamées. Dans ces conditions, la publication des résultats définitifs est un acte de guerre si le vainqueur ne rompt pas avec les diatribes du PHTK et engager l’esprit de dialogue, comme Agamemnon dans la Guerre de Troie. J. Moïse sortira victorieux mais ce sera une victoire souillée par la répétition des modalités de la contestation conduites par les partis abimés et épuisés par les longues luttes en faveur de la démocratie, ils méritent pourtant respect pour leur engagement contre l’ordre démocratique imposé de l’extérieur.
Qui sauverait Jovenel Moïse de cette traversée du désert, qui défigure Port-au-Prince en chaudron où les assauts répétés des contestataires vont faire éclater la poudre. Demain est un baril d’explosifs ; mais hier ne fut qu’un vécu déjà connu de harcèlements, de manifestations, de combats aux longs couteaux. Le temps de la bataille électorale va s’achever. Il ne succèdera pas à l’avenir d’espoirs dans ces conditions. Alors qu’il y a tant de défis à surmonter, tant d’écuries à nettoyer et tant de ressources destructrices à canaliser. Partisans de PHTK, tribus de jouisseurs, d’un côté ; de l’autre, bande de chacals fouillant la terre où peuplent les morts des années 80, sont face au même devoir patriotique, de reconstruire un pays de misère où s’épanouissent les criminels de concussions, les assassins en toute impunité, les millionnaires méprisants qui cultivent la haine des pauvres hères abandonnés à leur vie de gueux. De ce contraste émergera un pouvoir fragile, vulnérable qui s’éclipsera à la moindre secousse, aura des accès de fièvre à la moindre fissure. Alors le peuple révolutionnaire surgira pour châtier ses ennemis et ses anciens bourreaux !
Jacques NESI