Devons-nous redouter un retour en force des duvaliéristes sur la scène politique nationale?

Entrevue de Me Théodore Achille à Robert Lodimus, - Septembre 1997

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Le Parti haïtien Tèt kale (PHTK) n’apparaît-il pas de plus en plus comme un « Jean le Baptiste » du système duvaliérien? De gauche à droite François Nicolas, Michel Martelly et Jean-Claude Duvalier

(5ème et dernière partie)

Dans une situation de dictature politique, le comportement du peuple doit faire l’objet de questionnement rationnel et d’analyse pointilleuse. C’est lui qui est toujours prêt à participer aux mascarades électorales qui légitiment les tyrans, ou qui leur ouvrent par la fraude les portes de l’exercice du pouvoir politique. Certes, il le fait par ignorance ou pusillanimité. Mais qu’importe! François et Jean-Claude Duvalier pouvaient-ils rester durant 29 ans au pouvoir sans une certaine forme de connivence entretenue indirectement avec la volonté populaire? Cette « complicité inconsciente » s’appelle l’«immobilisme ».  Papa Doc a fait exécuter publiquement des compatriotes en plein jour. On se souvient de Drouin et de Numa. Des 19 officiers. Des vêpres jérémiennes. Du massacre de Cazale, le 26 avril 1963. Après le spectacle horrifiant, la population n’est-elle pas retournée la tête baissée, comme des moutons, dans ses enclos d’humiliation? Comment quelques individus peuvent-ils arriver à prendre en otage des millions de citoyennes et  de citoyens? « La liberté existe toujours, il suffit d’en payer le prix », nous apprend Henry de Montherlant. Et moi, j’y ajouterai : « La Liberté se mesure à l’aune du courage. » Les peuples sont aussi les artisans de leurs malheurs. Les êtres humains sont nés avec une conscience qui leur permet de distinguer le « Bien » du « Mal ». On rit dans la joie. On pleure dans la souffrance. On se révolte dans la maltraitance sociale, la flagellation économique et la brutalité politique.

Dans la cinquième et dernière partie de l’entrevue, nous avons demandé à Me Théodore Achille de nous parler de M. Jean-Claude Duvalier  et des lavalassiens. D’ailleurs, il était justement en train d’achever un ouvrage sur le discours sociopolitique de M. Jean-Bertrand Aristide. Notre interlocuteur n’a pas élevé le lavalassisme au niveau du duvaliérisme. Il l’appelle même un « Rien ».

Des membres du parti duvaliériste Patrayil ont rencontré Jovenel Moise du PHTK. De gauche à droite François Nicolas Duvalier, Jovenel Moise, Louis Gonzague Edner Day et l’ancien Colonel Joseph Dominique Baguidy

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Robert Lodimus :

– Nous ne connaissons pas Jean-Claude Duvalier de l’intérieur. Mais plutôt de l’extérieur. Les rumeurs nous le présentent toujours comme  un lourdaud, un individu avec un bas quotient intellectuel. Vous qui l’avez côtoyé longtemps, quel homme il est, Jean-Claude Duvalier?

Me Théodore Achille :

– Bon, je tenterai l’exercice. Ce que je dirai de prime abord de Jean-Claude Duvalier en tant qu’individu, c’est un homme que j’ai fréquenté, et chez qui je n’ai trouvé aucune haine. Aucun ressentiment. Et je crois que c’est là une des grandes qualités que devrait posséder tout chef d’État haïtien pour éviter le recours aux abus, pour éviter le recours à la violence. Quand on est habité par le ressentiment, par la haine, par l’envie, je ne crois pas que l’on répond à l’idéal type pour diriger le pays haïtien. Autrement, loin de chercher un consensus, le chef divise la société, et on arrive aux extrémismes que nous vivons. À côté de cela, que dirais-je de Jean-Claude Duvalier? Pour moi, c’était un homme enclin aux compromis. Il croyait en la possibilité de répondre à toutes les exigences dans un souci de plaire. Conséquemment, pour moi, il lui a manqué le sens de l’arbitrage entre les groupes en interaction dans l’environnement intrasociétal.

– Manquement au niveau du sens de l’arbitrage, éclaircissez pour nous. Soyez plus clair, plus explicite.

– Faire plus clair… L’homme ne croyait pas dans le recours à la force pour endiguer les pressions. Je pense que Jean-Claude Duvalier était à l’écoute des uns et des autres. En qualité d’êtres humains, j’ai des limites, vous avez des limites, nous en avons tous. Jean-Claude Duvalier était conscient des siennes. Il savait prendre conseils des uns et des autres. Il écoutait longtemps sans parler. On ne pouvait pas toujours savoir ce qu’il pensait. Mais systématiquement, prenant conscience de ses limites, il avait toujours la tendance à se référer aux capacités intellectuelles de ses collaborateurs. Certains étaient-ils toujours à la hauteur? C’est une autre question. Cependant, il est évident qu’un chef puisse prouver à ses collaborateurs la grande confiance qu’il place en eux.

– Vous nous présentez Jean-Claude Duvalier comme un antiviolent, pas même un non-violent…!

– Ah, je n’ai trouvé aucune violence chez Jean-Claude Duvalier. Et comme vous avez toujours tendance, on a toujours tendance à faire des comparaisons, dire que Jean-Claude Duvalier a dirigé avec violence et dans la terreur, cela me paraît un peu douteux.

– Êtes-vous conscient qu’il y avait un degré de violence élevé qui était exercé sous son régime politique?

– À quel niveau?

– Arrestations, bastonnades, tortures dans les prisons. Fort-Dimanche, par exemple, les Casernes Dessalines…

– Moi, je ne peux répondre que de ce que je sais, de ce que j’ai vécu. Quand vous me demandez cet entretien, et que je le donne, je crois que vous cherchez chez moi un témoignage. Et si je dois témoigner, je dois le faire dans le sens de la vérité. J’ai passé un temps au gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Dans la période allant de 1980 à 1984, une période pendant laquelle le gouvernement a pris des initiatives bien particulières dans le domaine politique, où je sais que dans le gouvernement, il y avait des individus qui avaient le sens des réformes, qui n’avaient aucune tendance particulière à abuser de la force de l’autorité, et qui ont tempéré bien des fois certains gestes qui pouvaient être regrettables de la part d’autres. C’est ce que je dirais de manière publique. Par contre, ce que je dirais pour l’avoir vécu quand j’étais au gouvernement, c’est la mort de trois jeunes gens aux Gonaïves.

– Nous allions en parler…

– Non, non! je vous le dis une fois pour toutes. Je parle de choses que j’ai vues et que j’ai vécues. Je n’ai pas vécu autres choses à ce titre-là.

– Il y a aussi les cas de journalistes qui sont morts en prison.

– Au moment où je vous parle, je ne pense pas qu’on n’ait jamais tiré le clair sur les conditions dans lesquelles ces enfants ont trouvé la mort. Toujours est-il, comme c’était une manifestation de rue contre le gouvernement, je comprends très bien qu’on affuble le gouvernement de la responsabilité. Donc, voilà quelque chose de concret que j’ai vécu. À l’époque, comme j’étais ministre intérimaire à l’Éducation nationale, j’ai fait la démarche de politesse et de forme qu’il fallait tant au nom du gouvernement qu’en mon nom personnel.

– Des analystes politiques ont tendance à faire croire que c’est la présence des Bennett dans les circuits du pouvoir politique qui a entraîné l’éviction du gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Êtes-vous d’accord avec cette thèse?

– C’est une thèse que je ne partage pas.

– Mais que vous entendez souvent…

– Oui, mais elle n’est pas argumentative… On  répète des choses. Moi, j’étais au gouvernement, auprès de Jean-Claude Duvalier, nous prenions des décisions que l’on pensait opportunes. M. Bennett n’a jamais été présent au niveau des décisions gouvernementales.

– Sa fille l’a été?

– Vous m’avez parlé  de M. Bennett. Que M. Bennett, homme d’affaires, ait voulu jouer le rôle d’un représentant de groupes de pression au gouvernement, de manière diffuse, c’est autre chose. Mais M. Bennett n’a jamais eu de responsabilité à prendre. Et il n’était pas, en ce qui me concerne, un type avec qui je partageais quoi que ce soit. Je ne suis pas du tout…

De gauche à droite Albert Pierre, Gracia Jacques, Panestecker Laroche, Roger Lafontant, Jean Claude et Michèle Bennett Duvalier et Carl Michel Nicolas

– Je parle des Bennett…

– Des Bennett, cela veut dire quoi?

– Père, filles, fils…

– Comme je vous dis, je pense qu’il n’y a pas d’arguments dans ce que l’on dit. Je suis prêt à répondre argumentativement à des arguments. Que les Bennett aient joué un rôle diffus auprès de Jean-Claude Duvalier, c’est de la coterie familiale!

– Vous rejetez cette thèse…?

– J’ai dit que cette une coterie familiale. Mais ne ramenez pas la coterie familiale à ce que j’appelle les responsabilités importantes prises par le gouvernement.

– À votre avis, quelles sont les véritables raisons de l’éviction du régime politique jean-claudien?

– De manière très directe, je répondrais : à la fin des années 1985, début 1986, Jean-Claude Duvalier a perdu totalement le savoir faire nécessaire pour s’imposer comme chef d’État. Donc, il perd le pouvoir. Il démissionne. Il n’est pas renversé. Il démissionne et part. Sous la pression populaire. Sous la pression, je pourrais dire de certaines ambassades. Sous la pression de collaborateurs immédiats qui avaient gagné les rangs de l’opposition. En fait, il y avait tout autour de Jean-Claude un complot diffus.

– Le 3 juillet 1974, soit 3 ans après son accession au pouvoir, M. Jean-Claude Duvalier a adressé un message à l’occasion du jour de la presse. Il a déclaré ceci, et nous citons : « Représentants de la presse, plus que témoins et citoyens du monde, vous êtes solitaires dans le silence de vos laboratoires d’articles, de programmes radiodiffusés et télévisés. Ce silence qui retrempe votre réflexion et votre volonté de faire renaître la solidarité et la justice propre à donner un sens à la vie. Il est réconfortant que vos propos n’aient pas eu la haine stérile pour sujets et les sentiments inhumains aient été les seuls que vous n’avez jamais éprouvés, parce que par vocation, vous croyez au renouvellement des valeurs spirituelles. Vous avez en partage la confiance en l’homme et que vous participez quotidiennement à la renaissance continue de la patrie commune. » Pourtant, deux ans après ce discours élogieux à l’endroit de la presse haïtienne, Gasner Raymond, journaliste au Petit Samedi Soir est assassiné froidement. Ézéchiel Abellard mourra dans les cachots de Fort-Dimanche. Et plus tard, en 1980, 28 novembre 1980, toute la presse est bâillonnée. Des journalistes arrêtés et exilés en compagnie de leaders politique et de chefs syndicalistes. Votre régime politique, c’est-à-dire le régime politique auquel vous avez appartenu et la presse n’ont jamais fait bon ménage. Y a-t-il une explication à cela?

– D’abord, je vais respecter la chronologie. Vous parlez des événements qui ont lieu en 1974. Entre 1974 et 1979, je n’étais pas membre du gouvernement. Je suis arrivé dans les années 1979. Fin 1979 et début 1980, suite aux événements de Saint-Jean Bosco. Les événements auxquels vous faites allusion me sont antérieurs.

– Antérieurs, certes. Mais pas étrangers!

– Pas du tout étrangers, puisque j’étais un citoyen vivant une réalité politique. Ensuite, quand je suis renté au gouvernement, début 1980, il y a eu la sortie de plusieurs membres de la presse qui sont partis en exil. Ça, c’est vrai… J’ai connu ce moment précis. Que vous dirais-je de ce que j’ai vécu? Ce n’est point que je veuille passer par la tangente!

– Vous absoudre…

– Non, je n’ai pas à m’absoudre. Je n’ai pas été condamné, je n’ai pas à m’absoudre. Je n’ai pas de condamnation en ce qui concerne cette affaire. Il faut bien comprendre que dans un gouvernement, il y a des champs de compétences. Il y a des secteurs. Ce qui se passe au niveau du ministère des Finances ne me concerne pas. Ce n’est pas moi qui mène le ministère des Finances, le ministère de l’Intérieur, ou tout autre ministère.

– Les décisions sont discutées et adoptées par le conseil des ministres.

– Ce ne sont pas des décisions qui sont discutées le plus souvent ni en réunion ministérielle, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Ce sont des décisions qui sont prises en petit comité, en comité restreint au niveau d’un gouvernement. Quand les États-Unis doivent lever les troupes et se rendent à Panama ou à Grenade, c’est en petit comité que le président et quelques membres se réunissent et le font. C’est à peu près la même chose. Il est vrai que j’ai vécu de près aussi les rapports de la presse et du gouvernement auquel j’ai participé. Sous Jean-Claude Duvalier, Il y a un moment où la presse a joui d’un peu plus de liberté. Ensuite, il y a eu un serrement de la part du pouvoir, face aux dires des journalistes parlés, particulièrement. Je n’étais pas encore au gouvernement. Néanmoins, qu’est-ce que je remarquais? Jean-Claude Duvalier était entouré de représentants de la presse écrite et orale dans ses sorties à travers le pays. Les images sont encore prégnantes qui montreraient certains journalistes à côté de Jean-Claude Duvalier, le questionnant ouvertement; et lui, il faisait état et rapport de ce qui se passait dans son gouvernement. Vous savez que chez nous, les choses s’en allaient ainsi… Quand il a commencé la mise en place souterraine de ce que l’on appelle aujourd’hui la société civile, une houle de contestations commence à se faire. On note chez certains journalistes de la presse écrite ou de la presse parlée, la tendance à appeler les citoyens à la désobéissance civile. Je crois qu’il y a eu de la part de certains ministres de l’Intérieur des rencontres pour demander à ces représentants de la presse écrite et orale de mettre quand même un bémol… À peu près en ces termes : « Vous ne pouvez pas appeler à la désobéissance civile. » À l’époque, un journal comme le Petit Samedi Soir n’était pas ce que j’appellerais un journal de fond, mais dénonçait. La radio nationale du gouvernement, elle-même, dénonçait. Radio Haïti Inter dénonçait. Radio Soleil dénonçait. Mais il y a une dénonciation que le gouvernement peut tolérer, et une autre qu’il ne tolère pas. À quel niveau faut-il prendre une mesure stricte contre la presse? À quel moment il ne faut pas le faire? Il y va de la responsabilité des gens qui sont chargés d’en décider. Il y a eu donc des moments où la presse écrite comme la presse orale avaient la faveur du gouvernement. Et il y a eu un autre où l’on notait une escalade au niveau de la presse orale que le gouvernement ait estimé intolérable. Lorsque Radio Soleil en appelait à la désobéissance civile, demandait aux citoyens de  ne pas payer leurs taxes, de faire un tas de choses de ce genre, ceci était inadmissible. Bien sûr, il y a eu des actes de vandalisme à Radio Soleil, par exemple. Si moi, j’étais les ministres responsables, j’aurais désapprouvé. J’aurais passé par la voie des tribunaux ou de la justice pour enlever tout simplement l’antenne à Radio Soleil. Pour une raison bien simple : la loi indique la vocation de  Radio Soleil. C’était une radio d’éducation, mais pas une radio politique. Pas une radio commerciale. Donc, il y a une typologie des radios fixée par la loi. De plus, Radio Soleil se trouvait dans le cas où il n’y avait pas de renouvellement de son droit d’antenne. Ce qui permettait de par la loi sur la presse de dire : « On ferme Radio Soleil de juste raison. » Donc, il y a un choix, je pourrais dire, de la violence politique qu’exercent certains, que d’autres ne font pas. À chacun ses responsabilités au niveau de ce qui a été constaté.

– Avez-vous déjà participé à des séances de tortures de prisonniers  politiques, lorsque vous faisiez partie du gouvernement?

– Vous me faites injure, et je ne veux pas répondre à cette question.

– Parlez-nous brièvement du dernier discours de Jean-Claude Duvalier? Vous l’avez écouté comme tout le monde…

– Quel discours?

– Celui d’avril dernier, d’avril 1997…

– Je ne l’ai jamais entendu, on m’en a fait écho.

– M. Théodore Achille, vous êtes en train d’écrire un livre sur l’ex-président Jean-Bertrand Aristide. Un ouvrage pour révéler quoi exactement?

– Je ne sais pas qui vous a vendu la mèche. Jean Bertrand Aristide est un leader politique prépondérant en Haïti. Je pense qu’il ait été, et il sera un homme de parole. Mais entendons-nous bien! C’est un homme qui se sert de la parole comme arme politique. Je n’ai pas dit qu’il est un homme de parole.

– C’est-à-dire, quelqu’un qui respecte ce qu’il dit.

– C’est différent… Il faut étudier les personnages politiques dans ce qu’ils disent et dans ce qu’ils font. Je ne suis pas là pour dire qu’Aristide est un tortionnaire. Je ne suis pas là pour dire qu’Aristide est un prévaricateur, qu’il est le représentant de Satan. Non, non, non! C’est une manière dévoyée de faire de la politique. Aristide est un homme politique. Il a été un leader politique. Un président. Etc. Étudions-le dans ses dires et dans ses faires. Ce qui m’a intéressé particulièrement dans le personnage, c’est de voir comment un individu qui est parti de rien, qui n’est pas membre de l’élite politique, qui n’est pas membre d’un parti politique, qui n’avait jamais été dans la vie civile, apparaît soudain, prend un champ politique énorme, avec ce que l’on pourrait appeler la « dictature de sa voix ». Alors là, puisque Aristide n’est devenu ce qu’il est que par la parole, moi, j’ai été très intéressé à voir de plus près le contenu de son discours. Il est toujours bon d’étudier les hommes politiques à partir de leurs premiers écrits. Quand on étudie Mussolini, quand on étudie Hitler, Duvalier, Atatürk, Clinton, allez voir ce qu’ils ont dit dès le début de leur campagne. Et voyez ensuite s’il y a équation entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font. C’est cette même démarche que j’ai faite dans le cas de Jean-Bertrand Aristide. J’ai trouvé très intéressant de regarder de plus près l’un de ces discours que les gens ignorent ou font semblant d’ignorer et qui s’appelle « Les 100 versets de déchouquage ». On trouve dans ce livre, d’après moi, toute la pédagogie politique d’Aristide déjà en filigrane.

– …Qui consiste en quoi?

– Aristide est un type qui emploie ce qu’on appelle le discours conflictuel, dont la stratégie est de « mettre K.-O. » l’adversaire. Il dénonce automatiquement, il vilipende, l’indique comme le méchant, le caricature, et fait porter contre l’adversaire toutes les insatisfactions. Dans Les 100 versets de déchouquage, Aristide a la technique de recourir à ce que l’on appelle le discours rapporté pour faire passer ses idées politiques qui sont voilées sous la prêche. Il y a chez lui une stratégie discursive qui est extrêmement intéressante à comprendre. C’est cela ma démarche.

– Ce livre paraîtra quand?

– C’est un  travail plus ou moins achevé. Il est à la dimension du texte de « Les 100 versets du déchouquage ». Ce sera une contribution au niveau de la recherche sur le discours politique en Haïti.

– Depuis un certain temps, il existe un phénomène Lavalas en Haïti. Êtes-vous parvenu à appréhender le lavalassisme dans son sen le plus complet, dans toute son essence? Lavalas représente quoi à vos yeux?

Rien!

– Ce « rien » a-t-il une explication?

– Quand j’ai dit « rien », il faut que l’on se comprenne. Nous avons parlé du duvaliérisme, n’est-ce pas? Et nous l’avons étudié d’un point de vue doctrinal, d’un point de vue idéologique, d’un point de vue de système politique. Peut-on parler de Lavalas d’un point de vue doctrinal, d’un point de vue idéologique, d’un point de vue de système politique? Non!

– Pourquoi ne peut-on pas le faire?

– Ce n’est pas une doctrine que l’on puisse retrouver au niveau des documents. Ce n’est pas une idéologie. Il n’existe pas un idéologue du mouvement lavalas. C’est un mouvement hétéroclite pour une prise de pouvoir. En ce sens, j’ajoute que c’est « rien » et c’est « tout » en même temps. « Rien » dans la mesure que ce n’est pas une doctrine, une idéologie, un système politique. Par contre, c’est « tout », dans la mesure où ça a été une vague amenant Jean-Bertrand Aristide à la présidence de la république et qui se dit être le représentant du mouvement lavalas.

– C’est donc pour vous un mouvement sans vision sociale.

– Oui, c’est un mouvement sans vision sociale.

– En écoutant les nouvelles sur les pratiques politiques des dirigeants lavalassiens, comment opinez-vous? Selon vous, le pays est-il sur la bonne voie en matière de démocratie?

– Vous m’avez parlé tout à l’heure de ce qu’il fallait entendre par démocratie. N’oublions pas que la presse internationale répète de manière continue qu’on a réinstauré la « démocratie » en Haïti. Pour la réinstaurer, il faut savoir quand et à quel moment elle était en vigueur.  Faisons référence à ce que l’on appelle vulgairement la dictature de Duvalier. C’est comme si l’on passait de la dictature de Duvalier à la restauration de la démocratie,  à la restauration de la république : soit la quatrième ou la cinquième république. Soyons sérieux! Ne confondons pas les choses. On peut sortir d’une dictature, si vous voulez, pour passer par une phase transitoire de la démocratie. Mais que constatons-nous? Depuis 1986, la société haïtienne vit une crise politique dans laquelle on n’en est pas encore sorti. Il ne faut pas oublier qu’au lendemain de 1986, les principaux acteurs politiques de l’environnement sociétal, y compris l’église catholique qui faisait circuler ce que l’on appelle la charte fondamentale pour le passage d’une société démocratique selon la doctrine et l’expérience de l’église. Tous ces acteurs politiques tentent d’organiser le pouvoir autour d’une nouvelle constitution. On sait dans quelles conditions celle-ci fut élaborée. En général, les constituants regroupaient des gens qui étaient des opposants au gouvernement déchu. Les observateurs étrangers ignoraient les tentatives de modernisation de l’État haïtien, –  je ne parle pas de modernité –, j’ai dit la presse internationale ignorait les tentatives de démocratisation… Sous Jean-Claude Duvalier, on n’est pas dans le système démocratique, comme on voudrait le croire. Mais, il y avait des tentatives de démocratisation de l’État.

– Me Théodore Achille, envisagez-vous un avenir politique en Haïti?

Il m’est très difficile de répondre à une question pareille. Quand j’étais plus jeune, j’ai fait ma part. Il arrive aujourd’hui à d’autres de montrer qu’ils sont capables de faire un peu plus. Vous savez ce vieux proverbe au Québec qui dit : « Quand je me compare, je me console aujourd’hui. » C’est comme cela que je vois les choses.

– Ce n’est pas quelque chose qui vous préoccupe. Pourrais-je ajouter : pour le moment?

– L’avenir politique? Je ne maitrise pas le temps. Je n’ai pas la maitrise de sa durée. Je ne vais pas augurer de choses qui  ne sont pas devant moi.

– Du duvaliérisme, en reste-t-il grand-chose aujourd’hui?

– Vous me posez une question présentant beaucoup d’intérêts. Le duvaliérisme a certainement des réseaux très forts dans le pays. Je crois que tout un chacun essaie de jouer dans les réseaux pour s’en accaparer. Il est tout à fait normal que le RDNP, un parti de rassemblement, aille chercher les duvaliéristes à droite et à gauche. Je pense qu’Aristide le fait de son côté. Il faudrait ne pas être intelligent en politique pour ne pas essayer d’aller chercher les réseaux du duvaliérisme. En fait, ce que l’on voit, tous les partis et les tendances différentes savent très bien où et en quoi les duvaliéristes peuvent leur être utiles. Mais ils leur diront : « Écoutez-moi, restez sur la touche. » Ce sont des « affreux » à bien des égards pour eux. Mais ils en bénéficient de leurs réseaux.

– Si vous parlez de réseaux, c’est dire que ce mouvement a éclaté.

– Non, non! J’ai dit qu’il y a des réseaux duvaliéristes. Pour répondre un peu plus directement à votre question, le duvaliérisme peut trouver un de ses représentants capable de regrouper tout le monde, afin d’en faire une famille politique, tout en améliorant la perspective politique. C’est la première chose que devraient faire les duvaliéristes. S’ils ne le font pas, ils sont appelés à disparaître comme une « nébuleuse » dans le vide, parce qu’ils n’auront rien fait. Troisième solution pour eux, c’est tout simplement s’associer, chacun selon ses tendances, aux partis qui sont sur le terrain. Est-ce que les partis politiques ont une importance réelle? Est-ce qu’ils jouent le rôle pour lequel ils ont été créés? Est-ce que c’est au travers des partis politiques qu’on peut conquérir le pouvoir? Je ne sais pas.

– Pour terminer Me Théodore Achille, avez-vous des regrets de votre passé de membre actif dans le gouvernement des Duvalier?

– Ah, aucun! Je ne me considère pas membre des gouvernements des Duvalier. Le gouvernement haïtien n’est pas la chose des Duvalier. Comme le gouvernement haïtien n’est pas la chose de M. Lesly Manigat président, de M. Aristide président. Non, c’est une mauvaise manière de voir les choses! Manigat ne dirait jamais : « Mon gouvernement ». Comme pour dire : « Je vous donne une part de mon gouvernement. » Le gouvernement, c’est un partage de responsabilités. Ce n’est pas un partage de patrimoine. Je n’ai aucun regret d’avoir participé au gouvernement de mon pays.

– Merci Me Théodore Achille!

Ci-dessus, de gauche à droite Albert Pierre, Frantz Merceron et Roger Lafontant.
Ci-dessous, Jean-Marie Chanoine, Jean-Robert Estimé et Théodore Achille

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Conclusion

Me Théodore Achille et moi avons quitté le studio d’enregistrement aux environs de 14 heures. La pluie a cessé de tomber. J’ai rangé soigneusement mon parapluie dans mon sac. M. Théodore Achille en fait autant. Il est venu en autobus comme moi à la rue Saint-Laurent. Nous avons passé quelque trente minutes à l’arrêt de l’autobus. Et la conversation n’a pas tari. On dirait que l’entrevue s’est achevée trop vite. M. Théodore Achille avait encore beaucoup de choses à me raconter. Il m’a avoué finalement que Jean-Claude Duvalier était beaucoup plus intéressé par ses jouets électroniques que par ce qui se passait autour de lui, par ce qui se passait dans le pays. M. Théodore Achille descend de l’autobus à l’angle des rues Jean-Talon et Saint-Laurent. Moi, j’ai continué jusqu’à la station de métro la plus proche. L’air du Canada lui va très bien. Il paraît en pleine forme et en bonne santé. À part, peut-être, quelques petites complications apportées par le poids de l’âge.

Depuis 1986, la chorale Duvalier-Bennett a arrêté de chanter à Port-au-Prince. Mais la lutte sociale n’a pas évolué pour autant en Haïti. Jusqu’à présent, aucun signe ne laisse prévoir un changement de rythme dans ce climat de stagnation sociétale. Le développement négatif de la situation socioéconomique des masses fait même craindre le pire. Me Théodore Achille est on ne peut plus clair : chaque duvaliériste qui a joué un rôle important dans les circuits du pouvoir doit prendre ses responsabilités devant l’histoire. Devant la Nation haïtienne pour tout le mal qui leur est reproché à tort ou à raison. Le pardon ne peut pas arriver sans un sincère mea culpa. Sans confession, pas d’absolution. « Vraiment les nègres sont d’une drôle de race. Irréductibles, secrets et têtus, les souffrances les ont coulés dans du métal. Il y a sous leur nonchalance apparente quelque chose qui ne faiblit pas et qui s’allume quand on croit que tout est mort en eux. Le nègre est puissant. La souffrance le rend calme et puissant. Quand la vie donne un mauvais coup, jette un madichon, il y a de la lutte de l’homme qui crée un choc en retour, qui renverse le maléfice, recommence ce qui est brisé [1]. »

Très souvent, je prends plaisir à relire certains passages du grand ouvrage de Maurice Joly : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Le livre est préfacé, comme vous le savez bien, par Jean François Revel, l’auteur de « Ni Marx ni Jésus ». Au seizième dialogue, Montesquieu dit à Machiavel : « Un des points saillants de votre politique, c’est l’anéantissement des parties et la destruction des forces collectives. Vous n’avez point failli à ce programme. Cependant, je vois encore autour de vous des choses auxquelles vous n’avez point touché. Ainsi, vous n’avez encore porté la main ni sur le clergé, ni sur l’université, ni sur le barreau, ni sur les milices nationales, ni sur les corporations commerciales. Il me semble cependant qu’il y a là plus d’un élément dangereux. »

En ce sens, nous pouvons dire nous-mêmes que l’élève a dépassé le maître. François Duvalier est allé plus loin que le machiavélisme le lui a enseigné. François Duvalier a assassiné des citoyens appartenant à toutes les couches de la société haïtienne : professeurs, étudiants, journalistes, écrivains, prêtres, avocats, médecins, militaires, artistes, paysans, citadins, agriculteurs, éleveurs, commerçants, etc.  Nous vous citons toujours dans « Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu » ces paroles de Machiavel, et vous comprendrez vous-mêmes à quelle école politique sont formés François et Jean-Claude. Nicolas Machiavel, l’auteur du célèbre Le Prince, déclare : « Sans doute, vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle était de m’appuyer sur le peuple. Quoique je porte une couronne, mon but réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs qu’il m’a légués, moi seul en définitive, suis son véritable mandataire. Ce que je veux, il le veut. Ce que je fais, il le fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections ne puisse pas substituer leur influence à celle dont je suis la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d’autres moyens encore de paralyser leurs efforts? Il faut que vous sachiez  par exemple, que la loi qui interdit les réunions s’appliquera naturellement à faire ce qui pourrait être formé en vue des élections. De cette manière, les parties ne pourront ni se concerter ni s’entendre. » Montesquieu dit plus loin à Machiavel : « Vous avez tué la société. Maintenant vous tuez l’homme. Plût à Dieu que vos paroles retentissent jusque sur la terre. Jamais réputation plus éclatante de vos propres doctrines n’aurait frappé des oreilles humaines. »

Le duvaliérisme, c’est tout ce que nous avons cité. Personne ne peut nier qu’il est effectivement à la fois, – comme l’a si bien expliqué Me Théodore Achille –, une idéologie, une doctrine et un système. Il serait important  d’arriver à comprendre le fonctionnement des mécanismes qui lui ont permis de perdurer dans le temps et dans l’espace. 29 ans de pouvoir absolu, zombification des masses rurales et urbaines, aliénation des libertés et des droits individuels, tout cela mérite vraiment  un débat rationnel, théorique, scientifique. Le duvaliérisme a-t-il encore un quelconque avenir politique en Haïti? Le Parti haïtien Tèt kale (PHTK) n’apparaît-il pas de plus en plus comme  un « Jean le Baptiste » du système duvaliérien? « Celui qui vient après moi est plus grand que moi. », disait le Prophète.  La propulsion graduelle de Nicolas François Duvalier par le moteur puissant de la communauté internationale sur la scène politique, à notre humble avis, pourrait bien réserver une surprise désagréable aux Haïtiens de l’intérieur et de la diaspora! Les Écritures [2] nous disent : « Ton œil est la lampe de ton corps. Lorsque ton œil est en bon état, tout ton corps est éclairé; mais lorsque ton œil est en mauvais état, ton corps est dans les ténèbres. » Que peut-on attendre d’une opposition politique aveugle, enténébrée, incompétente, affairiste, noyée dans l’incurie intellectuelle, comme celle qui rassemble les André Michel, Schiller Louidor, Moïse Jean-Charles, Maryse Narcisse, Dunois Éric Cantave, Jean André Victor, Edmonde Supplice Beauzile, Victor Benoît… ? L’arbre stérile du duvaliérisme ne pourra jamais être abattu sans l’émergence d’un mouvement radical, inébranlable de « Révolution » sur le territoire national.
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[1] Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil, Les Éditions Gallimard, page 134.

[2]  La Sainte Bible, Luc 11 :34.

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