De Jamaïque à Trinidad et Haïti, mission impossible pour la CARICOM (4)

(4ème partie)

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Les anciens Premiers ministres de gauche à droite : Perry Christie des Bahamas, Bruce Golding de la Jamaïque et Kenny Anthony de Sainte-Lucie

Profitant du ratage dans la mise en place des entretiens, les oppositions à Ariel Henry ont fait monter la pression et les enchères sur les Commissaires de la CARICOM, pendant que l’ancien Premier ministre Kenny Anthony, qui coordonne la mission à Port-au-Prince, était en entrevue avec le Premier ministre haïtien à sa Résidence officielle à Musseau.

« Le Premier ministre Ariel Henry rencontre actuellement à la Résidence officielle les éminentes personnalités mandatées par la CARICOM dans la perspective de parvenir à un Accord entre les différents acteurs politiques », lisait-on sur le compte X (ex-Twitter) de la Primature.

Dr Claude Joseph, l’ancien Premier ministre de Jovenel Moïse et pendant un laps de temps chef de la Transition après l’assassinat du chef de l’Etat, et depuis chef du Parti Les Engagés Pour le Développement (EDE), tirait à boulet rouge sur son successeur à la Primature. Dans un communiqué daté du lundi 4 septembre EDE déclarait:

« Face à cette insécurité humaine et cette violence quotidienne aveugle, le gouvernement dirigé par Ariel Henry auquel incombe la responsabilité principale de protéger les Haïtiens s’est signalé par son inaction, son indifférence, son incompétence et son cynisme. 

Il s’est aussi et tristement distingué par son désir de demeurer à tout prix au pouvoir alors que la crise politique, économique, humanitaire et sociale qui prévaut actuellement dans le pays devient plus aiguë et ne fait que s’accentuer. Devant ce constat d’échec, le Parti Politique EDE ne peut que réitérer sa position en appelant et en exigeant la démission de Ariel Henry ainsi que celle de son gouvernement.

EDE croit que cette démission qui doit être appréhendée comme la conséquence politique directe de l’incompétence et de l’insouciance de Monsieur Ariel Henry a le potentiel de créer l’atmosphère politique nécessaire à la mise en place d’un Gouvernement d’unité nationale dans une perspective de refondation de la gouvernance intérimaire. Demeurant attaché à un Exécutif bicéphale, EDE propose de transformer le Haut Conseil de la Transition en un Conseil présidentiel de la Transition dirigé par un Président exerçant les prérogatives présidentielles.» 

Mais, l’ancien chef de la diplomatie de Jovenel Moïse n’était pas le seul à monter au créneau et à profiter de la présence des Emissaires de la CARICOM dans la capitale haïtienne pour décrier le gouvernement de Transition et son chef. Le Collectif du 30 janvier dans lequel on trouve, comme son nom l’indique, un certain nombre de formations politiques comme : MOPOD, L’OPL, GREH, Unir-Haïti, PHTK, LAPEH, Pitit Dessalines, toutes passées dans l’opposition à Ariel Henry, ont suivi l’exemple des signataires de la Déclaration conjointe de la Jamaïque et ont fait sortir ce même 4 septembre 2023 une Note de presse dans laquelle ils ont réclamé clairement la démission du Premier ministre de la Transition en mettant en avant son incapacité à résoudre la crise. Selon les membres du Collectif 30 janvier, il ne fait aucun doute, Ariel Henry ne peut faire partie de la solution, car il est un élément du problème. D’après eux, le Premier ministre n’est plus dans le coup.

« Le gouvernement de facto actuel est dirigé par un Premier ministre des plus impopulaire, illégitime, incompétent qui, par son indifférence vis-à-vis du sort des déplacés internes, par son incapacité à garantir la sécurité des vies et des biens sur le territoire, devient partie intégrante du problème au lieu de faire partie de la solution. Premier ministre de fait, Ariel Henry dirige le pays sur la base de l’Accord du 21 décembre 2022 qui sera frappé de caducité au 7 février 2024, date fixée dans l’article 20 dudit Accord pour transmettre le pouvoir à un Gouvernement élu. Le Premier Ministre/Président Ariel Henry excelle dans l’art du faire-semblant et ne respecte jamais les engagements auxquels il souscrit. Il a raté délibérément le rendez-vous électoral fixé en décembre 2022 dans le premier Accord du 11 septembre 2021. Il va rater un deuxième rendez-vous électoral fixé en décembre 2023 par l’Accord du 21 décembre 2022 qui est de plus en plus dénoncé par ses propres signataires. 

Dr Claude Joseph, l’ancien Premier ministre de Jovenel Moïse est actuellement le dirigeant du Parti Les Engagés Pour le Développement (EDE)

Nous recommandons aux éminentes personnalités de faire du projet de mise en place d’un nouveau pouvoir de Transition avec un Exécutif bicéphale une priorité nationale » soulignent les partis politiques membres du Collectif 30 janvier. Pour leur part, les membres de l’Accord de Montana ont signé, eux aussi, une Note de presse dans laquelle ils affirment que « Depuis l’assassinat du Président, les héritiers du coup d’État sanglant des 6 et 7 juillet, de connivence avec les tenants du soi-disant Accord du 21 décembre, exécutent un plan de génocide visant à dépeupler le pays. Un Secteur de la Communauté internationale et un groupe du Secteur des affaires dans le pays se font complices de tous les crimes contre l’humanité.» Mais, dans cette guéguerre, le chef de la Transition compte aussi ses fidèles et il peut compter sur eux pour défendre son pouvoir. Si Liné Balthazar et ses amis du Collectif aussi bien que les signataires de la Déclaration conjointe de la Jamaïque et les autres avaient décidé de faire mordre de la poussière à Ariel Henry devant les Envoyés spéciaux de la CARICOM, les partisans de celui-ci n’entendaient pas non plus leur faire de cadeau et étaient prêts à tout pour le soutenir.

Me André Michel, le fidèle parmi les fidèles, s’était précipité sur le Draft qu’avait préparé la CARICOM pour dire que le Premier ministre était prêt à partager le pouvoir avec les oppositions en acceptant les propositions des Emissaires qui ne parlaient pas de pouvoir Exécutif bicéphale. Selon Me André Michel, ils sont prêts à tout, sauf naturellement au partage de l’Exécutif sans oublier au passage de mettre en garde ceux qui demandent la démission de son ami et patron de la Primature et de la présidence haïtienne.

« Sur cette base, nous sommes prêts à faire les concessions et compromis nécessaires pour construire le climat d’apaisement social et politique nécessaire à la réussite de cette période intérimaire. De 11 Septembre 2021 à date, nous avons déjà fait beaucoup de concessions. Nous sommes prêts à élargir le HCT, revoir ses attributions, lui donner plus de marge de manœuvre, monter un CEP consensuel, engager les discussions pour un gouvernement d’Unité Nationale sous la direction du Premier ministre Ariel Henry, et j’en passe. 

Le Premier ministre, le chef du Pouvoir exécutif, a la mission de conduire le pays dans un processus électoral libre et honnête pour passer le pouvoir à des élus choisis par la population. Il accomplira cette mission. Le fait que le Premier ministre accepte de faire des compromis ne fait pas de lui un poltron. Faire un compromis n’est pas synonyme de faiblesse en politique. Je les invite encore une fois à prendre la voie du dialogue de bonne foi » précise Me André Michel.

Une position qui semble être curieusement partagée par le parti de l’ancien Président Jean-Bertrand Aristide qui se démarque de la position quasi-générale des forces d’opposition. Dans ce qui ressemble à un chant du cygne pour le Premier ministre, contre toute attente, Joël Vorbe, l’un des Responsables du parti Fanmi Lavalas signataire pourtant de la Déclaration conjointe de la Jamaïque, affirme être opposé à la démission du locataire de la Primature. Selon ce proche de l’ex-chef de l’Etat, son parti Fanmi Lavalas opte plutôt pour un partage du pouvoir avec Ariel Henry, en clair un Exécutif à deux têtes.

« Non, l’Organisation Fanmi Lavalas ne réclame pas de démission. 

Par contre, l’organisation exige du gouvernement le rétablissement de la sécurité sur tout le territoire national. Nous ne devons plus accepter ce climat de terreur. Il est inhumain de demander à des gens de vivre ce genre de traumatisme. C’est le gouvernement qui en a la responsabilité.

Après plus d’un an à attendre une aide étrangère qui ne viendra pas de si tôt, ils doivent prendre leur responsabilité face à la population, et s’ils n’en sont pas capables le moment est plus que jamais nécessaire de s’asseoir et de trouver le consensus minimal autour de la gouvernance en s’assurant de l’équilibre des pouvoirs. Il est inconcevable dans l’inapplicabilité de la Constitution que le gouvernement ayant à sa tête le Premier ministre, et le Conseil des ministres ayant à sa tête encore le Premier ministre jouent les deux rôles, chef du gouvernement et chef de l’Exécutif. La crise est trop grave pour vouloir diriger seul.

Nous avons suffisamment d’hommes et de femmes compétents pour nous accompagner dans cette sortie de crise » argumente ce dirigeant de fanmi Lavalas.

Joël Vorbe, l’un des Responsables du parti Fanmi Lavalas

Il n’y a pas que les partis SDP et Fanmi Lavalas qui tiennent à ce que Ariel Henry demeure chef de la Transition jusqu’au passage du pouvoir à des dirigeants élus. Ce sont tous les signataires de l’Accord du 21 décembre qui s’attachent à cet Exécutif unique (monocéphale). Le Mouvement National pour la Transparence (MNT), par le biais de son Président, ne dit pas autre chose que son collègue du SDP. Soutien sans faille du pouvoir, Jorchemy Jean-Baptiste croit que ceux qui demandent le départ de Ariel Henry ne veulent pas vraiment négocier. Lui aussi est pour l’élargissement et un partage du pouvoir. Tout est négociable, sauf l’Exécutif si l’on suit son raisonnement. « On a vu le document cadre et nous y sommes favorables. Préalablement, nous étions d’accord pour une révision des missions du HCT, un Gouvernement d’union nationale et la formation d’un CEP. On espère que les autres feront preuve de bonne foi. Le contexte flexibilité, transcendance et dépassement de soi, au profit de la patrie. Ceux qui exigent la démission du Premier ministre Henry ne veulent tout simplement pas une solution à la crise. 

Ils ne croient pas à une solution et adoptent une position irréaliste. Toutefois, je connais beaucoup de partenaires dans l’opposition qui sont animés de bonne foi. J’espère qu’ils vont manifester ces bonnes intentions pour parvenir à un consensus plus large », dit Jorchemy Jean-Baptiste. C’est aussi la position de l’ensemble de ses camarades de l’Accord du 21 décembre qui accusent les oppositions d’être responsables de la situation tout en disant appuyer le Premier ministre Ariel Henry et rejetant les demandes de démission du chef de la Transition qui arrivent de toute part « Le dialogue, le compromis et les élections sont les meilleures voies tracées pour arriver au pouvoir. Les autres acteurs politiques n’ont manifesté aucune volonté pour le dialogue.  Cette situation provoque le dysfonctionnement du pays et cela a de graves conséquences sur la population. Nous autres signataires de l’Accord du 21 décembre, face aux atrocités des criminels sur la population, face aux défis des forces de l’ordre, nous appuyons les efforts du gouvernement d’Ariel Henry pour lutter contre l’insécurité planifiée… », ont déclaré les signataires de l’Accord du 21 décembre dans une note envoyée dans les médias.

Positionnement confirmé deux jours plus tard par l’ancien Président de la Chambre des députés, Jean Tholbert Alexis et actuel Chef de cabinet du Ministre de la Jeunesse et des Sports en lançant « Le Premier ministre Ariel Henry ne démissionnera pas. La démission n’est pas la solution. Ceux qui réclament à cor et à cri le départ du Premier ministre font du dilatoire et veulent semer le chaos. » Finalement, le mercredi 6 septembre 2023, la fameuse rencontre a fini pas avoir lieu entre Kenny Anthony, Bruce Golding, Perry Christie et les oppositions. Les Emissaires avaient présenté de manière officielle l’ébauche du compromis qu’ils avaient imaginée. Mais, tout comme le clan du Premier ministre, les membres de l’Accord du  21décembre et Me André Michel du SDP en tête qui s’opposent à un Exécutif à deux têtes, l’ensemble de l’opposition à l’exception du parti Fanmi Lavalas comme on l’a évoqué plus haut a sollicité des modifications dans le texte et s’oppose unanimement à ce que Ariel Henry demeure à la Primature.

Jorchemy Jean-Baptiste

Les membres de la Délégation avaient compris qu’ils étaient dans l’impasse dans ces pourparlers avec les Haïtiens dans la mesure où les uns et les autres restent campés sur leur position initiale. Les radicaux qui soutiennent le pouvoir ne veulent pas lâcher leur Premier ministre tandis que ceux de la Déclaration conjointe de la Jamaïque et du Collectif du 30 janvier jouent à l’intransigeance en mettant même la CARICOM au pied du mur quand ils ont refusé une seconde rencontre le jeudi 7 septembre sans la présence de Ariel Henry dont ils demandent d’ailleurs, la démission. En exigeant la présence du Premier ministre pour la reprise des négociations, les oppositions voulaient signifier à celui-ci, devant les membres de la CARICOM, qu’il a échoué et qu’il était temps pour lui de céder la place. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Après la pression des Emissaires sur Ariel Henry, celui-ci avait fini par accepter de venir à la fameuse réunion plénière qui s’est tenue, finalement, le samedi 9 septembre 2023 où toutes les parties étaient présentes. En présence des trois ex-Premiers ministres Bruce Golding de la Jamaïque, Perry Christie des Bahamas et Kenny Anthony de Sainte-Lucie qui présidait la Délégation, les protagonistes haïtiens s’étaient répartis ainsi : pour le gouvernement de la Transition et de l’Accord du 21 décembre, Dr Ariel Henry, Me André Michel, l’ancien sénateur Sorel Jacinthe, et les ex-députés Abel Descollines et Antoine Rodon Bien-Aimé. Quant aux représentants des oppositions, ce sont l’ex-Premier ministre Dr Claude Joseph (EDE), Ted Saint-Dic (Accord (Montana), Maryse Narcisse  Fanmi Lavalas, Edgard Leblanc, (OPL), Stéphane Vincent (En Avant) et Emmanuel Menard (Force Louverturienne), tous sont signataires de la Déclaration conjointe de la Jamaïque. Cette rencontre, ce samedi 9 septembre 2023, a été une vraie foire d’empoigne entre les deux camps sous les yeux ébahis des « Eminentes Personnalités » de la CARICOM qui n’ont même pas pu faire respecter l’ordre du jour après deux heures de débat houleux, voire des invectives selon un témoin.

Conseillé sans doute par Me André Michel, le plus radical parmi ses conseillers, d’emblée, Ariel Henry avait déclaré « Je serai toujours présent dès qu’il s’agit de pays. Mais qu’aucune pression ne pourra me contraindre à participer aux discussions » tout en rejetant catégoriquement et fermement l’appel à démission des oppositions. Tout ce qu’a obtenu la Délégation des Haïtiens lors de cette plénière, c’est : la mise en place d’un cadre préparatoire en vue de poursuivre les discussions qui étaient prévues autour du 12 septembre 2023 à la nonciature apostolique qui avait au préalable donné son accord. Sauf que, à la surprise générale de tous, y compris des protagonistes de la crise et de la CARICOM, au dernier moment les responsables ecclésiastiques sont revenus sur leur accord et déclaraient que la nonciature n’était plus disponible. D’après les explications des uns et des autres, on s’est retrouvé dans un vrai cafouillage. Selon l’ancien député de Cerca-Carvajal, Antoine Rodon Bien-Aimé, un des responsables de l’Accord dit Compromis historique et soutien du Premier ministre Ariel Henry, « Le Nonce a dit que le local n’est pas disponible, c’est ce qu’on m’a rapporté. C’est le gouvernement haïtien qui avait la responsabilité de planifier la réservation de l’espace de la nonciature apostolique ».

Tandis que, à en croire Sorel Jacinthe, ex-sénateur de la Grand’Anse et signataire de l’Accord du 21 décembre, la faute revient à l’équipe de la mission qui n’a pas su assurer l’intendance « On m’a dit que pour le moment l’espace de la nonciature apostolique n’est pas libre. C’est la CARICOM qui avait la responsabilité de réserver l’espace parce qu’elle avait l’habitude d’organiser des rencontres dans cet espace. Cependant, au niveau logistique, la CARICOM avait demandé au gouvernement de l’aider en ce sens » avait confirmé l’ancien parlementaire. Enfin, entre va-et-vient chez le Premier ministre, des entretiens avec les autres Secteurs : économique, Société civile et personnalités indépendantes mais influentes, les Emissaires ont tourné en rond à Port-au-Prince durant une semaine sans jamais parvenir à dénouer ce nœud gordien séparant les deux camps.

Et, en quittant Port-au-Prince comme prévu le dimanche 10 septembre 2023 sans rien obtenir des protagonistes de la crise, les « Eminentes Personnalités » ont fini par comprendre que pour la CARICOM qui, depuis le début de la Transition politique post-assassinat du chef de l’Etat ne cesse de jouer les facilitateurs, Haïti, c’est vraiment mission impossible.

(Fin)

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