Une Haïtienne et sa fillette arrivent au Québec au bout d’un long et dangereux périple
Valéry Clernite vient de terminer son assiette de riz kole ak pwa, une recette haïtienne. Tant mieux, on parle mieux le ventre plein. Surtout quand c’est pour raconter un périple de trois mois et dix-huit jours, du Brésil jusqu’aux États-Unis.
Sa fillette de deux ans sur les genoux, elle déballe avec précision ce difficile — et coûteux — parcours à travers onze pays pour trouver une vie meilleure. « À son âge, elle a déjà beaucoup voyagé. Mais elle est traumatisée, elle ne parle pas encore », confie Mme Clernite.
«Il faut dire que, en plus des autobus et des voitures qui les ont menées sur ces milliers de kilomètres, elles ont marché des jours durant dans la jungle, laissant bagages derrière elles… et parfois dignité. « J’ai pris des branches, des feuilles pour la faire dormir par terre. Mes vêtements étaient déchirés, j’ai dormi dans une station. Je ne peux même pas en parler », dit la femme de 38 ans. Elle est logée depuis dix jours dans un hôtel de Montréal utilisé comme centre d’hébergement temporaire.»
Pas de terre promise
Comme des milliers d’Haïtiens, elle a débarqué d’abord au Brésil, qui s’annonçait en terre promise. Depuis le séisme de 2010, le pays offrait des visas, sous différents régimes migratoires, aux ressortissants de cette île des Antilles. Une rare occasion convoitée de « laisser le pays pour se faire une économie », raconte Valéry Clernite.
Elle y pose ses valises en 2013 et trouve rapidement du travail dans un restaurant de Balneario Camboriu, dans l’État de Santa Catarina, dans le sud du pays. Après avoir accouché de Camila, elle perd son travail et déchante vite. Mais pas question de retourner en Haïti : « Ce pays ne peut rien pour moi. »
Plusieurs de ses compatriotes ont également travaillé sur les chantiers de la Coupe du monde de la FIFA dans de dures conditions. Pour la majorité, l’intégration et la recherche de travail se sont révélées beaucoup plus difficiles que dans les promesses initiales, dans un pays qui affiche actuellement un taux de chômage de 13,2 %.
Valéry décide donc de partir, ce qu’elle fait le 13 juillet 2016. Sans économies, sa famille et ses amis lui enverront de l’argent à deux moments de son périple. « J’ai pris au total trois avions vers Rio Branco, toujours au Brésil, puis un taxi vers la frontière du Pérou. Il était 1 heure du matin ». L’Amazonie commence pour elle et sa petite fille, et sera son « calvaire », dit-elle.
« Je n’aurais jamais pensé que ce serait aussi douloureux. J’ai vu des gens tomber malades, morts dans la forêt. Je me disais : “Qu’est-ce qui va m’arriver ?”»
Pause, puis elle accélère. « Arrivée là-bas, j’ai passé six jours dans un autobus avec ma fille. On descend, on monte, les policiers ne veulent pas nous laisser passer ». En plus des frais de transport courants, elle affirme que des policiers et des douaniers lui ont extorqué en tout 350 dollars américains durant cette transition.
Elle se repose quatre jours en Équateur, avant de trouver comment traverser la Colombie. D’étape en étape, la femme glane des informations auprès de ses compatriotes déjà sur place ou sur les réseaux sociaux.
Payer pour marcher
Ses papiers de transit sur le territoire colombien retirés à la frontière avec l’Équateur, Valéry Clernite suit un groupe d’Haïtiens, probablement guidé par un passeur expérimenté vers la ville de Medellín. « Nous avons marché six jours dans la forêt. La pluie, le soleil, il n’y avait pas de maison, pas de nourriture. Certaines personnes se sont approchées pour donner quelque chose à manger à mon enfant. »
Elle n’était pas au bout de ses peines, n’ayant pas encore franchi la porte de l’Amérique centrale : le Panama, où elle ne trouvera qu’un refuge « sans lits ni draps ».
Ses sacs laissés derrière elle pour ne transporter que sa fille et du lait pour celle-ci, Mme Clernite se fait envoyer de l’argent à la station d’autobus, où elle repart vers le Costa Rica dès le lendemain.
Le prochain pays à remonter, le Nicaragua, s’avère plus ardu. « On a passé 22 jours là-bas, on ne savait pas comment sortir. On a finalement payé 3000 $US pour mon ami, ma fille et moi. On a payé pour marcher un jour et une nuit dans la forêt au Nicaragua, pour se cacher des policiers », relate-t-elle. Chacune des 83 personnes de son groupe a payé, précise-t-elle.
Honduras, 6 $ d’autobus. Guatemala, des dizaines de dollars, et quatre jours à rouler. « À chaque frontière, on est descendu dans un petit hôtel. »
Puis Tapachula à la frontière, du côté mexicain. Les contrôles s’y resserrent, elle est enfermée une journée dans une cellule avec sa petite. Quand elle le raconte, ses yeux se plissent et Camila regarde ailleurs. Mais elle passe encore.
Valéry prend de nouveau une longue enfilade d’autobus jusqu’à Mexicali, en Basse-Californie mexicaine, où elle est détenue à nouveau durant cinq jours : « C’est une prison pour moi, on ne peut pas se laver, changer de vêtements. »
C’est l’invitation d’une cousine éloignée en Floride qui la sauve, au bout d’un mois, coincée à Mexicali. Elle rentre enfin aux États-Unis le 31 octobre 2016 avec un statut de protection temporaire valide durant trois ans. Elle se dirige vers West Palm Beach, soit à peine à plus de 1200 km d’Haïti à vol d’oiseau.
Stress et détresse
Son récit concorde en tous points géographiques avec ceux de nombreux autres Haïtiens relayés par la presse américaine.
Auparavant surtout des ressortissants du Mexique et d’Amérique centrale, les Haïtiens sont en effet de plus en plus nombreux à demander d’entrer aux États-Unis pour des motifs humanitaires. Le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis a enregistré 4376 demandes en 2016, contre 334 en 2015.
Plusieurs d’entre eux ont cependant déjà été jugés « inadmissibles » par les autorités et expulsés vers Haïti. Du groupe de treize personnes avec qui elle s’est présentée à la frontière américaine, Valéry Clernite est la seule à l’avoir franchie. « Le président n’a pas parlé en bien de nous et j’étais très inquiète », dit-elle. Un euphémisme pour dire que le gouvernement menace de lui retirer son statut de protection temporaire, normalement valide trois ans.
Elle a décidé de tenter sa chance jusqu’au Canada, où elle a mis les pieds le 23 juillet dernier. « J’ai toujours rêvé de venir au Canada. J’ai une fille, j’aime l’éducation. Je suis contente d’être ici. Je suis fière. Je n’ai pas le choix. »
Le Devoir, 4 août 2017