Deux cent cinquante ans après la naissance de Beethoven, nous lui rendons hommage avec cet article écrit par Alan Woods en 2006.
La Neuvième symphonie
Beethoven avait longtemps songé à composer une symphonie chorale. Il puisa le texte dans l’Ode à la Joie de Schiller, qu’il connaissait depuis 1792. En fait, Schiller avait originellement pensé écrire une Ode à la Liberté (Freiheit). Mais face aux énormes pressions des forces réactionnaires, il opta pour le mot « joie » (Freude). Cependant, pour Beethoven et sa génération, le message était clair. C’était une Ode à la Liberté.
L’esquisse de la neuvième symphonie remonte à 1816, un an après la bataille de Waterloo. Elle fut achevée sept ans plus tard, en 1822-24. La Société Philharmonique de Berlin proposait 50 livres pour deux symphonies. Beethoven n’en écrivit qu’une seule – mais qui valait mieux que deux parmi toutes les symphonies jamais écrites.
La neuvième symphonie n’a toujours rien perdu de sa capacité à émouvoir et inspirer. Cette œuvre, qui a été appelée La Marseillaise de l’Humanité, a été jouée pour la première fois à Vienne, le 7 mai 1824. Au milieu de la réaction générale, cette musique exprimait la voix de l’optimisme révolutionnaire. C’est la voix d’un homme qui refuse d’admettre la défaite et qui reste ferme face à l’adversité.
Le premier mouvement émerge lentement d’une nébuleuse sonore, si indistincte qu’elle semble sortir de l’obscurité, comme le chaos originel qui était supposé précéder la Création (écouter). Il semble qu’un homme nous dit : « Oui, nous avons traversé la nuit noire, où tout espoir semblait perdu. Mais l’esprit humain est capable de surgir triomphalement de la plus grande obscurité. »
S’ensuit une extraordinaire dynamique musicale, chargée de contradictions, mais dont l’avancée est inexorable. C’est comme le premier mouvement de la Cinquième, mais à une échelle beaucoup plus vaste. Comme la Cinquième, c’est une musique violente – une violence révolutionnaire qui ne tolère aucune opposition et balaye tout sur son passage. Cette musique exprime une lutte qui surmonte les obstacles les plus redoutables – jusqu’au triomphe final.
Jamais on n’avait entendu pareille musique. Elle contenait quelque chose d’entièrement nouveau et révolutionnaire. Il est impossible, aujourd’hui, de comprendre l’impact qu’elle a pu avoir sur le public. Le message du dernier mouvement – le mouvement choral – est sans ambiguïté : « Tous les hommes devraient être des frères ! » C’est l’ultime message de Beethoven à l’humanité. C’est un message d’espoir – et de défiance.
Vieux, négligé et complètement sourd, Beethoven dirigea la première représentation. Il était incapable de suivre correctement le tempo. Il agitait encore ses bras lorsque l’orchestre avait cessé de jouer. Lorsque la dernière note s’éteignit, il n’entendit pas le tonnerre d’applaudissements qui accueillit son œuvre. Pendant quelques secondes, il demeura face à l’orchestre. Puis la contralto Karoline Unger le prit doucement par les épaules et le tourna face au public – qui lui donna pas moins de cinq ovations.
Ce fut un tel tumulte que la police viennoise – toujours à l’affût de manifestations potentiellement dangereuses – intervint pour y mettre un terme. Après tout, même pour l’Empereur lui-même, on ne donnait pas plus de trois ovations. Tout cet enthousiasme n’allait-il pas être considéré comme une offense à Sa Majesté ? La réaction instinctive de la police était correcte. Il y a effectivement quelque chose de profondément subversif, dans la Neuvième, et ce de la première à la dernière mesure.
Il y a effectivement quelque chose de profondément subversif, dans la Neuvième, et ce de la première à la dernière mesure.
La Neuvième symphonie fut un succès, mais elle n’apporta pas beaucoup d’argent. Beethoven avait des problèmes financiers et sa santé se détériorait. Il contracta une pneumonie et dut être opéré. En vain. Il connut quatre mois d’une terrible agonie.
Beethoven mourut à Vienne le 27 mars 1827, à l’âge de 56 ans. Goya mourut la même année, sourd, lui aussi. 25 000 personnes participèrent aux funérailles du musicien – ce qui montre à quel point son génie a été reconnu, de son vivant. Mais même aujourd’hui, il demeure plus vivant que jamais. On sent que cet homme est tout entier dans sa musique. On pense l’avoir connu et l’avoir aimé depuis toujours.
La grandeur de la musique de Beethoven consiste en ceci que l’individu y fusionne avec l’universel. Cette musique suggère constamment la lutte pour balayer les obstacles et s’élever à un niveau supérieur. Elle était révolutionnaire car dans sa déchirante intensité, elle dévoilait des aspects de la condition humaine qu’aucune musique n’avait jusqu’alors exprimés. C’était la vérité exprimée en musique.
Post-scriptum
La Neuvième symphonie fut le dernier mot de Beethoven – un défi lancé aux forces de la réaction, qui, après la défaite des armées françaises, en 1815, semblaient triomphantes. Cette victoire de la réaction avait provoqué une vague de découragement et de défaitisme qui étouffait les espoirs de ceux qui avaient cherché le salut du côté de la Révolution française. De nombreux ex-révolutionnaires sombraient dans le désespoir, et plus d’un passaient dans le camp de l’ennemi. Notre génération a connu une situation très similaire, après la chute de l’Union Soviétique.
L’Europe semblait prostrée sous la coupe de la réaction royaliste. Qui pouvait faire face à l’union des forces monarchiques d’Europe, avec le tsar de Russie derrière chaque trône – et des espions policiers à chaque coin de rue ? Le despotisme et l’obscurantisme religieux écrasaient tout. Partout régnait un silence de tombe. Et pourtant, au milieu de cette terrible désolation, un homme courageux a lancé un message d’espoir. Lui-même n’a jamais entendu ce message – sauf dans sa tête, où il est né.
La défaite de la France et la restauration des Bourbons ne pouvaient empêcher ni l’ascension du capitalisme et de la bourgeoisie, ni de nouvelles irruptions révolutionnaires : 1830, 1848 et 1871. Le mode de production qui avait triomphé en Grande-Bretagne pénétrait tous les pays européens. L’industrie, les chemins de fer et les bateaux à vapeur étaient les forces motrices d’une transformation universelle et irrésistible.
Les idées de la Révolution française – la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme – continuaient de passionner la nouvelle génération. Mais elles se remplissaient de plus en plus d’un nouveau contenu de classe. L’ascension du capitalisme s’accompagnait d’un développement de l’industrie et de la classe ouvrière, qui étaient porteurs d’une nouvelle idée et d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité : le socialisme.
Les œuvres de Beethoven furent le point de départ d’une nouvelle école musicale, le Romantisme, qui était inextricablement lié à la révolution.
Les œuvres de Beethoven furent le point de départ d’une nouvelle école musicale, le Romantisme, qui était inextricablement lié à la révolution. En avril 1849, dans le feu de la révolution allemande, le jeune compositeur Richard Wagner dirigea la Neuvième symphonie, à Dresde. L’anarchiste russe Bakounine – dont les idées influencèrent le jeune Wagner – assista au concert. Enthousiasmé, Bakounine déclara à Wagner que s’il fallait sauver quelque chose des ruines du vieux monde, ce serait cette symphonie.
Tout juste 90 ans après la mort de Beethoven, la classe ouvrière russe renversait le Tsar Nicolas II. La révolution d’Octobre 1917 joua un rôle semblable à la Révolution française. Elle inspira des générations d’hommes et de femmes qui aspiraient à un monde nouveau et meilleur. Il est vrai que dans le contexte d’une effroyable arriération économique et culturelle, la révolution russe dégénéra en une monstrueuse caricature de socialisme, que Trotsky caractérisa comme du bonapartisme prolétarien. Et de même que la dictature de Napoléon mina la révolution française et prépara la restauration des Bourbons, de même la dictature de la bureaucratie stalinienne a préparé la restauration du capitalisme en Russie.
Aujourd’hui, dans un monde dominé par les forces triomphantes de la réaction, nous faisons face à une situation semblable à celle que connut Beethoven et la génération d’après 1815. Comme à l’époque, beaucoup de révolutionnaires ont renoncé à la lutte. Nous ne rallierons pas le camp des cyniques et des sceptiques. Nous préférons suivre l’exemple de Ludwig van Beethoven. Nous continuerons de proclamer l’inéluctabilité de la révolution socialiste. Et l’histoire nous donnera raison.
Ceux qui avaient annoncé la fin de l’histoire ont été démentis à de nombreuses reprises. L’histoire ne s’arrête pas si facilement ! Trois ans à peine après la mort de Beethoven, les Bourbons français étaient renversés par la révolution de juillet 1830. Il y eut ensuite la vague révolutionnaire de 1848-49, qui traversa l’Europe. Puis il y eut la Commune de Paris, la première authentique révolution ouvrière de l’histoire, qui ouvrit la voie à la révolution bolchevique de 1917.
Aussi ne voyons-nous aucune raison d’être pessimistes. La crise actuelle confirme l’impasse historique du capitalisme. Loin de marquer la « fin de l’histoire », la chute du stalinisme n’aura été que le prélude au renversement du capitalisme dans un pays après l’autre. Une nouvelle vague révolutionnaire d’une ampleur inédite est à l’ordre du jour.
Le déclin du capitalisme ne s’exprime pas seulement sur les plans économique et politique. L’impasse de ce système se reflète à la fois dans une stagnation des forces productives et dans une stagnation générale de la culture. Mais comme toujours dans l’histoire, de nouvelles forces luttent, sous la surface, pour voir le jour. Ces forces ont besoin d’une voix, d’une idée, d’une bannière à laquelle se rallier pour combattre. Cela viendra, et pas seulement sous la forme de programmes politiques. Ce mouvement s’exprimera dans les domaines de l’art, de la musique, de la poésie, de la littérature, du théâtre et du cinéma. Car Beethoven et Goya nous ont montré, il y a longtemps, que l’art peut être une arme révolutionnaire.
Comme les grands révolutionnaires français – Robespierre, Danton, Marat et Saint-Just –, Beethoven était persuadé qu’il travaillait pour la postérité. Il arrivait souvent que des musiciens se plaignent à Beethoven de la difficulté de sa musique. Il répondait : « Ne vous en faites pas, c’est de la musique pour le futur. » On peut dire la même chose des idées du socialisme. Elles représentent l’avenir, alors que les idées discréditées de la bourgeoisie représentent le passé. A ceux qui trouvent que c’est difficile à comprendre, nous répondons : ne vous en faites pas, l’avenir montrera qui a raison !
Lorsque les hommes et les femmes du futur se tourneront vers l’histoire des révolutions et des tentatives répétées pour créer une société authentiquement humaine, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, ils se souviendront de l’homme qui, grâce à une musique qu’il ne pouvait pas entendre, luttait pour un monde meilleur qu’il n’a jamais vu. Ils revivront les grandes luttes du passé et comprendront la musique de Beethoven, ce langage universel du combat pour un monde d’hommes et de femmes libres.
La Riposte Socialiste 17 décembre 2020