Aucune négociation possible entre « Le Diable et le Bon Dieu »!

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Qu’est donc devenue la patrie glorieuse et honorable de nos ancêtres, après les euphories et les espoirs soulevés par la révolte massive du 7 février 1986, qui a conduit au renversement du régime duvaliérien? Crédit : Bill Gentile/Corbis

Qu’importe…?

Qu’importe ma sœur?

Qu’importe mon frère?

Et si tu dois crever au « Fort de Joux,

À « Guantanamo »

Ou dans une quelconque prison secrète,

Pars en paix et sans regret.

Le combat des pauvres 

Est comme le « flambeau olympique ».

Il voyage de main en main

Pour arriver à destination.

(Robert Lodimus, L’Inconnu de Mer frappée, roman, 313 pages)

Nous avons conçu et animé la populaire série « Ces mots qui dérangent» de 1995 à  2001 sur Radio Plus, à Port-au-Prince, en Haïti. Exercice agréable. Utile à bien des égards. Pour plusieurs raisons : l’entreprise nous a permis d’évaluer les compétences  intellectuelles et professionnelles de l’élite universitaire, de jauger la profondeur des idées et de tester la rationalité des réflexions formulées par les  individus qui aspirent à gouverner la République de Dessalines et de Pétion. Nous en sommes arrivés à une vérité triste et imparable : en Haïti, comme dans plusieurs autres pays, les politiques ne sont pas aimantés par les sentiments d’un patriotisme rassembleur et constructeur. Leur indéfectibilité au regard de l’engagement sociétal se mesure à l’aune de l’opportunisme, du misanthropisme et de l’amorphisme. En Haïti, les intérêts individuels et groupusculaires priment sur l’émancipation sociale et le progrès économique des collectivités urbaines et rurales. Dans cet univers machiavélique, – et le qualifiant est trop faible –,  il n’y a toujours pas de place pour la moindre étincelle de  commisération sociale.

Tout un pays est en train de sombrer sous les yeux indifférents d’une oligarchie rebutante, fastidieuse. La rencontre avortée de la Jamaïque ne résulterait-elle pas d’un échec flagrant de la méconnaissance de l’univers politique scientifique ? Les mercenaires impitoyables de la politicaillerie ne pensent qu’à se remplir la panse et les poches. Comme les crocodiles de l’Australie. Alors que les populations de la ruralité et des bidonvilles urbains dépérissent. Depuis 7 février 1986, ceux-là qui ont investi l’espace du pouvoir politique se sont révélés incapables de réfléchir et de proposer un plan de sauvetage qui permettrait au moins à la « base » de remonter à la surface. Nous avons emprunté le mot guillemété à « Parole d’homme » de Roger Garaudy qui explique: « La base, c’est cette partie de la population d’une société qui est à la fois privée de l’avoir, du pouvoir et du savoir. »

Le bien-être d’une société passe nécessairement par la démocratisation de ces trois éléments consubstantiels signalés par l’auteur de « Les Mythes fondateurs de la politique Israélienne » qui  a fait encore cet  autre constat: « Le fait essentiel n’est pas que la base est pauvre, sans pouvoir politique réel, sans culture, c’est que les maîtres l’ont dépouillée de l’avoir, du pouvoir, et du savoir, par le jeu des exploitations, des oppressions, des dominations. »

La germination constante des idées nouvelles dans les « jardins de  l’intelligence» a permis à certaines régions privilégiées du globe  de progresser vers le développement durable. Mais cela ne s’est pas réalisé sans l’aménagement d’un cadre de recherche scientifique et d’un espace d’initiative cartésienne. Les universités sont devenues des amphithéâtres déterminants où  le présent et l’avenir des pays sont joués de manière positive sur une base permanente et régulière. On fait de la politique pour le peuple, mais pas avec le peuple. Même si le pouvoir vient de lui. Parfois, comme Fidel Castro, Thomas Sankara, Mouammar Kadhafi, Hugo Chavez, etc., il faut le contraindre à suivre la voie qui soit susceptible de déboucher sur son bien-être social, politique, économique et culturel. Pour son malheur, Jean-Bertrand Aristide l’ignorait.

Le sociologue Gustave Le Bon, dans « Psychologie des foules », l’a bien signalé : « Les foules sont des agrégats d’individus amorphes, incapables de comprendre et de résoudre des problèmes complexes. »

En 1986, les Haïtiens ont dansé dans les rues pour célébrer le renversement de Duvalier… CRÉDIT : Bill Gentile/Corbis

L’émission « Ces mots qui dérangent », que nous avons animée, a nourri durant six ans la prétention de vouloir créer un environnement dynamique, sain et respectueux, dans le but de rassembler les cerveaux fertiles : les politiques, les intellectuels, les artistes, les professionnels… qui ont la responsabilité de faire évoluer les grands  débats sur les causes du naufrage de la République. Elle devait être en quelque sorte une espèce de boîte noire dans laquelle seraient stockées des informations précieuses sur chaque moment de déroulement de la « catastrophe nationale », et qui aurait pu servir à repenser le devenir des collectivités territoriales. Pour sauver le malade, le médecin pose d’abord un diagnostic, puis lui prescrit des médicaments qui puissent le guérir. Les investissements monétaires ne valent absolument rien, n’aboutissent à aucun résultat dans un contexte environnemental soumis à une  crise de pensée et à un déficit d’idée. Régis Debray écrit : « La tâche de l’intellectuel est de dénoncer ce qui est. Sa tâche n’est pas de séduire. »

Avec les années, nous en sommes parvenus à la conclusion que le cas d’Haïti exige la solution extrême : l’intervention chirurgicale. Seule l’ablation des parties affectées laisserait à la patiente une chance de rémission et de guérison.

Des trois personnages émergés des événements du 7 février 1986, – Jean-Bertrand Aristide, René Préval, Gérard Pierre-Charles –, un seul vit encore. Gérard Pierre-Charles est décédé à Cuba le 10 octobre 2004. René Préval est allé le rejoindre le 3 mars 2017. En ce moment, Aristide doit être en train de réfléchir lui-même sur son avenir, –  tout court –, dans cette capitale morbide qui recule les yeux fermés devant le népotisme, le banditisme et le médiocratisme. Le cercle de la gérontocratie féminine et masculine, qui rassemble les politicailleurs traditionnels, à première vue se clairsème. L’âge et la maladie les emportent. Mirlande Manigat, Victor Benoît, Jean André Victor, Himmler Rebu, Evans Paul, Fritz Larsen, et qui d’autres encore, se rapprochent de plus en plus du royaume des ténèbres. Nous sommes fatigués d’entendre encore résonner certains noms vieillis par le temps, décolorés par la stérilité, dénaturés par l’inefficacité, dévernis par l’inutilité dans les cavernes de la démagogie politique. Malheureusement, la relève des fondateurs de la patrie haïtienne n’a jamais été adéquatement assurée. Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, François Cappoix alias Capois-La-Mort sont partis trop tôt.  Parmi ces soi-disant « sénateurs » et « députés » qui ont déshonoré la haute fonction de parlementaire en Haïti, lequel pouvait remplacer valablement Jean-Robert Sabalat, Renaud Bernardin, Turneb Delpé, etc.? Nous pensons encore à ce personnage, Benjamin Dupuy, qui nous a quittés dernièrement. La République ne produit plus les cerveaux éminents qui ont fait l’honneur et la gloire du peuple haïtien. Et ce n’est pas étonnant que des têtes de vipère, qui ont échappé de la boîte de Pandore, viennent encore dans les mois à venir se placer au timon de la magistrature suprême, comme Jovenel Moïse et ses prédécesseurs de « la mafia haïtienne des tèt kale » (MHTK). Nous nourrissons toujours l’espoir de voir la nature réserver à « ces gens-là » le sort que fit subir Panurge au marchand Dindonnault et ses moutons.

Comment une République qui a produit des hommes et des femmes illustres et célèbres comme François Mackandal, Dutty Boukman, Jean-Baptiste Perrier (Goman), Jean-Jacques Acaau, Cécile Attiman Coidavid (Cécile Fatiman), Victoria Montou, Marie Jeanne Lamartinière, des intellectuels racés comme Louis Joseph Janvier, Joseph Auguste Anténor Firmin, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Dumarsais Estimé, Daniel Fignolé, peut-elle, comme un avion en détresse, planer si bas en trente-sept ans? Trente sept années de descente vertigineuse dans un monde qui roule à une vitesse effarante sur l’autoroute de la modernisation et de la modernité !

Qu’est donc devenue la patrie glorieuse et honorable de nos ancêtres, après les euphories et les espoirs soulevés par la révolte massive du 7 février 1986, qui a conduit au renversement du régime duvaliérien? Vous avez noté, sans nul doute, que nous n’avons pas parlé d’annihilation systémique.

Jean-Bertrand Aristide et René Préval n’ont pas vraiment accepté de se prêter au jeu transparent de la transcendance intellectuelle. À bien des égards, l’un et l’autre ne restent-ils pas des méconnus de la société haïtienne ? Ils ont accepté d’être submergés, sans réagir, sous des flots de spéculations verbales et scripturales, enterrés sous des tonnes de révélations anecdotiques qui peuvent être basées, –  il faut le souligner –, aussi bien sur la vérité que sur la fausseté. Seulement du mensonge, il en restera toujours quelque chose, comme dit Voltaire.

Contrairement à Gérard Pierre-Charles, Jean-Bertrand Aristide et René Préval n’ont jamais voulu participer à des émissions de format spécial, comme « Ces mots qui dérangent », où ils auraient eu l’opportunité de témoigner en long et en large de leur école de pensée politique, de leur appartenance sociale, de leur philosophie économique. Quant à nous, soit dit en passant, nous gardons encore le désir d’interviewer un jour  le « Chef suprême » de La Fanmi lavalas, lui donnant ainsi la possibilité de s’ouvrir à ses apôtres, à ses idolâtres. Et pourquoi pas à ses ennemis politiques et  à ses nombreux détracteurs ?

      Les relations tendues entre Jean-Bertrand Aristide, René Préval et Gérard Pierre Charles ont ouvert les portes de la République d’Haïti sur une catastrophe politique qui a occasionné la présence néfaste de la Minustah sur le territoire national. Il faut avoir le courage de l’écrire.

Des États du Sud de plus en plus appauvris et humiliés

La naissance du concept de « mondialisation de l’économie » a entraîné la planète sur une pente raide de violences sociales. Face à la machine infernale et puissante des « seigneurs » du monde globalisé, les classes ouvrières sont désarmées. Les gouvernements des pays pauvres, – disons plutôt appauvris –, menacés à tout moment de se faire couper les vivres, se voient obligés d’appliquer la politique d’austérité des puissants tenanciers du système financier global: Fonds monétaire international  (FMI), Banque mondiale (BM), Banque interaméricaine de développement (BID), Organisation du commerce mondial (OCM), Organisation de coopération et de développement économique (OCDE)… Ils imposent des sacrifices budgétaires cruels à leurs populations déjà enlisées et entravées dans un processus de paupérisation vertigineuse. Le dégraissage brutal des sociétés d’État, les coupures incisives dans les programmes sociaux, le gel des salaires des petits fonctionnaires, la suppression de services publics, autant de conditions pénibles et insensibles auxquelles doivent se soumettre les pays dominés afin de préserver leur caractère de solvabilité auprès des « usuriers internationaux ».

En gros, c’est cela le « plan néolibéral » qui « gestualise » l’altermondialisme au sein de la société civile. La mondialisation – qu’il importe de distinguer de la globalisation et de l’institutionnalisation, comme le recommande le Recteur Gérard-François Dumont  – prône sans relâche une philosophie d’ouverture des économies nationales définie dans le périmètre d’un marché planétaire. Cette initiative audacieuse qui relève du mercantilisme cupide a ruiné les moyens et détérioré le mode de vie des peuples du Sud. Les conséquences se révèlent désastreuses : chômage, maladie, exode, baisse de productivité et de production, dégradation de l’environnement… Cette situation difficile maintient les organes vitaux de toute une économie locale déjà malade dans un état d’anévrisme permanent et mortifère. Le mouvement altermondialiste sonne l’alarme. Ses bannières de préoccupations et de revendications flottent sur Davos, et suivent le G7 et le G20 dans tous leurs déplacements géographiques : effacement de la dette du tiers monde, réhabilitation des valeurs démocratiques, application de la justice économique, sauvegarde et protection de l’environnement, respect des principes sacrés des droits humains…

L’altermondialisation livre donc une lutte farouche, mais combien inégale contre  la « mondialisation effrénée » qui, de son côté, dispose de tous les moyens de répression pour imposer sa logique de domination politique, économique et sociale.

Selon Jacques B. Gélinas, auteur de « La Globalisation du monde », il faut situer le début de la première mondialisation à l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique à la fin du 15e siècle :

« Avec la circumnavigation de l’Afrique par Bartolomeu Dias (1488), la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb (1492) et l’ouverture de la route maritime des Indes par Vasco de Gama (1498), l’empire commercial de l’Europe devient mondial. Il continuera de se déployer progressivement au fil des ans et des siècles. » Nous sommes « nous-même » en désaccord avec le terme « découverte ». C’est une autre histoire.

Les tempêtes sociales et économiques de la mondialisation n’ont pas épargné la République d’Haïti. Subjugué par les indésirables « créanciers du Nord », le président René Préval a liquidé des entreprises d’État pour une bouchée de pain : Minoterie, Ciment d’Haïti,  Téléco… Il a marché sur les « traces » du tristement célèbre ministre des finances, devenu par la suite gouverneur de la banque nationale, M. Lesly Delatour qui a détruit les usines sucrières du pays au profit de la bourgeoisie compradore marinée dans les activités lucratives d’import/export. Les États-Unis, la France, le Canada, l’Angleterre, etc., mènent la chasse aux opposants de l’idéologie du capitalisme global qui se font toujours remarquer ici et là par une série d’actions spectaculaires au cours des manifestations aux couleurs de « l’antimondialisation ».

Les années sombres du duvaliérisme, les dictatures militaires qui lui ont succédé, le régime gouvernemental des lavalassiens, le règne absurde des Tèt kale ont ravagé l’économie haïtienne déjà anémiée par la période désastreuse de l’occupation américaine. L’enrichissement illicite et l’appauvrissement infrahumain cohabitent incroyablement dans le même pays, les mêmes régions, les mêmes villes, les mêmes quartiers, les mêmes rues : un cocktail de révolution explosif qui attend les  étincelles d’une prise de conscience généralisée. Cependant, le peuple haïtien maintenu dans son état d’inculture et de faiblesse idéologique n’arrive pas jusqu’à présent à s’organiser, à mettre à profit ses forces vives pour se réapproprier l’espace de ses droits. Jacques B. Gélinas1 explique : « Comprendre, c’est prendre conscience, et la prise de conscience constitue une étape préalable à la critique et à la résistance. » Après la deuxième guerre  mondiale, les vainqueurs de Berlin se sont partagé la Terre à Yalta. Ils se sont érigés en juges, accusateurs et bourreaux à Nuremberg et à la Haye. Ils répudient sans être répudiés. Maudissent sans être maudits. Condamnent sans être condamnés. Décident. Interdisent. Imposent. Nomment. Destituent. Exécutent. Inhument…!

Deux locutions substantives arrogantes leur confèrent toute la légitimité interventionniste : « Crime contre l’humanité », « Droit d’ingérence humanitaire ». La médecine de cette « tyrannie déguisée » a déshydraté de nombreux pays, les a transformés en loques et en ruines, pour les entraîner finalement dans une aporie caractérisée par des cycles de violences innommables. La courroie d’exploitation et de déshumanisation des moins nantis est supportée par des laquais autochtones qui se sont voués au service des gouvernements étrangers et des dirigeants transnationaux.

Il y a surtout une leçon à retenir de l’épopée homérique. Hector tue Patrocle. Achille venge Patrocle en tuant Hector. Pâris, fils du roi Priam et d’Hécube, frère cadet d’Hector, guidé par Apollon, tue Achille avec une flèche empoisonnée. Achille avait un talon vulnérable. Et Apollon, dieu de la Beauté, de la Lumière, des Arts et de la Divination, a révélé le secret à Pâris. Thétis, la mère d’Achille a bien voulu le mettre en garde. Le trouvant impatient de tuer Hector, elle lui a parlé à peu près en ces termes: « Si j’ai bonne mémoire, mon enfant, en vengeant la mort de Patrocle, et en faisant périr Hector, tu mourras toi aussi, car immédiatement après Hector, c’est la destinée qui t’attend. »

Dans ce climat de pourrissement politique aggravant, certaines instances de la communauté internationale peuvent bien se réserver le rôle de tuer Agamemnon, le grand persécuteur des Troyens. Et l’escalade se poursuivra. Car, il y aura Orestre. Ensuite! Encore! Et encore! Sophocle, Euripide et Eschyle ont raccordé des épisodes épiques à la tragédie d’Homère qui nous ont permis de déduire que ni vainqueurs ni vaincus de cette guerre légendaire n’ont été épargnés par la main tragique du destin impitoyable.

J’emprunte l’idée sartrienne, l’idée de Jean Paul Sartre pour dire à ma façon: la politique, l’art de guérir le mal par le mal. Pour guérir les gens d’Argos, Électre, la sœur d’Orestre, a compris qu’il lui faudrait la violence. On ne peut vaincre le mal, dit-elle, que par un autre mal. La première pièce écrite par Sartre, Les Mouches, drame en trois actes, est une démarche intellectuelle qui s’inscrit dans le courant dramaturgique baptisé théâtre de situation. Pour venger son père, Orestre doit tuer sa mère Clytemnestre et son amant Égisthe. Clytemnestre, la mère d’Orestre et d’Électre, est coupable avec son amant de l’assassinat d’Agamemnon, son mari. Orestre doit commettre un matricide. Vaincre donc le mal par un autre mal. C’est cela le théâtre de situation dans l’optique sartrienne. « Théâtre de situation en corrélation avec le théâtre de la liberté. » La liberté mise en situation.

Il n’y a aucune négociation possible entre « Le Diable et le Bon Dieu ». Il faut que les politiques cartésiens s’organisent, définissent des stratégies d’action pour renverser le gouvernement illégal et illégitime d’Ariel Henri et le remplacer par un Conseil national de gouvernement révolutionnaire (CNGR).

 

Robert Lodimus

 

 

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