Quelqu’un qui observe la vie politique haïtienne depuis dès années peut imaginer ne serait-ce qu’une seconde la furie qui se déclencherait sur Haïti et tout particulièrement sur une catégorie de la population si un beau matin les partisans de Jean-Bertrand Aristide apprenaient par la radio que leur idole Titide venait d’être assassiné ? En toute sincérité, nous ne voulons même pas l’imaginer. On se souvient de la réaction de la population juste parce qu’il y avait une tentative de coup d’Etat contre l’homme du 7 février 1991. D’autres répondraient que ce temps est révolu. Tant mieux ! Sinon, les Marines et les pompiers américains seraient déjà dans les rues de Port-au-Prince pour éteindre les incendies et sauver les vies ou ce qui en resteraient. Le pauvre Jovenel n’avait ni cette popularité ni ce charisme politique pour mettre la population en état d’alerte malgré les risques qu’il encourait en s’attaquant aux intérêts des puissants et nantis de la République.
Quelle société ! Quelle Nation ! Quel peuple ! Bon an mal an, les successeurs d’Aristide, René Préval et Michel Joseph Martelly, traversent les premières années du siècle au pouvoir non sans encombre ou presque compte tenu de la manière dont la société haïtienne et particulièrement les acteurs politiques conçoivent la lutte pour le pouvoir. En Haïti, depuis la tragédie du 17 octobre 1806, les Présidents de la République ont deux alternatives s’ils veulent rester en vie durant leur mandat : l’une, s’adapter au statu quo que proposent ceux qui ont toujours eu la haute main sur les choses publiques. Les vrais décideurs en somme, c’est-à-dire, la classe économique qui ne conçoit pas que les choses doivent changer. S’ils ne s’adaptent pas à leur dictat ou à celui des puissances étrangères qui, en réalité, sont toujours du côté de cette classe, certes ultra-minoritaire, mais archi-dominante et extrêmement puissante économiquement parlant. L’autre alternative qui s’offre à un Président de la République qui souhaite se maintenir au pouvoir même s’il n’avait nulle intention de changer l’ordre des choses, c’est cynique à dire, mais dans le cas d’Haïti c’est la pire réalité, c’est d’être un dictateur. Un vrai.
Pas un apprenti comme on a pu le voir de temps à autre ou par moment durant ces trente-cinq dernières années. Les Duvalier père et fils (François et Jean-Claude), malgré l’hostilité de la quasi-totalité de la population et de l’opposition politique en particulier avec le soutien justement de cette oligarchie économique dominante, ont réussi à eux deux à battre tous les records de longévité au pouvoir, vingt-neuf ans. Seul le feu Président Jean-Pierre Boyer entre 1818 à 1843 réussit à faire presqu’autant : 25 ans. Mais c’est très exceptionnel. Certains comparaient cette bizarrerie absurde à l’absence de démocratie en Haïti et donc d’une opposition politique structurée, moderne apte à jouer le jeu de l’alternance politique. En réalité, le problème est beaucoup plus complexe que cela. Et pour cause. L’opposition politique elle-même se tire une balle au pied à chaque fois qu’elle a l’occasion de s’affirmer. En s’alliant à tout instant à cette oligarchie corrompue et antinationale, l’opposition politique ne fait que tendre la corde pour la pendre.
Si effectivement depuis l’indépendance la démocratie a toujours été une chimère dans ce pays, il est temps de comprendre d’où vient le problème. Pourquoi les chefs d’Etat soit maintiennent le statu quo, soit se transforment en dictateur soit se font assassiner même à quelques jours ou quelques mois de la fin de leur mandat ? On a vu plus dans la première partie comment Cincinnatus Leconte est mort brûlé vif dans l’incendie du Palais national quelques mois seulement après sa prise de fonction. Personne ne pouvait soupçonner le chef de l’Etat ni de pouvoir autoritaire ni de vouloir rester au pouvoir à vie. Il venait de prendre ses fonctions. Pourtant, ses adversaires ne lui ont même pas laissé le temps de bien s’installer estimant qu’il devait céder sa place. De là, un bras de fer a vite commencé entre le pouvoir et l’opposition ce qui, sans nul doute, allait conduire à la tragédie du 8 août 1912.
Depuis la première vraie élection présidentielle organisée en Haïti en 1990, jusqu’à la dernière en date en 2016, à notre connaissance, pas une n’a été acceptée par ceux qui, logiquement et officiellement, l’ont perdue.
Donc, il y a déjà une question de non respect des normes établies relatives aux institutions et à la Constitution. Du coup, pour ne pas subir ce même sort tragique, certains chefs d’Etat ont pris les devants. Ils instaurent de manière perfide un pouvoir autoritaire et dictatorial dès le départ, histoire de se mettre à l’abri d’un mauvais coup. D’autres ont préféré carrément abandonner ou remettre aux calendres grecques leurs beaux projets de changement et de modernisation des institutions qu’ils prétendaient appliquer et ce, jusqu’à la fin de leur mandat. Sans oublier le cycle des coups d’Etat au temps des baïonnettes où ce sont les anciens généraux de la guerre de l’indépendance qui se passaient ou se partageaient le pouvoir. Mais, à cette époque, la notion même de démocratie était pour ces gens là quelque chose d’assez abstraite. Voire inconnue. Le problème est que, même en traversant les siècles 19e, 20e, et 21e, certaines notions comme : démocratisation, modernisation, élection, alternance politique, bonne gouvernance, progrès social, etc ; semblent incompatibles à Haïti.
Pour accéder au pouvoir, en l’occurrence devenir Président de la République, c’est toujours le règne des baïonnettes qui prend l’ascendance sur toutes ces notions et sur la démocratie en particulier. Puisque, même si tout le monde cite ces notions : élection, démocratie, alternance au pouvoir, opposition et majorité politique, personne ne semble vouloir respecter aucun de ces termes qu’on rabâche à tue-tête et à longueur de journée en Haïti. Depuis que la Communauté internationale essaie d’imposer la démocratie dans ce pays, l’on remarquera qu’elle a le plus grand mal à y parvenir et à convaincre la classe politique d’accepter cette notion. Depuis la première vraie élection présidentielle organisée en Haïti en 1990, jusqu’à la dernière en date en 2016, à notre connaissance, pas une n’a été acceptée par ceux qui, logiquement et officiellement, l’ont perdue. En clair par ceux qui devraient constituer la première vraie opposition politique moderne en Haïti. L’élection présidentielle de 1990 est la Genèse de ce qui allait constituer la première pierre pour le premier assassinat politique d’un Président de la République en exercice au 21e siècle.
Il ne s’agit point ici de parler du positionnement idéologique et de tendance politique de ceux qui ont été victimes de ces assassins qui courent les rues de la République. Tout le monde serait d’accord avec nous pour reconnaître que, depuis l’élection de Jean-Bertrand Aristide en 1990 jusqu’à celle de Jovenel Moïse en 2016, aucun parti politique d’opposition, aucun chef de ladite opposition et encore moins le secteur économique ne faisant partie du camp du vainqueur n’a jamais reconnu une élection gagnée par ses adversaires, c’est-à-dire, un scrutin qu’ils ont perdu. Les deux scrutins présidentiels : 1990 et 2000 de Jean-Bertrand Aristide ont été contestés et n’ont jamais été acceptés par l’opposition de l’époque. Les deux mandats ont été brutalement interrompus. Bis repetita en 1995 et 2006 pour les deux victoires du Président René Préval. Jusqu’au bout l’opposition n’a jamais accepté sa défaite. Pour sauver la partie, Préval a dû faire profil bas. Que dire de la présidence (2011-2016) de Michel Martelly, l’amuseur public de la République. Du début du quinquennat jusqu’au jour où le Parlement a passé l’écharpe présidentielle à Jocelerme Privert en tant que Président provisoire, le pays n’a jamais connu un jour de tranquillité politique et de paix sociale.
Enfin, le cas de Jovenel Moïse (2017-2021) assassiné 7 mois avant la fin de son mandat. Il suffit de lire les gazettes du pays dès le lendemain de la proclamation de sa victoire jusqu’à ce soir funeste du 7 juillet 2021 à Pèlerin 5 pour comprendre la réalité politique de ce pays qui rejette la démocratie, la modernisation économique et la stabilité politique en faisant le chemin inverse de son voisin de la République Dominicaine. Trente-cinq ans après une tentative laborieuse d’instaurer une alternance démocratique en Haïti, donc de faire respecter par les protagonistes les règles consistant dans chaque compétition électorale à ce qu’il y ait forcément un perdant et un gagnant, on est dans l’impasse. Dans la mesure où aucun acteur ou candidat, aucun parti ou plateforme politique ne conçoit qu’il peut perdre une élection.
Tout le monde se fait une idée fixe : soit il gagne les élections soit elles sont truquées.
Une logique mortifère qui devait entraîner la première tragédie politique de la Nation en ce plein 21e siècle : l’assassinat du Président Jovenel Moïse à l’aube du 7 juillet 2021. Cela devait arriver. Certains s’étonnent même que ce n’était pas arrivé avant, tant depuis 35 ans, la lutte pour le pouvoir ressemble davantage à un combat de coq qu’à une véritable lutte démocratique où l’on puisse dire, selon le terme consacré : que le meilleur gagne ! La systématisation des attaques, le plus souvent sans fondement, la diabolisation de l’adversaire même si tout le monde estime qu’il était le plus populaire ne font que déchirer davantage le tissu social créant ainsi un espace qui pouvait laisser la place à tous les fantasmes pouvant aller jusqu’au passage à l’acte. Si ce n’était pas le Président Jovenel Moïse, cela devrait être forcément quelqu’un d’autre. Nous nous laissons le temps de rassembler ce puzzle complexe avant de revenir sur cette odieuse et macabre exécution par ce commando d’étrangers téléguidés, sans aucun doute, par ses propres compatriotes dont le seul mobile reste le désaccord politique.
Le pire dans ce drame est que tout le monde, en Haïti et à l’étranger, du plus humble citoyen aux autorités les plus puissantes, sait plus ou moins qui sont les commanditaires, les vrais auteurs intellectuels de ce meurtre politique. Pas ces lampistes qu’on nous présente à chaque point de presse quotidien du Directeur général de la police. Dans un pays où seule une infirme minorité de la population peut disposer d’assez de moyens financiers pour engager autant de mercenaires étrangers et haïtiens, 26 personnes pour l’opération selon les autorités, il n’y a pas de mystère pour trouver ceux qui se cachent derrière de hauts murs qui ne sont, en réalité, que des paravents derrière lesquels on peut entrevoir les auteurs de ce crime d’un autre âge. Il en faut de l’argent. Beaucoup d’argent pour pouvoir payer au prix fort cette armada de mercenaires. Qui, en Haïti, peut disposer de pareilles sommes ? A l’évidence, ils ne sont pas légion. Mais, le vrai problème dans cette affaire est que ceux qui ont commandité ce crime politique savent que tout le monde sait que ce sont eux qui sont derrière ce crime bestial.
L’assassinat du Président Jovenel Moïse constitue donc la chute du dernier pan de mur qui tenait débout.
Mais personne n’osera venir les chercher. Ils se croient intouchables compte tenu de l’immunité séculaire et historique qu’ils se sont attribuée depuis plus de deux siècles. Ces intouchables ne sont pas à leurs premiers coups. Et tant que les choses restent en l’état, ils sont prêts à recommencer si d’autres chefs d’Etat prétendent leur enlever leurs privilèges et leurs prébendes. Au train où vont la vie politique et le comportement des acteurs politiques haïtiens, malheureusement, Jovenel Moïse ne sera pas le seul à être assassiné dans l’exercice de ses fonctions au cours de ce siècle. Dans la mesure où les mœurs et les pratiques politiques dans ce pays ont plutôt tendance à se dégrader au lieu d’entrer dans l’ère de la modernisation et du consensus politique qui est l’essence même du jeu démocratique et du fairplay. Jovenel Moïse est donc le 5e chef d’Etat haïtien à être victime de la vindicte, non pas populaire, mais de ses adversaires politiques. Personne ne nous fera croire qu’il s’agit d’un acte ordinaire. Une victime de plus de l’insécurité généralisée d’après la plupart de ses adversaires politiques. Certes, le pays traverse une période noire de son histoire en matière de l’insécurité publique. Personne n’est épargnée des gangs qui frappent presque à l’aveugle les citoyens à travers la Cité.
La semaine précédant ce lâche assassinat, la capitale haïtienne a été le théâtre d’une série de boucheries dans lesquelles des journalistes, des militants politiques, de simples citoyens, etc, ont été tués sans qu’aucune force de l’ordre n’ait pu empêcher ces massacres ni même intervenir. L’assassinat du Président de la République, mis à part son parcours politique, son comportement vis à-vis des institutions et sa manière de gouverner un pays failli depuis longtemps, est la preuve tangible que les élites politiques, économiques et intellectuelles n’ont pas su tirer les leçons du passé et ont failli à leurs responsabilités historiques. Il faut avoir le courage d’appeler les choses par leur nom. Jovenel Moïse a été exécuté non pas parce qu’il voulait instaurer une dictature en Haïti. Sinon, cela se saurait. Mais parce qu’il commençait à pourchasser ou attaquer quelques têtes d’affiche du système qui, ironie de l’histoire, ont favorisé son élection à la présidence d’Haïti.
Et ce n’est pas un opposant politique farouche du défunt comme l’avocat André Michel sans un sou en poche et d’autres leaders politiques de l’opposition plus fauchés encore que lui qui nous diront le contraire. C’est donc un assassinat politique et d’intérêts économiques. Des intouchables refusant de comprendre que la tolérance politique est le premier pas vers la démocratie. Ce n’est pas en assassinant ses adversaires politiques ou les chefs d’Etat ne partageant pas les mêmes convictions, la même vision économique, les mêmes pensées politiques qu’on résoudra une crise socio-politique que l’ensemble des acteurs politiques, économiques et intellectuels ont contribué à dégénérer. Depuis des années déjà le pays est à la dérive. A force de tirer vers le bas les institutions, elles finissent par être disloquées l’une après l’autre. L’assassinat du Président Jovenel Moïse constitue donc la chute du dernier pan de mur qui tenait débout. Non pas qu’il faisait l’unanimité dans le pays mais il symbolisait au concert des nations son existence en dépit que certains en Haïti et dans la diaspora le considéraient comme un Président de facto. Avec cet ultime acte, tout, vraiment tout, devient possible. Même le pire. Pour nous, il ne reste de la République que sa devise : l’Union Fait la Force. De l’Etat que son nom : Haïti. De la Nation : que sa tragédie ! (Fin)
C.C