Créée dans les années 80 sur 250 hectares de terre, la seule décharge publique est logée à Truitier dans la commune de Cité Soleil à 5km au nord du centre de la capitale. Elle dessert l’agglomération de Port-au-Prince comportant pas moins de sept communes.
Ici, les conditions de travail et de vie sont inhumaines. Les chiffonniers comme les salariés – de même que les riverains de la zone et des localités avoisinantes sont continuellement exposés aux fumées, moustiques, vermines, rats, cabris et porcs obèses. « La décharge n’est pas seulement traitée en parent pauvre, c’est pire que ça. Elle se retrouve dans un état critique », se plaint l’ingénieur civil Sofia Seignon, la directrice générale de la seule décharge officielle du pays depuis mai 2017.
Pour la responsable, une véritable décharge, est un lieu bien équipé qui devrait avoir au moins une douzaine de matériels disponibles pour préparer le terrain, aménager des espaces pour déposer les déchets et protéger l’espace : au moins 2 bulldozer, 1 chargeur, 1 excavatrice, 1 back loader, 1 camion à citerne eau, 1 compacteur et des membranes géotextiles. « Ici, il n’y a rien de ce genre. Nous avons de faibles moyens et nous ne sommes pas autonomes », dénonce-t-elle. Le hic, les employés ne sont pas payés par la mairie, mais plutôt par le Service Métropolitain Collecte des Résidus Solides (SMCRS).
La grande majorité des équipements qui s’y trouvent sont en panne faute d’entretien depuis de nombreuses années. Et une amélioration ne semble guère pour demain. La décharge est privée de budget et fonctionne grâce à la bonne volonté du Smcrs – entité chargée de collecter les déchets – qui la gère administrativement.
C’est le même budget de celui-ci qui permet à la décharge de tenir.
Les derniers investissements dans la décharge remonteraient au lendemain du séisme de janvier 2010. Ils ont été consentis par des institutions internationales comme Cérès, la Banque interaméricaine de développement (BID) et la mission onusienne.
Actuellement, le site ne présente aucun signe d’aménagement. Il n’a ni revêtement, ni système de drainage, ni dispositif de gestion du méthane, ni séparation des déchets.
Des promesses non tenues …
Pourtant, « Truitier est rentable. Le problème c’est que d’autres instances font de l’argent avec le site. Il y a la mairie de Cité Soleil qui taxe les compagnies privées qui l’utilisent. Le Smcrs ne reçoit même pas un centime. Ce, malgré les rencontres et les conférences tenues avec elle sur ce qui devrait être fait », dénonce Sophia Seignon, directrice de la décharge nationale.
« Après de nombreux pourparlers, il était entendu que – quand la mairie de Cité Soleil aurait fini de faire la comptabilité, elle nous donnerait 30% afin que Truitier puisse trouver quelque chose. Même pour nous procurer de l’eau traitée, nous devons utiliser notre propre argent, poursuit Seignon. La mairie de Cité Soleil ne respecte pas ses promesses et garde tout l’argent. Il y a des entreprises qui mensuellement donnent plus de 200 mille gourdes. D’autres, 50 mille. D’autres, 70 mille ».
La production annuelle de déchets solides est estimée à 30 mille tonnes ; alors que les ordures ménagères représentent 912 500 tonnes, selon des chiffres avancés par des officiels haïtiens. A Port-au-Prince, la quantité moyenne de déchets générés est estimée à 6 mille m3 par jour. Seulement 30 % sont collectés. Le reste est déversé notamment dans les ravins et les rues.
Le taux actuel d’enfouissement des déchets est de 800 tonnes par jour. Une partie des déchets collectés est incinérée par les ménages, sans penser à l’impact sur leur qualité de vie.
Aucune institution ne coordonne ni ne contrôle les interventions qui se font dans le domaine de la gestion des déchets qui ne suit nullement une stratégie cohérente et planifiée. Ainsi se révèle-t-elle inefficace voire absente dans certaines zones et régions du pays en raison des lacunes de capacités, de ressources, et de l’absence de progrès concluants touchant la gestion et la modernisation du secteur. « Les nombreuses interventions effectuées par les institutions étatiques et les initiatives privées se sont révélées jusqu’ici insuffisantes pour effectuer adéquatement le ramassage d’ordures », a insisté Dieuseul Simon Desras – en juin 2016, dès lors ministre de l’Environnement.
Face à la qualité médiocre des services publics chargés de la collecte, traitement et élimination des déchets, des acteurs du secteur privé et du monde des Ong nationales et internationales prennent la relève.
Les compagnies privées frustrées …
Jedco Services S.A. est une institution spécialisée entre autres, dans le Pest control, la collecte d’ordures, le curage d’aisance et le nettoyage. Elle dépend et utilise la décharge depuis de nombreuses années. Les responsables de l’institution sont très remontés contre la mairie de Cité Soleil.
« En réalité, nous ne sommes pas satisfaits du service. Le problème c’est qu’on ne prend pas soin du site. On ne le nettoie pas. Le passage n’est pas facile. Les pneus de nos camions sont souvent crevés et nous sommes obligés tout le temps d’en acheter pour les remplacer. Ce qui constitue pour nous un véritable problème », se plaint un cadre de l’entreprise qui dit savoir tout ça, quand il exige des explications pour l’achat récurrent de pneus.
Par rapport à cette situation, il assure que son institution a eu des négociations et discussions avec la mairie en vue de la diminution des taxes. « Ça n’a abouti à rien. Elle ne fait pas cas de nous. C’est comme si nous travaillons pour elle pendant qu’elle se repose sur ses lauriers », regrette celui qui travaille depuis 7 ans dans l’entreprise.
Jedco paie mensuellement entre 50 et 70 mille gourdes (monnaie haïtienne) par chèque émis à l’ordre de la mairie.
Pour sa part, Terry Boucard, assistante directrice de la Boucard Pest Control qui utilise l’espace pour déverser ses ordures ménagères (déchets organiques – papiers et métaux) depuis les années 90, estime que le site est indispensable pour son institution. «Tout ce qu’on ramasse, on les déverse à Truitier. Il n’y a pas un protocole d’accord encore moins un contrat formel qui nous lie à la mairie de Cité Soleil. Mais quelques rencontres avec le Smcrs sur les conditions et où déposer les déchets. Toutefois, les factures viennent de la mairie qui nous charge 25 gourdes (0.4 $US) par m3 », dit-elle.
Une situation qu’elle estime compliquée
Du fait qu’il n’y a pas un protocole d’accord où des clauses sont figurées, la mairie peut décider unilatéralement des choses à faire. « Des fois, elle vous envoie des factures pour 2-3 mois à payer à l’avance », dénonce Boucard.
Est-ce que cela veut dire que la mairie prévoit à l’avance la quantité de déchets que déversera une entreprise ?
D’ailleurs la quantité dépend de la période et de la saison en cours.
Face à l’incapacité de la décharge à fonctionner sans l’aide externe, la responsable de la Boucard plaide pour un partenariat public/privé. « Elle ne fonctionne mieux qu’avec l’aide, on ne va pas passer notre vie à en recevoir », assure-t-elle.
Pire, la mauvaise gestion de la décharge la dérange, puisque l’institution n’utilise que celle-ci pour déverser ses déchets.
Mais aussi, non satisfaite du service reçu, elle appelle à l’institutionnalisation de leur relation avec les autorités voire la signature en bonne et due forme d’un protocole d’accord officiel liant les entités, des relations plus cordiales entre la mairie de Cité Soleil et les entreprises privées, une stabilité administrative municipale et un canal de communication effectif.
« On veut que le pays soit beau et propre. Il y a beaucoup de ressources à la décharge. Des gaz comme le méthane qui pourrait être sauvegardés. Nous sommes prêts à travailler ensemble avec les autorités pour quelque chose de durable. Donc, on veut trouver une formule qui marche. On veut voir quelque chose de différent, de beau ! », conclut-elle.
La réaction de la mairie de Cité Soleil reste introuvable. Pas moins de quatre visites à la mairie, en quête d’une entrevue, des promesses d’appel de la part d’autorité municipale qui n’aboutissent pas.
Entre-temps, la mairie de Cité Soleil continuerait de recevoir les taxes des compagnies privées exploitant la décharge nationale de Truitier qui n’en tire rien en retour !
Un besoin urgent d’investissement
20% des collectes d’ordures dans la région de Port-au-Prince comportant plus de 3 millions d’habitantes et habitants sont assurées par une douzaine d’opérateurs privés, 10% par le secteur informel et environ 30% par le Smcrs – l’instance étatique chargée de collecter les déchets qui sont déposés à Truitier où ils sont entassés et compactés sans aucun traitement.
Les compagnies privées offrent leur service aux ménages les plus aisés, les entreprises et des Ong nationales et internationales qui sont des abonnés.
Pas moins d’une dizaines d’entreprises privées utilisent Truitier. Le site reçoit en moyenne par jour – 395 tonnes de fatras des institutions publiques comme le Smcrs, la mairie de Delmas, de Pétion-Ville et de Carrefour – transportées par plus d’une vingtaine de camions.
Mais aussi, 400 tonnes d’ordures venant des exploitants du secteur privé. « La mairie de Cité Soleil reçoit l’argent. On ignore ce qu’elle en fait. Ce qui est sûr et certain, elle ne l’investit pas dans la décharge », à en croire Fortuné Métylien, inspecteur à la décharge nationale qui présente des caractéristiques environnementales catastrophiques.
Fin connaisseur de la gestion des déchets au niveau du Service métropolitain collecte des résidus solides (Smcrs) où elle travaille depuis plus de 16 ans, Seignon parait outrée de cette situation qui ne profite nullement à l’institution (la décharge) à laquelle elle est affectée depuis cinq ans. Celle qui a été directrice adjointe, bien avant – a peut-être raison.
On n’a pas besoin de porter des lunettes pour le voir. Il est une évidence que l’argent récolté n’est pas réinvesti sur le site. La somme rapportée, si elle ne peut pas faire grand-chose, pourrait quand même soulager au minimum la décharge de sa misère atroce.
ENQUET’ACTION est un média en ligne d’investigation journalistique, de journalisme multimédia et de journalisme de fond, créé en février 2017 à Port-au-Prince et lancé officiellement en juin 2017. Axé sur le journalisme de qualité qui croit à un accès libre à l’information, il ambitionne de devenir une source d’informations indispensable pour les médias nationaux et internationaux, de même pour le public. Il est né de la volonté de renouer avec les fondamentaux du journalisme qui vise la quête de vérité afin de permettre à la presse de jouer véritablement son rôle de contre-pouvoir. Ce travail est réalisé avec le support de l’Action pour le Climat, l’Environnement et le Développement Durable (ACLEDD) grâce à l’apport financier de la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL).