Guy Durosier
(Port-au-Prince, 1932- Kirkland-US, 1999)
« Un génie touche à tout »
Malgré une certaine opinion toute erronée à vouloir minimiser sa contribution dans la musique du terroir, Guy Durosier fut un élaborateur et un novateur de multiples approches ; mais spécialement un grand revalorisateur des traditions musicales natales. Egalement un théoricien des legs de Occide et Occilius Jeanty, Luc Jean Baptiste, Ludovic Lamothe, François Guignard, Antal O. Murat, Issa Sahieh etc. G. D reste et demeure le plus versatile musicien et le plus éminent des vocalistes haïtiens, un “multi-instrumentiste” achevé, que ce soit au saxophone, à la flûte, la contrebasse, au clavier, au tambour etc. Mais aussi, un inventif interprète, plus qu’un compositeur prolifique. Comme preuves, ses multiples succès en Français, Anglais, Espagnol etc ; qu’il a repris et réinventés. Dans cette veine, Raoul Guillaume l’a décrit comme celui qui pouvait prendre n’importe quelles rengaines anodines pour en faire des tubes spontanés. Il fut aussi celui qui peut être crédité d’avoir réhabilité les airs, rites et rythmes d’Haïti, tels : Andrea, Oungan kabrit ô, Léogane,, Qu’est-ce qui frappe à ma porte ? Minis Azaka, Jeneral Janbatis, Panama mwen tonbe, Yoyo, Dodo, Karavachê, Léogâne, 3 bébés, Minis Azakas, Marasa Elou, Erzuli Freda, et tant d’autres. Tandis que pour Issa Sahieh, qui en avait vu bien d’autres à travers le monde, Guy était un phénomène dans une classe tout à lui-même.
Guy Durosier, enfant terrible du Bel-Air, à l’époque où ce quartier de Port-au-Prince, rayonnait de sa splendeur. Il fréquenta l’Institution Saint Louis de Gonzague où il fit preuve de ses aptitudes musicales à la fanfare de cet établissement scolaire, et y mit en évidence ses capacités de polyinstrumentiste. Après avoir été inculqué du sens musical par sa mère Francine Pétrus, qui s’y connaissait bien au piano, il fut de ce fait admis très jeune au cercle des grands de l’époque, tels: “dòdòf” Legros, dont le timbre puissant l’influença amplement, et, François Guignard, le maître à penser du moment. Duquel il hérita de ce style chaloupé aux claviers, avec lequel ce « touche à tout » a su faire étalage de ses excursions solitaires, les escapades intermittentes, florissantes et free. En plus d’une inventivité pétrie d’un langage syncrétique, c’est l’orchestre du maestro Issa El Sahieh qui le révéla au grand public après que le jeune Guy Durosier ait pris d’assaut ce groupe sans s’annoncer, lors d’un spectacle au Paramount Ciné en 1945, lorsqu’un adolescent qui était assis dans la salle à coté de sa mère, fit irruption sur le podium, s’emparant du sax qu’il en fit voir de toutes les couleurs, dans de lumineuses improvisations qui conquirent l’assistance d’emblée.
Et c’est sous le leadership de Issa qu’il fit ses débuts à côté des: Raoul et Roland Guillaume, Ernst “Nono”Lamy, Serge Lebon, Raymond “Tiroro” Baillergeau, Lumane Casimir, Alphonse “chico” Simon, Kesnel Duroseau et autres jeunes pousses de l’époque. C’est au sein de ce formidable groupe qu’il trouva un excellent instructeur en la personne de Bud Jhonson, le légendaire saxophoniste et arrangeur afro-états-unien, sollicité par Issah El Sahieh; et aussi le claviériste Billy Taylor, venu pour des séances d’harmonisation et d’arrangements. C’est à partir de là qu’il apprit la technique de l’orchestration. Il n’avait que quatorze ans. Après le départ de Bud, Guy le remplaça comme l’un des arrangeurs attitrés du groupe. Sa première composition à succès fut Ma brune, écrite en collaboration avec le saxophoniste Roland Guillaume. Dans cette superbe lancée, le ciel n’avait plus de limites pour lui. Entre les années 1940 et 1950, Haïti était le carrefour de prédilection de l’art et accueillait régulièrement d’illustres visiteurs. C’est ainsi que la «Sonora Mantancera», séduite par son immense talent, l’engagea pour une tournée. A partir de là, c’est la reconnaissance internationale, suivie d’une folle idylle entre Guy et le public haïtien. De retour au bercail, il en profita pour boucler son bac au lycée Toussaint Louverture.
Entre temps, il collaborait de-ci, de-là avec l’ « Orchestre Riviera», qu’il dirigeait avec son alter ego, M. Desgrottes, ainsi que son condisciple et pote d’enfance Edner Guignard. Tout en apportant sa marque dans les groupes: «Citadelle» et «Choucoune» sous les décombres de l’ensemble d’I. Sahieh. Devenu star à part entière, il fonda son propre ensemble, et fut partout réclamé. En1955, la mairie de la ville de Miami l’invita à participer au Festival du Panaméricanisme à l’ «Orange Bowl». Il y rencontra un autre invité de poids, son compatriote Frantz Casséus qui avait émigré une décade auparavant aux Etats-Unis. Ensemble, ils récoltèrent de multiples lauriers pour la circonstance. Dès ce moment, il entreprit d’interminables tournées: Washington, Seattle, Hollywood, Los Angeles, San Francisco, Vancouver, New York, Californie etc. De retour en Haïti, sa nouvelle composition “Machann chabon” fut sur toutes les lèvres. Ce fut une interprétation du hit: Donkey de Mighty Sparrow, en y ajoutant des textes natifs comme:“Machan chabon souple mwen/F è ti Bourik la bouke ranni/ Men tout lasentjounen /L ap ranni l ap ranni/ Kenbe dyòl li”. On était au début du duvaliérisme infernal et la malice populaire y ajouta son grain de sel en y voyant une allusion acerbe à Poméro, le vulgaire propagandiste de F. Duvalier pour se moquer du nouveau régime. Par peur de représailles, Guy laissa le pays en 1959.
Il échoua en France où il côtoya les grands de ce pays dont Edith Piaf avec laquelle il se lia d’amitié et qui le surnomma ‘’Le souffle puissant d’Haïti’’. Il s’y imposa aussi comme saxophoniste de jazz, et a fait des malheurs aux champs Elysées et au “Cavalado”, de ce phrasé caractéristique des tubes, que ce soit au ténor ou le baryton, qu’il a aspergé de son tempo bluesie, comme dans : Si w te konnen ou Désirée au gré d’un souffle florissant, qu’il hérita sous l’expertise de Bud Johnson. De ce style ingénieux, sa science des tempos, un swing infaillible, auréolés d’improvisations colorées, de solos séduisants qui ont fait de lui l’un des plus remarquables saxophonistes de son ère. Toujours en grand maître de cet instrument, il en fit montre dans :’’ Réminiscences Haïtiennes’’, (L’ultime œuvre de son vivant), alors qu’il était terriblement affecté par la maladie, il n’était que le bon vin qui a bonifié en vieillissant. Et qu’à l’instar des autres disciplines qu’il a cultivées, il a aussi marqué les anches de son empreinte. Dans la ville lumière, sa composition Courrier d’Haïti, fit de lui un succès confirmé. Les continents sont tour à tour visités: l’Europe, l’Asie, l’Afrique, les Amériques (Nord et Sud); les grandes villes: Stocklom, Laos, Bombay, Tel-Aviv, Singapour, Munich et Londres où il conquit la princesse Margareth. Au début des années 1960, il s’installa au Canada où il fut reçu en fils adoptif, chantant “…la blancheur et l’hiver resplendissants de Québec”, dans “Québec et mon cœur”, charmant la belle “Michaëlle”.
Il entreprit de nouvelles initiatives dont: Caprices d’Haïti, réalisée conjointement avec Fritz Pereira et Alphonse Simon.. Dans “la belle province”, il profita aussi pour s’initier à l’aviation. Dans les années 1960, “Le souffle puissant d’Haïti” compta à son palmarès 32 villes canadiennes avec son accompagnateur fétiche, le batteur canadien Jacques Coté (qui l’accompagna lors de son retour d’exil au Capitol). Il triompha dans les grands temples internationaux de la musique tels: l’Olympia de Paris, et le Carnegie Hall de New York. Mais ce monstre de la scène, ovationné, adulé, admiré en terre étrangère n’était point prophète en son propre pays. En fait, interdit de séjour dans son pays natal, il vivait en paria. Malgré les succès éclatants, c’est la nostalgie de la terre natale qui lui inspira des idées triomphantes. Il entama une opération de charme avec Nous, dédié à la mémoire de M. Luther King;’’ Haïti, c’est toi que je préfère’’, vantant les prouesses de ses ancêtres; et, Si w al an Ayiti, qui alla droit au coeur du vieux dictateur moribond “papa doc. Enfin, les dés étant jetés, des tractations furent engagées pour le retour triomphal de Guy au bercail. En fait le régime l’avait déjà coopté à travers son représentant macoute à Montréal, l’assassin psychopathe Roger Lafontant en disgrâce au Canada.
Il fut finalement autorisé à gratifier ses compatriotes de sa verve et de sa magie. Cependant, ce retour allait se révéler suicidaire pour lui. Après l’apothéose du Ciné Capitol, de Cabane Choucoune et d’autres Mecques musicales haïtiennes, il commença piteusement à nager en eaux troubles, s’exhibant indécemment avec “baby doc” alors en attente du fauteuil présidentiel, et il devint un privilégié du palais national. Jusqu’à ce que se soit produit cet inévitable jour d’avril 1971; il se couvrit alors d’opprobre en chantant une élégie à la mémoire du tyran décédé. Mais les milieux sains du pays et l’opposition en exil n’étaient pas prêts à pardonner un tel affront venant même de leur idole préférée. Celui dont ils avaient fait l’ambassadeur de prédilection de la musique haïtienne. Entre temps, il créa le groupe musical «Guy Durosier et son Système», en compagnie des jeunes talents comme : Frantz Courtois, Jeannot Montès, Yvon Louissaint, etc. Soutenu par la corruptible largesse du président ‘’ bonbonfle’’, le «Système» fut une excellente expérience musicale, en plus innovatrice, qui n’eut pas le temps de s’affirmer. Car, agacés par l’influence de Guy Durosier sur Jean Claude Duvalier, avec lequel il partageait le goût des plaisirs dégénérés, les dinosaures macoutes jurèrent sa perte. Ayant eu bruit de ce qui se tramait contre lui, Guy s’esquiva à l’anglaise en République Dominicaine via Bangkok où il fut adopté par l’hôtel Sheraton International.
Revenu en exil, il essaya de se produire au Carnegie Hall à New York. Mais d’autres exilés avaient décidé qu’ils en avaient assez de ce renégat d’artiste et le spectacle se termina dans un tohu-bohu.Guy dut, la mort dans l’âme, recommencer ailleurs pour s’adonner à ce qu’il savait faire le mieux: la musique. Et, entre deux, trois albums: “Deux fois vingt ans”, “Dix ans après”, “D’une génération à une autre”, Guy Durosier, le génie vagabond, l’éternel paria, est de retour sur les routes du monde. La Suède, Paris, et la Colombie, où il s’y était installé pendant huit années, en s’imposant comme compositeur de musique de films. Le Venezuela, le Brésil, le Canada, et les Bahamas devinrent tour à tour ses terres d’accueil. Après la chute de “baby doc” en 1986, un large public le reçut chaleureusement au pays, entonnant: “Mwen chante nan antèman dyab la, pitit li tounen yon jwiferan ak 800 milyon”, comme une sorte de mea culpa. Il avait beaucoup vieilli sans rien perdre de son génie. Et tout un chacun se contentait simplement d’écouter ce joyau d’Haïti Thomas. Cette espèce rare, en voie d’extinction, demeurait malgré tout, un vrai trésor national.
Dans les années 1990, ce fut un Guy épuisé qui alla se fixer à Kirkland, (EUA), près de Seattle, avec sa famille. Il y concocta la sensationnelle “Réminiscences Haïtiennes”, une œuvre de grande qualité, imprégnée d’une incroyable richesse ,pour laquelle il fut obligé d’aller puiser des vibrations natives, accompagné superbement par le célèbre Orchestre Philharmonique Sainte Trinité, laquelle rendit pantois Sidney Poittiers son ami de toujours et Quincy Jones qu’il fréquenta. Et dans laquelle il introduisit son fils Robert Durosier, près de quinze ans après avoir présenté sa fille Jenny, née en Colombie, dans l’album “Dix ans après”. La dernière fois qu’il joua pour ses compatriotes, fut en Décembre 1998, au luxueux Astoria World Manor à Queens. Sous une apparence frêle et maladive, il restait inspiré, au piano ou au sax; et son incomparable gazouillement ne paraissait point altéré par l’âge ou la maladie. Une nouvelle fois, il s’excusa de s’être fait piégé par la politique: “Il faut comprendre” disait-il, “j’étais jeune..il faut comprendre…” Une rare occurrence dans un tel milieu, pour une figure aussi gigantesque d’admettre sa faute sans essayer de se justifier. Un tel acte le grandit aux yeux de plus d’un.
Guy Durosier s’éteignit le 18 août 1999, suite aux complications d’un cancer du poumon, à l’âge de 67 ans. Pour célébrer sa vie et ses œuvres au début de ce millénaire, son neveu le docteur Philipe Guillaume musicien avisé aussi de son état, sortit l’œuvre :’’The tribute’’, qui prouva l’étendue de sa marque indélébile dans la musique haïtienne. Le plus contradictoire et le plus éminent de son temps, il est placé au panthéon des grands de sa trempe: les O. et O. Jeanty, A. Bruno, F. Guignard, J. Elie, A. de Pradines, L. Lamothe, N. Jean-Baptiste, A. Paris, A.C. Murat, G. Henry, W. Sicot, A Dérose, R. St Aude, L. Casimir, R. Legros, etc ; constellation d’étoiles au sein de laquelle il s’est distingué comme l’un des éternels conquérants de l’espace sonore du terroir et de la musique universelle.
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Wébert Sicot
(Port-au-Prince, 1930- Idem, 1985)
« Génial saxophoniste et maestro difficile »
Saxophoniste génial, multi-instrumentiste, sans doute parmi les plus doués de sa génération, cet incomparable musicien s’est frayé très tôt un chemin dans le music- hall local, après avoir été formé par l’un des plus célèbres musiciens de l’époque .L’illustre Augustin Bruno, dit “Le manchot des Casernes Dessalines”, qui fut à un moment en charge de la «Centrale des Arts et Métiers» où Wébert s’est initié à la musique de même que son frère Raymond. Muni d’une formation musicale adéquate, ce musicien dans l’âme faisait déjà entrevoir les signes d’un génie qui allait tôt ou tard exceller. Ainsi, on le trouva dès l’adolescence rouler sa bosse dans l’entourage des plus expérimentés. Entre autres, l’incontournable François Guignard qui était le grand manitou avec lequel la plupart des novices faisaient leur début. Et c’est encore le “père François” qui recommanda l’adolescent Wébert ainsi que son frère Raymond à Claudin Toussaint qui les embaucha afin de rallier le «Jazz Capois» du Cap, où Wébert entama sa carrière de musicien professionnel. Très sollicité pour son expertise paré d’un statut de multi-instrumentiste, dont une prédilection pour le sax, avec lequel, il s’intronisa dans une sonorité dominante. Mais, expressivement voluptueuse, privilégiant surtout le ‘’soulfulness’’, alliant à la précision avec des voyages de solos spontanés.
Puis s’ensuivirent de petites navettes entre le «Jazz des Jeunes» et « L’orchestre
Saieh», sans s’y installer à demeure. Dans ces incessantes mutations, il fut repéré au sein du «Conjunto International», sous la conduite de son ainé et futur compétiteur, Nemours Jean Baptiste, avec qui une sublime rivalité alla changer quelque temps après, le cours de la musique de danse urbaine. Avec à la clef, une solide amitié qui s’étendra jusqu’à leur mort. Après son départ du “Conjunto”, il s’est fait un peu remarquer avec «l’Orchestre Citadelle». Par le temps où il faisait des “stints” pour l’orchestre du «Casino International», Sicot savait assez les dessus et les impondérables du show-biz haïtien, pour être le capitaine de son propre navire. De fait, au début des sixties, après une tournée européenne à succès en compagnie de : Joe Troullot, Murat Pierre, Antoine Osselin, Emmanuel Duroseau etc ; qui l’amena successivement en : Angleterre, Suisse, Espagne, Portugal, France et Italie où il épata le public d’outre- mer de sa magie distinctive. De retour au bercail, il s’allia à son frère Raymond, profitant de la désintégration de l’«Orchestre Latino», duquel il fit appel à la plupart des membres pour former «La Flèche d’or» des Frères Sicot (Raymond & Wébert) et dont le premier hit paré du refrain: “Nou pral danse nan Palladium, les frères Sicot”, fut une sorte d’introduction de ce nouveau né, installé au club Palladium à Bizoton.
Cependant la collaboration des frères Sicot fut de courte durée, lorsque Raymond préféra aller muter ailleurs. Mais, plus déterminé que jamais, Wébert voulait coûte que coûte prendre part au festin musical qui se faisait sous la forme d’une concurrence musclée entre le «Jazz des Jeunes» et l’«Orchestre Nemours Jean Baptiste». Puis, apportant sa propre saveur, Sicot élabora une variante de la méringue haïtienne, avec son kadans ranpa, (Cadence Rempart) que le producteur Joe Anson a eu la noble idée de créoliser, malgré l’objection de Sicot. Et dans l’exploration d’une approche ternaire de la méringue dans sa version des cabarets ; entre des intervalles variant de 5 à 7 gammes, auréolées d’une vitesse d’exécution et une approche rythmique complexe, de mélodies et contre mélodies émaillée de modernité, grâce aux instruments amplifiés.
La concurrence de ces deux rythmes (konpa et ranpa), devint le point culminant du music-hall local, lorsque les deux maestros tournaient la musicalité en une arène tapageuse, au comble de polémiques spectaculaires. Mais là, ce n’était que le côté du business, car, en fait d’ingéniosités, il n’y avait pas personnage plus excentrique. Spécialement Wébert Sicot, saxophoniste virtuose et suprême, avec ses solos magiques, ses improvisations lumineuses, un jeu fulgurant, et une exubérance bon enfant. Aussi bien qu’une excellence dans la facilité qui lui permet de se servir du sax comme un joujou épatant, jusqu’à en emboucher deux à la fois pour les jouer simultanément, de son style singulier et inimitable ; toujours en soliste incomparable. Instrumentiste multiple il jouait aussi de la flûte, la trompette, le tambour, la guitare, le piano, la basse, le trombone à coulisse et les saxes: alto, ténor et baryton.
Exigeant, il s’entrainait parfois à l’aide d’une serviette, avec laquelle il obstruait l’embouchure du sax et en y mettant tout son souffle. Et que dire de ce phrasé mélodieux et de ce vibrato expressif qui lui faisaient rythmer même les ballades. Roi du sax, Wébert Sicot était aussi l’ultime showman qui charmait de son sax, jusqu’au délire. Pas étonnant qu’il fut l’une des grandes figures de la musique contemporaine. Homme de son milieu, Sicot avait le sens du négoce et se débrouillait sous toutes les angles pour s’occuper de sa famille. C’est ainsi qu’il s’arrangea un jour avec des médecins qui désiraient quitter le pays pour les aider à prendre le large, à une époque oú “papa doc” le vieux dictateur, interdisait à ceux-ci d’émigrer. Vue la pénurie de médecins et d’autres professionnels qui fuyaient le pays sous l’épouvante ‘’papadocratie’’. C’était vers les années 1968 et la nouvelle vague mini –jazz, commençait à s’installer confortablement. Et, sentant tourner le vent, Sicot qui était passé comme le maître du carnaval, laissait le pays furtivement, alors que ses fans, la mort dans l’âme attendaient indéfiniment son retour. La « Flèche d’or» brûla alors ces dernières étincelles, lorsque le maestro décida de rester à New-York, laissant partenaires et fans désemparés et un orchestre amputé de son maître à penser.
De plus, il commençait à se décourager de l’environnement arbitraire des macoutes, lequel lui faisait perdre, un à un, ses meilleurs musiciens. Spécialement depuis l’épisode de son guitariste “Toto” Duval, abusé par un militaire-macoute qui l’enferma durant une journée dans le coffre de sa bagnole, après l’avoir kidnappé pour une affaire de femelles. Et, même quand des rumeurs annoncèrent son retour, jusqu’avant le carnaval de 1969, ce n’était que pour motiver un public qui n’en croyait plus. Mais, le glas avait déjà sonné pour «Le Super Ensemble de Wébert Sicot», qui ne pouvait survivre sans son “maestro difficile”. Imbus de cet état de fait, les membres restants décidèrent de changer le nom du groupe en «Super Choucoune». Ce qui voulait dire que le kadans ranpa était en fin de cycle.
En s’installant à New York, Sicot continuait à cultiver son sax pour un public de cabarets, qui goûtait religieusement à cette sonorité et cette virtuosité impeccables. Il profita pour assembler son «Orchestre Lejeune», avec la collaboration des vétérans comme: Charles Delva, Duffont Mayala, etc lequel régala bien les mélomanes de Brooklyn et de Manhattan. Puis, il réalisa un disque instrumental de musique intimiste, fait de ballades; “Just for you”, en compagnie de quelques membres de l’«Ibo Combo» de New York dont le talentueux Gaguy Dépestre qui lui donna une réplique inspirée à la flûte. On sait aussi qu’il eut l’opportunité d’enregistrer avec le grand orchestre de C.B.S; faisant montre de son génie dans un monde rompu de professionnalisme .Il revint en Haïti au milieu des années 1970 pour réformer son orchestre avec lequel il essayait de reconquérir un public qui s’était déjà entiché de drôles de musique. Il a aussi participé à une tentative du groupe «Zotobre» de Serge Rosenthal, une initiative éclairée pour le renouveau de la méringue urbaine, qui n’a connu que l’espace d’un cillement.
En 1978, il en profita pour renouer avec l’ambiance du carnaval, prouvant au public qu’il n’avait rien perdu de sa verve. Il jouait si éperdument qu’arrivant à l’angle des rues Mgr Guilloux et O. Durand où sa soeur Paulette tenait une boutique de ’’prèt–à-porter’’, dans son engouement de sérénader, il ne s’était pas aperçu d’une branche d’arbre qui l’éjecta du char, et lui valut l’hospitalisation. Entre autres initiatives pour rester dans le bain, il réalisa deux ou trois oeuvres en solo dont: “Wébert Sicot, The Greatest”,’’Wébert Sicot, for lovers’’.Et un dernier baroud en commun: “L’union”, avec Nemours, comme pour sceller une épopée qu’ils ont dominée à eux deux. Sans oublier une collaboration remarquée au sein de l’«Orchestre de la Radio Nationale» sous la conduite du maestro Raoul Guillaume. Finalement, un jour il eut la noble obligation paternelle d’amener son fils très malade à l’Hôpital Général, et ne reçut que de l’indifférence et les injures du personnel, ce qui le mit très en colère, lui qui était déjà cardiaque. Sicot est mort en Février 1985 en pleine ambiance carnavalesque. Ce dont profita le peuple tout entier pour le remercier dans une atmosphère de festivités dont il fut l’ultime pourvoyeur, avant que la mort vienne briser les ailes de cet oiseau souffleur qui aurait joué jusqu’au dernier soupir.
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Raoul Guillaume
(Port-au-Prince, 1927)
« Un générateur authentique »
Cet authentique générateur de la musique native partage ses dons en commun avec l’originateur Occide Jeanty pour être à la fois souffleur de tubes et adepte des maths. Raoul émergea au sein de l’«Orchestre Issa El Sahïeh», comme un musicien précoce et un jeune saxophoniste dont le talent immense lui permit de s’imposer parmi les innovateurs les plus marquants du terroir. Son parcours commença sur les traces de son père l’un des étudiants de ‘’Tout Paris’’, Sieyes Guillaume, maestro du «Jazz Scott», après son retour d’Europe. L’un des groupes d’avant-garde à la réhabilitation des méringues natives. Sa formation musicale démarra à la Fanfare de l’institution Saint- Louis de Gonzague, en compagnie de son condisciple Guy Durosier, de Ernst Lamy et de son frère Roland sous la direction du fameux instructeur Léon qui fut par coïncidence l’instructeur de son père en France. En compagnie desquels, il fit ses débuts comme musicien professionnel dans l’«Orchestre Saïeh».Bien qu’auparavant il faisait des ‘’stints’’ de stagiaire , comme remplaçant de Saint- Aude, lorsque celui-ci ayant des obligations avec la Fanfare Nationale et ne pouvant pas honorer ses engagements , alors Raoul fut toujours heureux de suppléer le maestro à la satisfaction des aficionados du « Jazz des Jeunes ».C’est au cours d’une prestation avec ce groupe à l’avenue Bouzon/Nicolas, que Raoul fut repéré par Issa Sahieh.
Mettant à nu ses improvisations éclaires qui épatèrent Issa d’emblée. Il devint subséquemment l’un des chefs de file de l’ensemble de I.S. Musicien préparé dont l’individualité et la créativité étaient recherchées, il s’imposa en chef d’orchestre exclusif de son propre groupe, après la dissolution de la bande à Saïeh au début des années 1960. Eclatement dont il fut dûment responsable; ayant été à la tête de la rébellion collective qui a entrainé l’effritement de ce groupe-1à dont il fut à cette étape, l’administrateur attitré. D’où une nouvelle initiative sous les décombres de « El Sahïeh » avec le groupe de « Cabane Choucoune», sous la direction de Ernst Lamy, avant de faire bande à part. Il fut dès lors confirmé comme l’un des plus originaux piliers de la musique haïtienne. Saxophoniste au jeu fulgurant, sa justesse et sa limpidité étaient marquées par une sonorité évocatrice des époques transcendantales de l’art indigène. Il a imposé son jeu d’improvisateur hors-norme, en vrai maître de la multiplicité musicale de l’environnement sonore de la méringue native réinventée.
C’est ainsi que l’ «Orchestre de Raoul Guilaume», illumina la première moitié des “sixties”, alternativement couronné de quelques grandes stars du moment, dont : Wébert Sicot, Charles Dessalines, René et Ferdinand Dor, Luc Desgrottes, Ansy Dérose, Joe Trouillot , Serge Mattely, Gisèle Débrosse etc. Compositeur prolifique, Raoul fit l’offrande de quelques succès colossaux dont: Vive le Football, et Michaêlle : deux hits reconnus au niveau mondial. Des sensations locales comme : Voisin voisine, Rencontre, N ap pouse bourèt, Se Léon, Joseph, Ti féfé, Amalia, Crème à la vanille, Tiyèt, 40 anwo, 40 anba. Ce créateur d’envergure a aussi composé :Complainte paysanne et Papa Damballah,des rituels au fumet atavique, repris par une kyrielle de groupes et d’artistes, et, qui feraient surement partie du patrimoine des chansons immortelles à l’instar d’une Choucoune de M. Monton, d’une Déclaration Paysanne ou d’une Marabout de mon cœur de D. Legros, ou encore d’une Choubouloutte de W. Scott Elie, ou d’une Marasa Elou de A. Jaegerhuber, d’une Quo vadis terra? De A. Dérose, parmi tant d’autres.
C’est pour dire combien R.G se trouve en première ligne dans le temple de la musique populaire .Il se paya aussi la commodité de composer pour le groupe «Titato» du Bel-Air emmené par un certain Nemours Jean Baptiste, trois versions carnavalesques récipiendaires du premier prix. Cependant, au royaume de François Duvalier où rien ne surprenait, ce maestro se retrouva sous le collimateur du régime, croupit pour un temps dans ses geôles et connut éventuellement l’exil*. A New York, entre son emploi à la Continental Bank, il entreprit quelques initiatives avec «The West Indies Orchestra», puis,«The Three Men Orchestra», qui furent de durées éphémères. Il explora alors ses qualités de conteur lyrique dans une production essentiellement orale,’’Lavi Nouyòk’’. Cette œuvre décrit les us et coutumes de la vie à New York et de la communauté haïtienne en particulier. En y transpirant les angoisses d’une âme désemparée qui n’en pouvait plus de l’exil et qui supportait mal l’acculturation envahissante. Et pour compliquer les choses, Raoul fut victime d’une agression qui faillit lui coûter la vie. En effet, certains exilés le suspectaient de vouloir entamer à la manière de son beau frère G.Durosier une opération de charme en direction du régime, en le décrivant comme un inferno.
Quand il put finalement retourner au pays, sous le gouvernement de “baby doc”, il se lança dans les affaires: bar, station-service et d’essence etc. Fort de sa spécialité d’expert-comptable , il ouvrit son cabinet particulier à son domicile. Vers la fin des années 1970, le directeur de la radio d’Etat, Charles A. Abellard, lui confia la charge de l’«Orchestre de la Radio Nationale». Il y fit appel à des musiciens de son temps tels: Wébert Sicot, le batteur Charles Delva, ‘’Wawa’’ etc, en vue de faire revivre les succès d’antan. Après cette étape, il fut à plusieurs reprises président de jury des «Konkou Mizik» entre 1986 et 1989, et eut à diriger aussi une fanfare de 175 personnes. Raoul Guillaume s’est rangé aux côtés des innovateurs incomparables par sa connaissance pratique, de son milieu et de son immense culture. Espérons que des piliers musicaux, qui sont comme lui les derniers géants d’une époque sans précédent, soient encore en vie comme: Micheline, Ipharès et d’autres qui se sont fait un devoir d’immortaliser sur partition ces morceaux immortels pour les générations subséquentes.
*Ndlr. Les gros ennuis de Raoul Guillaume avec le régime de Papa Doc, il les a dûs en particulier si ce n’est surtout, au fait qu’il avait été un déjoyiste notoire, un «fanatique», un musicien-partisan zélé, très connu pour les magnifiques, prenantes et entraînantes chansons politiques composées en faveur de la candidature de Louis Déjoie. Ce répertoire d’airs politiques était de loin le plus riche comparé à celui des trois autres candidats.
Lors de son retour au pays sous la dictature de Baby Doc, moins zélé et moins maladroit que Guy Durosier, il ne se fit pas moins remarquer au Ciné Triomphe lorsque, à titre de directeur de l’«Orchestre de la Radio Nationale», un soir, il présenta quelques morceaux célébrant les dix années au pouvoir du bonbonfle Jean Claude Duvalier dont : ibo de la décennie, valse de la décennie, congo de la décennie. Sans commentaires.