Camarades, il faut sauver Carthage

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Quel danger de mort pour les misérables, qui n’existent déjà que dans la mort!

(Première partie)

« Pour les petits et les pauvres, la vie est un couloir de wagon où il faut s’aplatir pour laisser passer les autres, et encore sourire, et même demander pardon. »
Gilbert Cesbron

Depuis le jeudi 19 mars 2020, la panique s’est installée au sein de la population haïtienne. Les deux cas de coronavirus diagnostiqués par les autorités sanitaires sont venus compliquer l’existence déjà précaire de nos compatriotes. La République d’Haïti pourra-t-elle faire face à un fléau d’une telle ampleur?

Nous croisions les doigts dans l’espoir de repousser la maladie déclarée hautement contagieuse au large des îles antillaises. Malheureusement, le sort en a décidé autrement. Un indigène et un étranger belge sont testés positifs. Désormais, les Haïtiens se comptent parmi les peuples de l’univers qui luttent contre l’expansion de la pandémie meurtrière. La nouvelle a causé tout un émoi dans la diaspora. Les expatriés expriment des craintes justifiées par rapport à leurs proches restés au pays. Tous les jours, les stations de radiodiffusion de la capitale et des villes de province retransmettent en direct, à travers leurs émissions de nouvelles ou d’affaires publiques, les réactions empreintes d’émotivité des citoyens sur le danger réel que représente la COVID-19 pour une population désarçonnée, démunie, vulnérabilisée, abandonnée à elle-même depuis l’assassinat de l’empereur Jean-Jacques Dessalines le 17 octobre 1806 à Pont-Rouge (Port-au-Prince). Les principaux intervenants, membres de la société civile, envisagent l’avenir d’Haïti de façon encore sombre et pessimiste. En cette période difficile pour la planète, le gouvernement du PHTK qui rassemble les dilapidateurs du fonds PetroCaribe, n’est pas à la hauteur des responsabilités sociales, politiques et économiques que requiert l’urgence de la situation actuelle. Comment demander à de pauvres pères et mères de famille de rester confinés chez eux, quand leurs maigres activités de travail ne leur ont jamais permis d’amasser le moindre pécule? Avec quoi vont-ils nourrir leurs progénitures? Ces gens vivent de la rue. Et parfois même dans la rue. Les vendeurs qui se retranchent dans les espaces des marchés publics refusent d’obtempérer aux consignes de mise en quarantaine  imposées par le ministère de la Santé publique et de la Population. Le samedi 21 mars, ces derniers ont clairement manifesté leurs intentions de désobéir aux recommandations de la présidence corrompue, anticonstitutionnelle et de la Primature de facto et illégale. Les travailleuses et les travailleurs du secteur de la sous-traitance se retrouvent depuis le vendredi 20 mars 2020, du jour au lendemain donc, au chômage forcé. Jovenel Moïse, « le fléau des dieux de l’Afrique », en a ainsi décidé : « point barre »! L’escogriffe n’a même pas pris le temps de mesurer les conséquences désastreuses de cette décision hâtive qui pèse plus lourdement encore sur les conditions de vie précaires des masses paysannes et ouvrières. Le pourfendeur ingrat, déraisonnable, antilogique, inconscient, incompétent, inconscient du président vénézuélien, Nicolas Maduro, n’est même pas arrivé à proposer de manière convaincante des solutions transitoires, viables, rationnelles et proportionnelles pour atténuer la crise socioéconomique qui se dessine à l’horizon. Entre-temps, l’insécurité publique continue sa marche inquiétante, son escalade meurtrière. La presse locale dénonce des cas d’affrontements entre les gangs armés, qui ont fait plus d’une dizaine de morts et un nombre inestimable de blessés à l’endroit dénommé Cité soleil, au nord de Port-au-Prince.

Des journées longues et difficiles

La présence du coronavirus menace sérieusement l’existence de la société haïtienne. Le territoire national fait déjà face au phénomène de  rareté alimentaire et de pénurie d’eau potable. Malgré les propos des autorités locales, véritables « tèt gridap » sans mèche et sans kérosène, qui se veulent apparemment rassurants, nous sommes en droit de douter de la sériosité des promesses d’aide faites aux familles désœuvrées. Ces élans soudains d’humanité, de compréhension patriotique, de sensiblerie même,  ne serait-ce pas un stratagème audacieux déployé par le pouvoir kleptomane, dans le seul but d’obtenir des miettes de l’enveloppe des 12 milliards de dollars annoncés par l’Organisation des Nations unies, dans le cadre d’un projet d’assistance aux pays infortunés, comme Haïti, qui seront éventuellement frappés par la COVID-19 ?

Des femmes haitiennes creusant la terre pour en extraire de l’or.

Nous suivons avec la plus grande anxiété l’évolution de la pandémie en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en France et ailleurs. Les dirigeants de ces États sont au four et au moulin. Ils ne savent à quel saint se vouer pour ralentir la course de la contagion. Les cadavres, dans certaines régions de l’Europe, paraît-il, n’ont pas de sépulture. Ils seraient jetés pêle-mêle, puis ensevelis dans des fosses communes. Cela rappelle la triste époque du tremblement de terre à Port-au-Prince. Les camions à benne basculante déversaient les corps déchiquetés sous des pans de béton armé dans des excavations ouvertes et comblées à l’aide des pelles mécaniques, sans prendre le soin de relever l’identité des victimes. Avec l’épidémie du choléra, c’était  la même situation qui prévalait encore dans les villes et dans les campagnes d’Haïti. Si des États développés avouent leur impuissance devant la pandémie et sollicitent de l’aide internationale, comment Haïti pourra-t-elle compter sur un élan de générosité, de philanthropie, venant des membres de cette communauté internationale, eux-mêmes en difficulté de tous genres?

Coronavirus : quel danger pour les pauvres

Les êtres humains sont en train de se rendre compte que la couleur de la peau, le niveau d’études, les quartiers huppés, les résidences luxueuses, les colliers diamantés, les habits onéreux, rien de vaniteux ne garantit des abris sûrs, qui protègent contre les maladies virales. Au temps du prophète Noé, dans les eaux du « Déluge » flottaient des corps inertes : toutes origines sociales confondues. Maîtres et valets partagèrent le même destin. La « Nature » applique ses « Lois » contre l’ « absurdité » humaine. « Que servirait-il à un individu de posséder tout l’univers, s’il venait à perdre son âme [1]. » Grâce à la COVID-19, l’esclave est devenu, ironiquement, tout à coup, le « frère », la « sœur » du « colon » qui marquait son dos tous les jours avec le fouet de la méchanceté. En Haïti, des membres de la bande des vautours capitalistes ont exprimé leurs préoccupations et leurs inquiétudes par rapport à l’avenir ténébreux, nébuleux des masses populaires sans ressources économiques et financières. Comme si c’était un fait nouveau! Ces genres de comédie rigolote, de démagogie cynique nous rappellent brusquement le « Grand » Mussolini [2] après sa chute du pouvoir, alors qu’il cherchait à fuir la vindicte populaire. Une journaliste était allée le rencontrer dans sa cachette, afin de recueillir ses impressions sur l’insurrection armée qui lui avait coûté sa suprématie sur Rome et sur le reste de l’Italie. La dame s’empressait d’ouvrir la porte devant El Duce, qui donnait accès à la pièce où devait se dérouler l’entrevue, en disant gracieusement: « Après Vous, Majesté! » Mussolini  réagissait tout de suite : « Madame, devant l’Éternel, il y a pas de différence entre les créatures humaines. Au Royaume de Dieu, il n’existe pas de hiérarchie… » Lui, Mussolini, qui répétait toujours que Dieu n’existait pas au ciel! Car il s’était déjà fait « dieu » sur la terre d’Italie. Il alla même à l’église que fréquentait sa mère pour défier la foi et la croyance divine. Debout au milieu des fidèles, il hurla « Dieu n’existe pas! » Et en quittant le lieu sacré de culte, il ajouta : « Vous voyez que j’ai raison. Sinon, votre Dieu m’aurait foudroyé! » Ce jour-là, déchu, sans honneur et sans gloire, le Grand Chef, qui s’était allié à Hitler pour hégémoniser les sociétés planétaires, pour dominer sur la terre comme Alexandre Le Grand, Gengis Khan et les autres, qui avait envoyé des millions d’Italiens à la mort dans une guerre sale et absurde aux côtés des Allemands, comprenait enfin que la puissance des « mortels » ne se mesure pas à l’aune de l’Éternité.

les Haïtiens se comptent parmi les peuples qui luttent contre l’expansion de la pandémie meurtrière. La nouvelle a causé tout un émoi dans la diaspora.

Devant les menaces du coronavirus, les riches paieraient cher, pour échanger leur « phobie » contre la « sérénité » des itinérants, des clochards, des sans-abris. Quand on est déjà mort, on ne redoute plus la mort. Lorsque l’on ne possède absolument rien, sinon que son âme destinée au paradis ou à l’enfer, on n’a aucune crainte de perdre! Perdre quoi? Les pauvres se résignent et se préparent inconsciemment à toutes les éventualités. D’ailleurs, ils n’ont même pas les moyens de se tenir informés des nouvelles qui inquiètent les bourgeois et qui menacent leur fortune. Ils vivent dans des ajoupas sans aucune commodité, qui ne sont même pas branchés à l’électricité. Parcourent des kilomètres à pied pour aller chercher une cruche d’eau polluée, afin de ne pas mourir de soif. Ils ne peuvent pas se permettre de se laver les mains comme les individus qui habitent aux pays des Trump, Macron, Merkel, Trudeau… Ils n’ont jamais mangé à leur faim. Quand la presse des dominants répète que la planète va vivre des moments difficiles, extrêmement menaçants pour la santé des individus. Ils n’y comprennent pas grand-chose. Ils n’ont jamais su l’état dans lequel se maintiennent leurs conditions de vie sanitaire. Ils n’ont jamais mis les pieds dans une pharmacie. Pas de réserve de nourriture sous leurs tentes. Ne sont-ils pas toujours condamnés à chercher dans la forêt des feuilles et des racines comestibles pour conserver leur souffle de vie? Coronavirus : quel danger de mort pour les misérables, qui n’existent déjà que dans la mort!

Nous reprenons  cette observation sensée de Gilbert Cesbron : « Notre croix est faite de deux parts que nous devons porter, l’une et l’autre, et dont chacune aggrave l’autre : la douleur, l’injustice du monde; l’incroyance, le reniement du monde. C’est-à-dire : tous ceux qui souffrent, et tous ceux dont Dieu souffre… Ce qui frappe, ce n’est pas tant « l’absurde » de ce siècle que l’écart entre la sagesse initiale, l’économie essentielle de la Création et l’absurde à quoi nous sommes parvenus. L’écart entre notre science et notre morale, entre notre confort et notre absence de joie, entre notre présomption et notre fragilité – l’écart, toujours l’écart : le péché contre l’Unité [3]. »

Albert Camus a publié son célèbre roman « La peste » en 1947, aux Éditions Gallimard. La ville devenue le théâtre de la tragédie de l’horreur s’appelle Oran. Les riverains en furent atteints cruellement et moururent sous nos yeux en très grand nombre. Nous avons revisité cet ouvrage que nous avons lu assez jeune, dans la tristesse et l’anxiété. L’histoire a développé en nous une espèce de « ratophobie ». Le livre s’achève sur des prévisions inquiétantes, malgré les bonnes nouvelles de la fin de l’épidémie. L’auteur écrit : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt jamais ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse [4]. »

En fait, le docteur Rieux nous met en garde contre un optimisme béat. Insouciant. L’être humain ne pourra jamais vaincre la maladie. Les épidémies ne disparaissent pas. Elles se métamorphosent et ressuscitent sous des noms de baptême différents. Les virus et les bactéries font partie intégrante de la « Création ». Ils ont aussi, tout comme les humains, un rôle essentiel à jouer. Ils contribuent à l’équilibre de la nature. Ce sont eux, peut-être, qui mettront un terme à l’aventure humaine sur la terre.

En cet instant néfaste, où la COVID-19 bouleverse le mode de vie des individus, nous nous sommes aussi replongés dans la relecture de l’ouvrage de Jean Giono [5] sur les ravages du choléra en Europe, Le hussard sur le toit, paru chez Gallimard  en 1951, et adapté au cinéma en 1995 par le réalisateur français Jean-Paul Rappeneau. Les voyageurs soupçonnés, accusés, à tort ou à raison, de porter la bactérie de la maladie, – car ce n’est pas un virus –,  le Vibrio cholerae, sont mis en quarantaine ou menacés de lynchage. Le choléra, les Haïtiens, – à cause de la haine des puissances occidentales regroupées au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, qui ont chassé du pouvoir Jean Bertrand Aristide en 2004, et qui occupent jusqu’à présent le pays –, en savent quelque chose.

Les insensés se préparent dès leur tout jeune âge à assouvir des prétentions de grandeur durant leur courte existence, mais se sont-ils préoccupés de la façon dont l’aventure terrestre se sera terminée pour eux? Hannibal se suicida. César, Tibère, Caligula, Néron, Philippe II…, furent assassinés. Jésus, Spartacus, Apôtre Pierre, Jeanne d’Arc, Abraham Lincoln, Mahatma Gandhi, Malcolm X, Martin Luther King, Charlemagne Péralte, Jacques Stephen Alexis, eurent au moins une fin, – quoiqu’atroce –, « honorablissime ». Ils défendaient la « Justice », la « Liberté », la « Dignité », l’« Honneur », l’« Autodétermination », la « Souveraineté » et l’« Indépendance ».

Il faut sauver Carthage

Durant les dernières semaines de sa vie, Napoléon Bonaparte pensait de temps en temps à Hannibal Barca. Il relisait ou écoutait des récits tragiques sur la chute de Carthage. Peut-être, l’empereur voulait-il que la fin de son exil à l’île Sainte-Hélène ressemblât à celle du grand héros de la cité carthaginoise. Comme vous le savez, Hannibal se suicida, dans le but de priver à ses ennemis, les Romains, du plaisir de le tourner en dérision. De le ridiculiser. De l’humilier. L’arme du suicide est souvent utilisée par les grands chefs militaires pour disparaître dans la dignité, pour mourir de manière honorable, après une cuisante défaite sur le champ de bataille. Les samouraïs s’éventraient avec leur sabre ou leur poignard. Hitler ne termina pas son existence comme Mussolini. Il se tira lui-même une balle dans la tête. Alors que pour Benito Mussolini, la honte l’accompagna aux portes des ténèbres. Son cadavre, comme celui de sa compagne, fut profané par les partisans le 28 avril 1945 à Giulino di Mezzegra, en Italie. Le « Duce » n’eut pas le temps d’accomplir l’acte ultime sur lui-même et par lui-même. Quelques jours avant de rendre son dernier soupir, l’empereur déchu des Français déclara : « Bientôt, je serai oublié. Si un boulet de canon lancé du Kremlin, m’avait tué, j’aurais été aussi grand qu’Alexandre et César… au lieu qu’à présent, je ne serai presque rien [6]… » Ce ne fut pas la mort qui préoccupait Napoléon Bonaparte. Mais plutôt, comment le moment fatidique allait se présenter à sa porte, sur cette île éloignée du monde, coupée des membres de sa famille, qui livrait son corps et son âme aux démons de l’ennui. Les héros, on les voit même dans les livres, au théâtre, au cinéma, ne meurent pas souvent dans leur lit. Nous connaissons, presque tous, le courage, la bravoure de Napoléon Bonaparte sur les champs de bataille. Il partageait les risques de ses soldats. Il s’exposait aux tirs des canons, le plus souvent, comme eux. Alexandre le Grand, non plus, n’est pas mort au combat. Il fut emporté par la maladie à l’âge de 32 ans. Jusqu’à présent, la médecine n’est pas arrivée à se mettre d’accord sur les causes réelles du décès du fils de Philippe II de Macédoine. Certains  chercheurs parlent de paludisme, d’autres de fièvre du Nil, de maladie neurologique auto-immune, d’ulcère d’estomac… Vraisemblablement, Napoléon voulait ressembler à Alexandre le Grand; c’est-à-dire : laisser son nom à la postérité comme l’un des plus grands conquérants de tous les temps. Mais Blücher, à Waterloo, stoppa son rêve, son élan et ses ambitions.

Napoléon et Toussaint : un seul et même destin

Comme Alexandre le Grand qui fit de bonnes études sous la direction de son précepteur Aristote, Napoléon comprit très tôt que le chemin de son avenir passait par une bonne formation académique. Il dévorait les livres de trigonométrie, de physique appliquée, de chimie, de mathématiques… L’essayiste russe, Dimitri Merejkovski rapporta l’un de ses témoignages dans son ouvrage « Le roman de Napoléon », à la page 43 : « Savez-vous comment je vivais? C’était en ne mettant jamais les pieds ni au café, ni dans le monde; c’était en mangeant du pain sec, en brossant mes habits moi-même, afin qu’ils durassent plus longtemps. Pour ne pas faire tâche parmi mes camarades, je vivais comme un ours dans ma petite chambre, avec mes livres, alors mes seuls amis. Et ces livres? Par quelles dures économies, faites sur le nécessaire, achetais-je cette jouissance [7]? »

Et à sa mère, Bonaparte déclara un jour dans une lettre : « Je ne m’habille que tous les huit jours, je ne dors que très peu depuis ma maladie; cela est incroyable. Je me couche à dix heures et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu’un repas par jour. Cela fait très bien à la santé [8].» Tout prédestinait le fils de Maria Letizia Bonaparte à une carrière politico-militaire spectaculaire. Nous hésitons à écrire extraordinaire. Il n’y avait pas de place dans le cœur de Napoléon pour la pitié. Sur la quatrième de couverture du livre de Merejkovski, nous lisons : « Orgueilleux,  insatisfait, fils et fossoyeur de la Révolution, Napoléon se bat au nom d’idéaux de liberté, met l’Europe à feu et à sang, élève la France malgré elle avant de la plonger dans la misère et l’anéantissement. Car Napoléon est l’ambition humaine, vécue jusqu’à l’extrême [9]. » Pour satisfaire son orgueil personnel, l’Empereur étourdi pouvait sacrifier la moitié de ses soldats au combat. Ce belligérant, impassible, vaniteux et prétentieux, était incapable du moindre élan d’humanité envers autrui. Devant les cheikhs du Caire, lors de la campagne d’Égypte, il claironna : « Souvenez-vous que je marche accompagné du Dieu de la victoire et du Dieu de la guerre. »

C’est l’armée indigène, commandée par Jean-Jacques Dessalines, qui viendra enlever définitivement ces mots de vantardise de la bouche du général, avant sa défaite à Waterloo. Bonaparte confondait le Bon Dieu et le Diable. C’est le dernier qui marchait à ses côtés. Au moment de son trépas, il poussa un grand cri et prononça deux mots : « France…! Armée!… » Puis rendit l’âme dans les bras du comte Charles de Montholon, son exécuteur testamentaire, son homme de confiance. Dans ses délires, il ne citait pas le nom du général indigène Toussaint Louverture qu’il avait condamné à la souffrance mortelle au fort de Joux, dans les montagnes du Jura. Il ne pouvait certainement pas oublier une déportation aussi douloureuse, aussi cruelle. Tellement inhumaine. Cet assassinat classique d’un niveau de crapulerie nauséeuse restait probablement éveillé quelque part dans sa mémoire bouleversée, à moitié éteinte par le chagrin et la nostalgie de Paris. Peut-être, entendait-il encore résonner ces cris agaçants, cette voix autoritaire et fière qui n’avait pas cessé de déchirer le voile de la nuit frileuse et grinçante, jusqu’à sa complète extinction : « Bonaparte, Bonaparte! Rends-moi-ma femme et mes enfants! » Lui aussi, Napoléon, aurait pu prononcer ces mêmes paroles. Louis Arnold Laroche [10] nous a laissé en héritage ce beau poème qui retrace les souffrances du Général indigène dans la prison de Napoléon, Les Plaintes de Toussaint Louverture, dont nous vous rapportons un extrait éloquent :

«Dans un sombre cachot au fort de Joux, en France
Languissait un vieux noir qu’admirait l’univers
Trahi par les Français, jaloux de sa vaillance
Le noir fut dans ce fort jeté les pieds au fer.
Méprisant d’un consul l’atroce barbarie
Il répétait toujours:” Je meurs pour mon pays!”.
Mais une nuit, pensant au ciel de la patrie,
A sa femme, à ses fils, à ses champs de maïs
Le guerrier s’écria dans un accent sincère:
“O mon pays! Mon coeur à tes doux souvenirs,
Ne peut gémir encore sur la terre étrangère
La voûte du cachot entend trop mes soupirs.
Le général français qui fait la guerre au monde,
De son prisonnier noir connait-il les tourments?
Hélas! Il m’a jeté dans cette fosse immonde!
Bonaparte, rends-moi ma femme et mes enfants! »

L’histoire, d’une certaine façon, n’aurait-elle pas réservé la même fin à Napoléon et à Toussaint, qui défendaient, chacun de son côté, la gloire, les intérêts et les préoccupations de son peuple? Et encore, peut-on utiliser le terme « gloire » pour les malheureux esclaves qui s’étaient jetés dans une lutte acharnée contre des fauves blanches, rien que pour pouvoir rester en vie? Mieux encore : rien que pour reconquérir la dignité de l’existence humaine, selon les principes philosophiques et idéologiques de Montesquieu, de Rousseau, de Kant, de tous les contractualistes de l’époque des Lumières? Dignité : c’est bien le mot que nous cherchions. Sortir, se libérer de l’esclavage cruel, n’est point une « gloire ». C’est un « devoir » envers soi-même. Envers tous les êtres humains, qui doivent vivre libres et égaux dans la nature. Personne, aucun peuple ne doit accepter d’exister sous la domination d’un individu, d’un État, d’un gouvernement. ET c’est à partir de là que la haine a pris naissance chez Caonabo, Henri, Geronimo, Makandal, Dutty Boukman, Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Sanite Belair, Claire Heureuse, Défilé,  Alexandre Pétion, Catherine Flon, Capois, Boisrond-Tonnerre… Nous aussi, sommes traversés par ces mêmes sentiments d’hostilité envers ceux-là, les bourreaux qui ont assassiné la reine Anacaona, les prédateurs cannibales qui ont suivi les traces de La Santa Maria, de La Pinta et de La Niña en Amérique, les impérialistes qui nous haïssent, les néocolonialistes qui ont juré de nous détruire, pour se venger de nos ancêtres qui les ont déshonorés, « ignominisés » le 18 novembre 1803, à Vertières.

Bonaparte mourut en captivité à l’île Sainte-Hélène. Un trépassement agité. Les criminels ressassent toujours leurs forfaits, revoient toujours le visage de leurs victimes avant de traverser, comme les fidèles disent dans la religion vaudou. Enfant, nous avons entendu notre grand-mère raconter les derniers moments d’une vieille boutiquière qui habitait dans le quartier et qui ressemblait à une vieille sorcière. Les adultes disaient qu’elle se transformait la nuit en loup-garou pour enlever les enfants dans leur lit, et les manger comme le loup de Gubbio. Un jour, la sexagénaire était « in articulo mortis » (à l’article de la mort). Elle s’agitait et délirait. Elle répétait dans un état d’inconscience les noms de tous les gamins disparus, qui avaient subi sa malfaisance mortifère. Une mère de famille rapporta même devant nous que la vieille avait cité le nom de sa petite fille décédée mystérieusement à l’âge de 6 ans.

L’empereur dictateur avait vu juste. L’historiographie mondiale ne le compare pas à Alexandre le Grand et à Caius Julius Caesar Divus dit César. Le « Monstre » dort dans les ténèbres comme un vulgaire conquérant, un Néron qui utilisait les chiens, – à la place des lions –,  pour faire dévorer les esclaves africains de Saint-Domingue, avant l’aboutissement glorieux de l’insurrection armée conduite par Jean-Jacques Dessalines.

(À suivre)

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Notes et Références

[1] La Bible, Matthieu 16 :26

[2] Emmanuel d’Astier, écrivain et ex-ministre du gouvernement provisoire français en 1944, Comment se fait un dictateur

[3] Gilbert Cesbron, Journal sans date, page 167, Éditions Robert Laffont, 1963.

[4] Albert Camus, La peste, page 279, Éditions Gallimard, 1947.

[5] Jean Giono, Le hussard sur le toit, Gallimard  en 1951, adapté au cinéma en 1995 par le réalisateur français Jean-Paul Rappeneau

[6] Dimitri Merejkovski, Le roman de Napoléon, Éditions France Loisirs, 2005.

[7] Dimitri Merejkovski, Le roman de Napoléon, page 43, Éditions France Loisirs, 2005.

[8] Dimitri Merejkovski, Le roman de Napoléon, Éditions France Loisirs, 2005.

[9] Dimitri Merejkovski, Le roman de Napoléon, Éditions France Loisirs, 2005.

[10] Louis Arnold Laroche, Les Bluettes, septembre 1884.

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