Le Sénat haïtien : théâtre, cirque ou les deux !

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Deux sénateurs de l'opposition, Ricard Pierre et Antonio Cheramy, mégaphone en main.

Les spectacles auxquels les Haïtiens ont assisté au Sénat de la République le dimanche 12 et le mardi 14 mai 2019, auraient pu laisser croire à certains qu’ils étaient dans un Cirque. Mais, on s’est ressaisi, car il s’agissait plutôt d’un Théâtre dans la mesure où l’Hémicycle est composé d’acteurs exécutant une pièce en dignes descendants des « Comédiens » du roman de Graham Green qui décrit à la perfection le fonctionnement, le comportement et l’attitude des politiciens haïtiens dès les années 60. Finalement, à bien réfléchir, on a compris que ce n’était ni l’un ni l’autre. Et pour cause. Présenté par une série d’animaux politiques, le spectacle n’était pas à la hauteur d’animaux bien entrainés. Pareil pour une pièce de théâtre. C’était pire qu’une comédie de comptoir. Les acteurs en faisaient un peu trop. Ils étaient laids, ridicules, voire indécents. Résultat, leur numéro s’apparentait plus à un combat de coqs dans une gaguère qu’un débat se déroulant dans une salle de séance d’une noble Assemblée.

Antonio Cheramy en action !

Pour la ratification du Premier ministre Jean-Michel Lapin, en effet, tout le monde s’attendait à ce que cela chauffe un peu au Sénat de la République. C’est un rituel ! Opposition/pro-gouvernementaux, chacun veut se faire remarquer. Mais à ce niveau, c’est du jamais vu. Mal engagé dès le départ, le processus devant confirmer ou pas le Premier ministre nommé à son poste prouve qu’il faudra un jour remettre à plat les règles au Sénat de la République afin d’éviter ce genre de spectacle aux yeux du monde. Engagée depuis le dimanche 12 mai 2019, la séance de ratification du Premier ministre qui est loin de faire consensus dans le milieu politique a eu toutes les peines du monde à aboutir. Dès l’ouverture de la séance, la minorité active du Sénat avait pris les choses en main. Conduite par le sénateur de l’Ouest Antonio Cheramy, dit Don Kato, cette minorité dont le nombre ne dépasse pas quatre sénateurs a fait preuve d’une ténacité sans égale dans cette Assemblée. Tout a commencé sur l’ordre du jour quand les minoritaires ont contesté la légalité de cette séance. Ils argumentaient que le Bureau du Sénat n’a jamais été autorisé à organiser cette séance en vue de l’exposé de la Politique générale du Premier ministre.

Dès lors, un bras de fer s’est engagé entre les partisans du Président de la République et l’opposition soutenue activement par le sénateur de l’Artibonite, Youri Latortue qui s’impose de plus en plus comme chef de l’opposition au Grand corps. Dans cette bataille des chiffonniers, tous les coups étaient permis : arrachage des deux micros du bureau, documents  de la séance déchirés, saisie de la cloche du Président, sabotage du système de sonorisation, etc. Ce furent les minoritaires qui remportèrent la victoire. Surtout après avoir fait des coups de poings entre eux, un inconnu, sans doute partisan de l’opposition,  a donné le coup de grâce à cette séance qui était tout sauf une assemblée d’élus. Ce loup solitaire a tout simplement plongé l’Hémicycle dans le noir en sabotant le système d’éclairage. N’ayant pas de génératrice de secours, ce fut la fin prématurée du spectacle.

Ci-dessus, de gauche à droite: Antonio Cheramy, Evallière Beauplan
Ci-dessous : Nènèl Cassis et Ricard Pierre

De toute façon, les radicaux avaient non seulement empêché la séance de commencer mais ils ont fini par pousser le Président Carl Murat Cantave à renvoyer sine die ou mettre en continuité la séance de ratification le temps qu’une Conférence des Présidents se réunisse le lundi 13 afin de trouver un compromis. Mais il faut signaler que depuis longtemps, les sénateurs de l’opposition avaient déclaré qu’il n’était pas question que des ministres qui ont été censurés par les députés soient reconduits dans le nouveau cabinet ministériel. Ces parlementaires ont dans leur ligne de mire, particulièrement un ministre, celui de la justice et de la Sécurité Publique, Jean Roudy Aly. C’est lui en tant que ministre de la justice qui avait exécuté les ordres venus d’en haut de libérer le commando composé des 7 mercenaires américains qui s’étaient introduits dans le pays armés jusqu’aux dents et interpellés accidentellement par la police lors d’un contrôle de routine. Sans jamais donner d’explications au Parlement, les sénateurs et députés de l’opposition ont accusé Jean Roudy Aly d’avoir trainé dans la boue la justice haïtienne dont il a la charge.

Du coup, certains sénateurs jurèrent qu’ils ne laisseraient pas le fossoyeur de la justice pénétrer dans l’enceinte du Parlement. Par précaution, le ministre de la justice s’était abstenu d’accompagner le Premier ministre avec les autres membres du gouvernement. Les sénateurs minoritaires se plaignaient aussi de n’avoir détenu aucune Commission permanente au Sénat. Alors que, selon les Règlements intérieurs, en tant qu’opposition, ils ont droit à certaines Commissions. A cause de ces deux obstacles, somme toute surmontables, le Président Cantave avait donc donné rendez-vous à tout ce beau monde le lundi 13 mai pour une Conférence des Présidents. C’est cette instance après le Bureau qui détient le véritable pouvoir au Sénat. En effet, lors de cette fameuse réunion de la Conférence des Présidents, les sénateurs minoritaires en avaient profité pour rafler trois importantes Commissions permanentes. Il s’agit de la Commission des Affaires étrangères détenue par Evallière Beauplan, sa Commission préférée, il l’avait déjà présidée à plusieurs reprises. La Commission des Affaires sociales est revenue à Don Kato (Antonio Cheramy) lui qui aussi a déjà dirigé cette Commission qui le met en contact direct avec les couches les plus défavorisées du pays.

Enfin, la Commission de la Planification et de la Coopération Externe est tombée entre les mains de Ricard Pierre de Pitit Dessalines. Le gâteau des Commissions étant partagé, les pro-gouvernementaux, eux-mêmes majoritaires, pensèrent avoir trouvé la solution au blocage de la séance de ratification du Premier ministre. Sur le champ, décision fut prise de convoquer une nouvelle fois Jean-Michel Lapin pour le lendemain mardi 14 mai 2019 à venir faire sa Déclaration de Politique générale. Dans la nuit même, un courrier lui a été envoyé en ce sens tout en lui demandant de corriger sa liste de ministres. Il a été prévenu que les membres indésirables de son gouvernement ne seraient pas les bienvenus au Sénat. Ils peuvent faire le déplacement s’ils le souhaitent à condition qu’ils restent planqués derrière les grilles du Parlement et qu’aucun sénateur de l’opposition ne voie leur tête. Pour le Président du Sénat, Carl Murat Cantave, c’était affaire conclue. Cette nouvelle séance, d’après lui, devrait bien se passer.

Rendez-vous est pris pour mardi à 7 du matin. Ce que le Président Cantave ne savait pas, c’est qu’entretemps Jean-Michel Lapin et le Président de la République avaient apporté quelques modifications dans la liste des ministres qui n’allaient pas du tout arranger les choses. Pourquoi ? On n’en sait rien. En tout cas, un nouveau décret présidentiel comportant les noms des nouveaux ministres est publié dans Le Moniteur, le journal officiel. Mardi 14 mai, comme convenu, le Premier ministre est là avec son cabinet ministériel totalement remanié. Des ministres indésirables se voient récompenser en leur confiant d’autres Ministères en plus de leur ministère d’origine. Comme une provocation de plus, le ministre le plus honni du gouvernement, Jean Roudy Aly garde son portefeuille mais il est aussi ministre de la Défense. Celui de l’Education Nationale, Josué Agénor Cadet, est reconduit et en plus on lui confie la Jeunesse et les Sports, Guy François Junior prend le Ministère du Tourisme et au passage celui des Haïtiens Vivant à l’Etranger.

Enfin, le ministre de l’Economie et des Finances, Ronald G. Décembre, prend aussi en charge le super Ministère de la Planification et de la Coopération Externe. Sans oublier le Premier ministre qui ne tient pas à lâcher son ex-Ministère de la Culture et de la Communication. Bref, c’est le retour des vieux de la vieille, dit-on à Port-au-Prince. Certains voient même le retour du gouvernement de Jean Henry Céant. Mardi 14 mai 2019, il est 14 heures au Bicentenaire.  Tout le monde a compris que les choses vont mal. En effet, la séance était prévue pour 7 heures du matin. Il était 14h quand, enfin, timidement les sénateurs ont fait leur rentrée dans l’Hémicycle. Avant même de passer à l’ordre du jour controversé qui avait été le prélude aux premiers incidents de dimanche, les sénateurs de l’opposition montent au créneau pour demander où sont passés les quatre ministres manquants. Car selon eux, l’arrêté présidentiel fait mention de 18 Ministères or, devant eux, il n’y a que 14 ministres.

Cette première interrogation sera l’argument principal qui va faire échouer une deuxième fois la séance de ratification du Premier ministre. Arguments contre arguments, les pro et les anti gouvernementaux devaient s’affronter jusqu’à en venir aux mains. Les sénateurs Dieupie Chérubin et Youri Latortue passèrent à l’offensive et attaquèrent la décision du pouvoir de réduire le nombre de ministres. Alors, l’animal politique Joseph Lambert, grand partisan du Premier ministre également originaire de Jacmel, va chercher un décret datant de 2005 pour soutenir la décision de l’exécutif de présenter un cabinet avec des ministres occupant deux Ministères en même temps. En tentant de cautionner et de justifier cette fusion avec l’article 34 du décret 2005, Lambert provoque quasiment une émeute dans la salle. Devant l’effervescence généralisée, le Président Cantave qu’on voit totalement dépassé par la tournure des événements annonce une suspension de séance de 5 minutes pour calmer les esprits. Mais, vu l’ambiance survoltée qui règne dans la salle, il a compris que non seulement son annonce n’a pas été entendue mais que ce laps de temps ne résoudra rien à l’affaire. Alors, Carl Murat Cantave a préféré inviter tous les sénateurs à dîner.

Dès l’ouverture de la séance, la minorité active du Sénat avait pris les choses en main. Conduite par le sénateur de l’Ouest Antonio Cheramy, dit Don Kato

Mais, même les plus fins cordons bleus du pays ne pouvaient calmer l’ardeur des opposants intransigeants et très à cheval sur le principe constitutionnel, bien entendu, quand cela les arrange. D’ailleurs, même durant le fameux dîner, les débats faisaient rage entre les pro et les anti Jovenel. C’est comme si c’était le chef de l’Etat qui devrait faire sa Déclaration de politique générale. A peine de retour dans la salle de séance, le tohu-bohu avait repris. On n’entendait plus rien. Ça gueulait ! Ça s’énervait ! Ça criait ! Tout devenait assourdissant. Vu que personne n’entendait plus rien, certains décidèrent de faire le ménage dans la salle.  Surtout d’un côté, les sénateurs pro-gouvernementaux commencèrent à faire pression sur le Président pour faire passer au vote en dépit des failles évidentes que comportait la liste du Premier ministre. Tandis que de l’autre côté, les plus radicaux, mais pas seulement eux, demandaient au Président Cantave d’envoyer le Premier ministre retravailler sa liste avant de revenir au Sénat avec son cabinet de 18 ministres pour l’énoncé de sa Déclaration de Politique générale.

Sauf que, dans le brouhaha général, tout le monde a perdu son sang froid. Certains commencèrent à tapoter sur les bancs et frapper un peu partout. Alors que les partisans du pouvoir faisaient le forcing pour qu’on passe au vote, même sans débat qui, d’ailleurs, devenait totalement impossible compte tenu du désaccord total sur la marche à suivre. Pendant 5 à 6 minutes, le sénateur Antonio Cheramy avait disparu de la salle. On croyait qu’il était fatigué et rentré chez lui.  Erreur ! Le sénateur était allé se mettre en condition de combat. En effet, Don Kato était allé enlever sa cravate et sa veste pour revenir dans l’hémicycle en bras de chemise prêt à faire des coups de poings.                                                   Dès son retour, il est allé directement se saisir d’un mégaphone afin de faire du vacarme au maximum. Son collègue Ricard Pierre avait déjà l’autre en main. Le duo occupait donc définitivement la salle de la séance. A ce moment précis, l’on était dans un grand du n’importe quoi. Les sénateurs Nènel Cassy et son camarade Evallière Beauplan s’en donnaient à cœur joie. Ils tapaient sur tous les mobiliers. Ils étaient prêts pour la bagarre. Ils provoquaient. Ils insultaient les pro-Lapin, etc.

A bout de patience le sénateur Wilfrid Gélin, d’ordinaire plus calme et qui ne s’était jamais prononcé auparavant, s’énerva lui aussi et s’emporta. Depuis l’ouverture de la séance, il avait gardé le silence. Soudain, il laissa entendre : Se swa Sena a boule jodi a (ou bien le Sénat brule aujourd’hui). On craint le pire ! Il est bientôt 19h30. Garcia Delva que ses relations avec le chef de gang Arnel Joseph ont mis au banc des accusés depuis les révélations de la Commission de Sécurité et Défense du Sénat, s’impatientait tout en insistant auprès du Président Carl Murat Cantave de  mettre  au vote l’ordre du jour. Il fut surpris par la décision du Président de prendre une seconde suspension de séance. « On suspend la séance », lâche-t-il dans un concert de mégaphone et d’autres ustensiles trouvés sur place. Ici, nous ne sommes pas au théâtre, c’est une gaguère.

Les honorables sénateurs ne sont plus des acteurs style les « Comédiens », ils font plutôt offices de chaperons (coqs) dans une arène à gallinacés. La divergence est publique entre les membres du bureau. Garcia Delva s’énerve et marque son désaccord avec le Président Cantave visiblement au bout du rouleau devant ce spectacle affligeant et honteux de son Auguste Assemblée faisant face au pays qui suit en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux ce combat de coqs. Le copain de Arnel Joseph quitte le podium où sont installés les membres du bureau, il descend dans l’arène et se précipite auprès de son ami et mentor Youri Latortue qui se réjouit de la tournure de la séance. Garcia interpelle le chef du Parti AAA, (Ayiti An aksyion) en ces termes : « Youri, se ou ki te mete l, ede Cantave non ! ». Preuve que Youri demeure l’un des hommes forts au Bicentenaire. Entretemps, tout le monde se retrouve un peu partout sauf dans la salle de séance.

Il est déjà 20h30. Carl Murat Cantave décide finalement de faire son retour dans l’Hémicycle mais avec la ferme intention de continuer coûte que coûte la séance. Peut-être un peu briefé en amont par les amis du chef de l’Etat. Mais il y a problème, le retour de Cantave dans la salle se fait dans une cacophonie indescriptible aux sons des mégaphones des opposants. Il tente de dire quelque mots qu’on suppose être du genre : la séance est reprise tout en invitant le Premier ministre à monter au Pupitre pour faire sa Déclaration de Politique générale. En fait, le Président a tenté un coup de bluff ! Il voulait faire intervenir le Premier ministre sans que la Commission ne donne son rapport sur les dossiers des différentes personnalités devant intégrer le nouveau gouvernement. Comme si de rien n’était, Jean-Michel Lapin se met débout, jette un œil sur le cabinet ministériel et file au Pupitre pour l’énoncé de sa Politique générale. Pour les sénateurs de l’opposition, c’est une pure provocation venant des deux côtés. D’une part, du Président Cantave qui a tenté un coup de poker et d’autre part, du Premier ministre Lapin qui a accepté d’aller sur le podium, alors qu’il voit que les conditions ne sont pas réunies pour un tel exercice.

Immédiatement arrivé sur le podium sans avoir eu le temps de prononcer un mot, Lapin est pris à partie par les députés de l’opposition qui ont envahi l’estrade tout en tentant de prendre le micro et son texte. Pour le protéger, les sénateurs Garcia Delva et Joseph Lambert courent à son secours formant autour de lui une sorte de bouclier humain. Entretemps, une bousculade s’ensuit et le Pupitre est renversé et brisé en mille morceaux. Lambert s’impose comme une garde de sécurité pour le Premier ministre. On sent qu’il n’apprécie pas du tout ce qui est en train de se passer. Pour la deuxième fois consécutive, son poulain Lapin ne pourra pas s’exprimer au Sénat. Dans la bagarre, le Premier ministre s’est retrouvé seul entouré des deux sénateurs protecteurs puisque tous les membres du gouvernement, dans la confusion générale, ont pris la fuite, histoire de se mettre à l’abri.

Seul le chef cabinet du Premier ministre, maitre Anibale Coffy, un ancien membre de cabinet de Simon Dieuseul Desras à l’époque où celui-ci était Président du Sénat assiste sans broncher au haut d’une chaise à toutes ces bagarres au cours desquelles les bureaux, les chaises, les microphones, le Pupitre et même les céramiques sur le sol ont fait les frais d’une soirée de ratification qui s’est soldée par un pugilat général entre sénateurs. Plus d’un se demande aussi pourquoi le chef de l’Etat a laissé l’affaire dégénérer à ce point. A partir du moment où les émissaires du Président Jovenel Moïse l’avaient  averti de ce qui se passait et la tournure que prenait cette séance de ratification, il aurait dû appeler son chef de gouvernement pour lui conseiller de rentrer à la maison. D’autres s’interrogent aussi sur la composition du cabinet ministériel. Pourquoi tenter de fusionner certains Ministères sans en avertir le Parlement ? Alors que le président sait que la plupart des parlementaires ne cherchent que ce genre d’anomalie pour faire obstacle à la Déclaration de Politique générale du Premier ministre. En agissant de cette manière, le chef de l’Etat donne l’impression qu’il ne s’intéresse pas vraiment à Jean-Michel Lapin ou qu’il se moque royalement de la situation économique et sociale du pays.

Enfin, devant ce spectacle hideux et honteux, Carl Murat Cantave a présenté le lendemain mercredi 15 mai 2019 ses excuses à la nation lors d’une conférence de presse. Il a reconnu qu’« il est inadmissible et inacceptable que le Sénat offre un tel spectacle ». Sauf que le mal est déjà fait, avec des chances de récidives ultérieures. Quel « beau » parlement !

  C.C

 

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