Par Mauricio Centurión
Les zapatistes avaient créé la surprise en proposant une candidate indépendante à la présidence du Mexique : María de Jesús Patricio Martínez, dite Marichuy. Cette femme, une indigène Nahua, a assumé avec le Conseil du Gouvernement Indigène la tâche ardue de visiter les villes du Mexique afin de faire connaître leurs propositions, “recueillir la douleur” et chercher à collecter les 860 000 signatures que l’Institut National Électoral exigeait pour pouvoir valider la candidature. Elle n’a pas atteint ce but, mais elle a mené une campagne enrichissante pour tous.
« J’ai entendu dire que vous vouliez savoir comment ça se passait avec les signatures », disait la porte-parole du Conseil indigène de gouvernement lors de la clôture de la « Rencontre des femmes combattant avec le Conseil national indigène » le 11 février. Elle regarde sa main où ont peut voir un chiffre écrit au stylo : « Au dernier recensement qu’ils nous ont donné hier, il y en avait 232 770, comme vous voyez, il nous en manque beaucoup, mais nous allons bien au-delà de quelques signatures ».
Il est 15 h et il reste 9 jours pour boucler la collecte de signatures. Aujourd’hui, nous visitons San Gregorio, Xochimilco, une localité à la périphérie de Mexico, choisie comme toutes les autres parce que frappée par l’incurie et le business de la malgouvernance. Les affiches disent : « Il est temps que les peuples/villages fleurissent, bienvenue Marichuy ». Après que chacune des personnes participant à cet événement, très différent des rassemblements électoraux coutumiers, ait eu l’occasion de prendre la parole, l’un des responsables de l’organisation lancer: « Les conseillers et la porte-parole viennent pour le feu d’artifice, nous avons besoin d’une ou d’un volontaire pour tirer les fusées »
La tribune se remplit de couleurs, la table est composée principalement de femmes autochtones ; chacune portant des vêtements traditionnels et des tresses. Avant qu’elles prennent la parole, une femme âgée de la localité demande à prendre la parole une minute pour dire un mot à Marichuy. “Bonjour, je veux couronner cette grande femme, qui depuis 1994 est en lutte et mérite que nous lui rendions ce grand hommage que nous avons l’habitude de rendre à Xochimilco : couronner les femmes qui ont travaillé pour leur village, leur quartier, leur communauté et leur famille et elle le mérite. ” Elle pose la couronne sur la tête de la porte-parole et prie: « Chère Terre Mère, cher Père Soleil, chère sœur air, cher grand-père feu, donnez des forces à cette femme et défendez-là contre le mal d’où qu’il vienne, ainsi soit-il, Ometeotl ! “*
Représenter et non évincer
« Marichuy couleur de la terre, anticapitaliste du cœur », dit une cumbia jouée par le groupe zapatiste “Les originaux de San Andrés”. Marichuy est le surnom local de María de Jesús Patricio Martinez. Elle est médecin généraliste traditionnel, soignant par les plantes, un savoir qu’elle a hérité de sa mère et de sa grand-mère. Elle affirme que les zapatistes, par leur soulèvement de 1994, lui ont fait comprendre qu’on pouvait vivre autrement. Depuis lors, elle a fait de la lutte et de la guérison des maux son mode de vie. Elle est plutôt timide, mais ses mots tombent avec conviction et force: cette candidature “n’a pas tant pour but de prendre des voix, d’aller s’asseoir dans le fauteuil maléfique”. Plus qu’une campagne électorale, ils feront campagne pour la vie, pour la “reconstitution des peuples/villages”. « Plus que des votes, nous collectons des douleurs que nous avons dans tous les villages et qui devaient être entendues. » « Nous n’offrons pas de solution magique, nous appelons nos peuples à s’organiser ». « Après 524 ans de dépossession et d’extermination, nous voulons passer à l’offensive et cette fois-ci être protagonistes de l’histoire que nous voulons vivre. »
Penser à une présidente indigène du Mexique dans le contexte actuel est quelque chose qui ne peut arriver qu’à ceux qui rêvent éveillés, qui ont passé leur temps à répéter des phrases impossibles. « Un monde contenant de nombreux mondes », dirent-ils le 1er janvier 1994 ; certains ont ri, d’autres sont allés voir, et ont commencé à le construire à travers leurs cliniques et écoles autonomes, s’autogouvernant en dehors de l’État par l’intermédiaire de ce qu’ils appellent les “Juntes de bonne gouvernance”.
Proposer et non imposer
Le 15 octobre 2016, le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène -Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale (CCRI-EZLN) a fait la proposition de présenter une candidate indigène, femme, à l’élection de 2018, au nom du Congrès national indigène (CNI).
Le lendemain de la proposition, le sous- commandant insurgé Moisés l’a réaffirmé avec une phrase qui, depuis lors, court à travers le Mexique, écrite sur une banderole: « Écoutez-le bien, comprenez-le bien, l’heure du Conseil indigène de gouvernement a sonné. Que la terre tremble dans ses centres à son passage, que dans son rêve le cynisme et l’apathie soient défaits, que dans sa parole se lève la voix des sans-voix ».
La proposition a fait du bruit et provoqué du mécontentement, certains médias aux ordres ont claironné : « L’EZLN quitte le combat et lance sa candidature politique ». C’était le signal que la terre commençait à trembler dans ses centres, chaque déclaration devait être lue en détail, chaque mot des camarades devait être écouté et il fallait suivre le processus de constitution du Conseil Indigène de Gouvernement formé. Il faut clarifier un point : l’EZLN soutient la proposition matériellement et idéologiquement, mais aucun de ses membres ne participe activement en tant que tel au Conseil indigène de gouvernement. Ses membres sont issus du Congrès National Indigène, composé de 523 communautés et représentant 43 groupes autochtones de 25 États, après 7 mois de consultation et de travail en assemblées.
« L’armée zapatiste n’abandonne pas sa lutte pour la voie électorale, la lutte continue à partir de ses bases autonomes, les escargots (caracoles), nous avons simplement soutenu avec ferveur l’idée de gâcher la fête pour les riches », dit un membre du mouvement dans une conversation informelle. Un autre, alors qu’il bidouille son passe-montagne pour prendre une gorgée de maté argentin, qu’il connaît pour avoir été le tuteur d’ un Argentin à la petite école zapatiste, il y a quelques années, dit : « Avec sa tournée à travers le pays, Marichuy fait un travail collectif ; ce qu’elle fait est équivalent de ce que nous faisons dans les plantations de café, ce café servira à nourrir tout le monde , mais je n’arrête pas la récolte en attendant de voir comment ça se passe avec les signatures ni elle n’arrête de collecter des signatures en attendant de voir comment ça se passe avec le café : nous nous soutenons tous et toutes mutuellement en faisant chacun son travail pour nous renforcer et appuyer l’autonomie ».
Servir et non se servir
L’Institut national électoral a exigé du Congrès national indigène 860.000 signatures pour pouvoir entrer dans le processus électoral. Ce n’était là que le premier obstacle, étant donné que les signatures devaient être collectées avec un smartphone coûteux: dans les communautés il est impensable et inutile d’avoir un téléphone à plus de 2000 $ parce qu’il y a très peu de couverture de réseau et de connexions dans ces zones et il fait donc voyager deux ou trois heures pour obtenir une connexion et ensuite être en mesure de collecter des signatures. Comme si tout cela ne suffisait pas, l’Institut a reçu 1 331 plaintes pour exclusion de municipalités ayant des niveaux élevés et moyens de marginalisation, ainsi que 725 municipalités déclarées en état d’exception ou de catastrophe déclarée suite aux tremblements de terre de septembre.
Sachant tout cela, la porte-parole et le Conseil indigène de gouvernement sont partis en tournée dans les villes et villages du Mexique.
Dans une université, devant une centaine de jeunes, une membre du Conseil dit : “Le combat va continuer, il va au-delà des signatures, les signatures étaient un prétexte pour nous mettre en marche, pour être ici et nous y sommes parvenus, nous sommes ici. Ils disent que nous n’avons pas réuni assez de signatures, et vous, qu’en pensez-vous? Pensez-vous que cela nous déprime? Pensez-vous que cela nous inquiète? Pensez-vous que cela nous bloque? Bien sûr que non, les signatures étaient un prétexte pour arriver jusqu’à vous, pour être ici. Après les signatures, le combat commence, le chemin, l’organisation. Et nous avons pris contact avec vous, cela dépend de tous de rester en contact, de continuer à marcher, à diffuser les douleurs, les souffrances, à démasquer le gouvernement, à ne plus permettre que les puissants maintiennent leur mainmise sur notre pays, nous demandons tout le monde de prendre conscience ».
Convaincre et non vaincre
« Nous ne cherchons pas à gérer le pouvoir, nous voulons le démonter à partir des brêches que nous connaissons, nous en sommes capables », disait le communiqué intitulé « L’heure est venue » du Congrès national indigène publié le 28 mai 2017. Ils ajoutaient : « Nous lançons un appel à s’organiser dans tous les coins du pays, afin de réunir les éléments nécessaires pour que le Conseil indigène de gouvernement et notre porte-parole soit enregistrée comme candidate indépendante à la présidence de ce pays. Ainsi la fête changera de camp, ce ne sera plus eux fêtant notre mort, mais nous, dans la dignité, par la construction d’un nouveau pays et d’un nouveau monde.»
C’est peut-être notre expérience qui nous fait aujourd’hui relier la politique avec la corruption et le gouvernement avec le pouvoir de quelques-uns. Le CNI s’est donné pour tâche la création d’un organe pluriel et représentatif, un instrument politique pour lutter pour la vie, pour affronter un Mexique ravagé par la violence du crime organisé, avec plus de 100 000 morts et 30 000 disparus dans la dernière décennie. un Mexique où l’extermination des peuples originaires est toujours l’unique forme de relation avec elles et eux et ils, cette fois-ci avec d’énormes projets extractivistes.
Obéir et non commander
Les 71 membres du Conseil et sa porte-parole savaient qu’en assumant leur tâche, ils portaient la voix et le regard de celles et ceux d’en bas, s’engageant à se battre pour la justice et la démocratie, à respecter la terre mère et les langues et les visions du monde originaires à rester anticapitaliste, en bas et à gauche, à construire des révoltes et des résistances et avec les exploités du pays et du monde, contre ceux d’en haut, à ne pas se vendre, abandonner ou se rendre. À suivre et respecter les sept principes du « Commander en obéissant »: Servir et ne pas se servir, Représenter et non évincer, Construire et non détruire, Obéir et de non commander, Proposer et non imposer, Convaincre et non vaincre, Descendre et non monter.
Parmi les lieux à visiter étaient prévues des universités, des lieux dans lesquels, paradoxalement, beaucoup de membres du Conseil, entraient pour la première fois. Parmi les affiches placardées sur les murs ressortaient notamment celles du Conseil national autochtone, avec des fleurs dessinées au-dessus de la tête de la porte-parole, cette femme indigène qui, par son regard, disait : Nous venons avec ce projet. Et toi ?
Deux jeunes ouvrent l’événement en lisant une déclaration qu’ils ont écrite. Lors de la lecture des propositions du CNI, ils l’ont fait tous les deux à l’unisson, suscitant dans l’auditoire une certaine tendresse et la conscience que la confluence avait eu lieu, les paroles originaires décidées en assemblée étaient désormais dans la bouche des jeunes étudiants.
Les premiers mots du CNI sont prononcés par un conseiller appartenant à la ville de Xochimilco. Sous son chapeau, il a un regard ferme et un peu nerveux. Il lit: “Nous voulons un monde où toutes les couleurs se retrouvent”. Le public universitaire applaudit. Il pose le papier et partage des mots plus que pensés, sentis “Nous n’avons pas fait beaucoup d’étude, mais nous sommes capables de nous battre pour nos vies.” Au pied de la tribune, on entend les premières chansons des étudiants soutenant le Conseil indigène.
C’est au tour de Guadalupe Vázquez Luna conseillère tsotsil la communauté d’Acteal, Chiapas. Elle est peut-être la plus jeune des membres du Conseil. Elle se met à raconter son histoire, les douleurs vécues dans son enfance et ajoute: « Les jeunes ne sont pas autorisés à progresser, on les fait disparaître parce qu’ils sont l’avenir du pays, car ils sont l’avenir de l’existence, mais aujourd’hui est une occasion de dire ça suffit. » « De qui dépend que ça prenne fin ?, Cela dépend de nous, les jeunes, de vous, les étudiants, de ne pas continuer à avoir les yeux bandés, ne plus se contenter du système d’éducation offert par le gouvernement, parce que c’est le gouvernement qui décide ce que vous devez apprendre et ne pas apprendre , il ne faut plus se soumettre à ce que vous donne le gouvernement, à ce qu’il vous dit et que vous devez apprendre, il est temps de dire je veux aller plus loin ce que le système capitaliste me propose et c’est pour ça que nous sommes ici » .
Les regards de l’assistance changent, de l’innocence à l’inquiétude, de l’ignorance au pétillement, ou encore de manière incertaine, sans oublier les larmes qui perlent.
Lupita, comme on l’appelle à Acteal, après un silence de deux secondes, continue : « parce que ce combat n’est pas seulement national, il est international. Nous voulons une vie digne, nous voulons une vie meilleure, c’est pour cela que nous sommes ici, c’est pour cela que nous sommes en marche. La camarade a dit que nous n’apportons pas de casquettes, nous n’apportons aucun cadeau, nous venons partager notre douleur, notre expérience, notre souffrance. Voilà ce que nous nous apportons avec nous, la réalité que le gouvernement n’osera jamais dire, ce qui se passe dans ce pays. Nous voulons rendre visibles toutes les souffrances, les disparitions, les morts, que le gouvernement a cachés ». « Nous vous demandons d’arracher le bandeau sur vos yeux pour ne plus croire les mensonges des capitalistes, des riches, des puissants, nous devons unir nos forces pour vivre, pour exister, nous sommes là pour ça » .
Descendre et non monter
Marichuy parle à son tour : « Les peuples indigènes qui forment le Conseil indigène de gouvernement disent que nous allons continuer à nous battre, que nous arrivions ou non à réunir les signatures, nous allons continuer à marcher, c’était notre proposition, nous croyons que le plus important, c’est l’organisation qui vient d’en bas ». « Ce n’est pas notre propos de prendre le pouvoir ou d’arriver au fauteuil, parce que nous savons que l’unité ne se construit pas d’en haut, c’est quelque chose qui est corrompue et qui y arrive va se corrompre, nous voulons construire quelque chose d’en bas, de différent parce que nous ne sommes pas d’accord avec tout ce qui se passe, et nous ne sommes pas d’accord pour qu’on continue à nous ignorer ».
« Nous voulons marcher ensemble avec vous, avec tous ceux qui sont dans la ville, qui luttent et s’organisent, c’est à longue haleine, comme vous voyez nous n’apportons ni casquettes ni T-shirts ni paquets alimentaires, nous apportons un travail à faire ».
« Ne courons pas, marchons, en nous écoutant et en nous mettant d’accord. Vous verrez que nous allons aller très loin ensemble. Peut-être que certains d’entre nous ne le verront pas. Mais ceux qui nous suivront nous remercieront. » « Que nous complétions ou non les signatures, nous avons déjà gagné », a-t-elle dit, « parce que nous sommes déjà là. Vous nous écoutez et nous vous écoutons ».
Construire et non détruire
La démocratie est définie comme « système politique qui défend la souveraineté du peuple et le droit du peuple à choisir et contrôler ses dirigeants ». Si cette définition semble similaire, et également utopique, à la proposition du Conseil indigène de gouvernement, nous devrions nous habituer à un autre contenu caché derrière ce mot.
Les 255 864 signatures pour Marichuy que le Conseil indigène de gouvernement a réussies de recueillir valaient la peine. Cela valait la peine de sortir des communautés pour traverser chaque localité meurtrie et écouter les peines des gens. Ils en valaient la peine, les braquages faits par les paramilitaires aux camarades des médias libres, la mort de la camarade Eloísa dans l’accident fatal du dernier jour de la tournée n’a pas été vaine.
L’heure est venue que cent fleurs éclosent dans les villes et villages du Mexique, un Mexique « plus jamais sans nous ». Et celles et ceux qui disent cela ont mis plus d’une décennie pour leur première apparition ensembles. Ils se disent semblables à l’escargot, avançant lentement, mais laissant des traces. Les fleurs ont commencé à bourgeonner.
NdT
* Ometeotl (nom nahuatl composé de ome, « deux », et teotl, « énergie»), ou Omeyotl, désignent, dans la cosmogonie mexica/aztèque, le principe de dualité qui gouverne l’Omeyocan ; c’est une sorte d’entité suprême, unique, immatérielle, transcendante, créateur unique de toute chose, atteignant la perfection, qui s’est divisée en deux divinités : Ometecuhtli (essence masculine) et Omecihuatl (essence féminine). Ils ont engendré quatre dieux créateurs : Xipe-Totec, Tezcatlipoca, Quetzalcoatl et Huitzilopochtli.
Pausa 22 février 2018
Traduit par Fausto Giudice
Tlaxcala 22 février 2018