Par Alain Philoctète
La philosophie des lakous, historiquement construite, s’inscrit dans le mouvement populaire haïtien, dans ce qu’il a de plus intelligent, tirant les leçons des luttes antérieures, et s’appuyant sur les formes du vivre ensemble. Ces lakous, qui ont été pensés et élaborés dans le pays en-dehors et reniés par les dominants, sont en train de construire une alternative féconde, révolutionnaire, en se transformant en nouveaux lakous (ekolakou et ekovilaj) situés dans quelques départements du pays. Ils comportent des potentialités émancipatrices, porteuses d’avenir.
L’enjeu essentiel est de savoir s’ils seront capables de produire un mode de vie alternatif à la formation sociale haïtienne, dominée par une oligarchie archaïque et profondément réactionnaire. Une oligarchie ancrée dans le capitalisme globalisé qui, lui-même, se dirige tout droit vers un abîme infernal. La petite bourgeoisie, quant à elle, considère les catégories au fondement du capitalisme, c’est-à-dire la marchandise, le travail abstrait, l’argent, le salaire, le profit, le marché et l’État comme des catégories indépassables, transhistoriques.
Nous avons, donc, une lutte de classe majeure dans laquelle les acteurs révolutionnaires doivent s’inscrire dans l’appropriation mais aussi dans le dépassement dialectique de la forme de vie communautaire des lakous. Dans cette veine, le néolakou se présente comme l’ensemble des biens physiques, naturels et immatériels qui permet de constituer des pratiques de gestion collective et démocratique dans leur usage et leur partage sur la base de procédures, de règles et de coutumes définies par les coproducteurs eux-mêmes.
Leur institutionnalisation en tant que structure sociale, économique, politique et spirituelle sur laquelle nous devons nous appuyer pour agir non seulement de manière à révolutionner cet héritage ancestral qu’est le lakou, mais surtout pour l’envisager comme modèle adéquat qui s’inscrit culturellement dans la trajectoire historique du projet des marrons (Makandal, Boukman etc.). Cette démarche de créativité féconde ne se réduit pas à un enclos historique, à un passé qui appartiendrait à un patrimoine qu’il faudrait conserver de manière dogmatique, mais plutôt se réfère à des formes de gestion collective qui se réalisent dans le présent et qui se projettent dans l’avenir, comme une sorte de machine à voyager dans le temps.
Contrairement au marxisme traditionnel, il n’y a aucune loi historique qui nous mènerait à cette alternative. En effet, ces divers courants avaient cru que les contradictions immanentes au capitalisme devraient inévitablement aboutir à une société supérieure au capitalisme. Le socialisme et le communisme du 19e et du 20e siècle pensaient en termes d’expropriation des expropriateurs, selon l’expression de Marx. Il s’agissait d’exproprier les capitalistes qui eux-mêmes avaient exproprié les habitants des campagnes.
Aujourd’hui, nous devons mettre aux oubliettes cette croyance, car ce n’est plus la révolution marxiste-léniniste qui s’inscrit dans le développement nécessairement capitaliste des forces productives d’où sortirait une forme supérieure de société dit « socialisme», en ayant une phase de transition caractérisée par la dictature du prolétariat. Nous devons inventer une toute autre révolution, une autre façon de refonder la société haïtienne. Cette révolution se présenterait comme un moment où les forces populaires et démocratiques décident de refonder ces institutions, dont le lakou ancestral. Ce qui est entrain de se faire avec les nouveaux lakous, c’est justement la construction d’une autre manière de vivre, d’habiter, de consommer, de produire les conditions d’existence, d’aimer, de jouir, bref de vivre la liberté en harmonie avec la beauté du monde. Certes, tout cela est imperceptible parce que naissant, émergeant, donc difficile à saisir parce qu’en cours.
Le lakou, forme spécifique du commun en Haiti, est une organisation sociale, spatiale et mystique. Une structure holistique que nous avons inventée et qui rassemble des millions de personne à travers tout le pays. Sur cette base, le néolakou, conçu dans sa phase transitionnelle, permettrait de mettre en place un outil de production qui pourrait créer, dans un premier temps, un travail productif ainsi que de la valeur marchande générée à partir de l’écoulement d’une partie des produits sur le marché capitaliste. Une partie de l’argent ainsi créée va pouvoir, dans un deuxième temps, donner lieu à cotisation dans une caisse d’investissement qui, elle-même, subventionnera dans un troisième temps des projets au sein des néolakous.
Dès lors que nous nous approprions la valeur que nous avons créée, nous pourrons nous sortir de la dépendance à l’emploi et à la dette. Cette phase et démarche sont adéquates et primordiales afin que les néolakous puissent maitriser la possibilité d’offrir un revenu à ses membres, produire des valeurs d’usage qui ont du sens, contrôler l’investissement, donc une effective appropriation des instruments de travail. Les néolakous en produisant autrement et à grande échelle pourraient marginaliser le mode de production capitaliste ainsi que les formes de pouvoir en lien avec celui-ci. Même s’il y aurait du pouvoir en leur sein et entre eux, en se basant sur la fédéralisation des néolakous, la mise en pratique de ces éléments de pouvoir serait limitée par les structures ainsi que par la puissance agissante des forces populaires et de leur coordination. Le fédéralisme des néolakous consisterait à faire des choses communes, en prenant comme principe la codécision.
Tout cela en conformité avec les luttes populaires et démocratiques pour arracher des droits comme par exemple un salaire adéquat pour la classe ouvrière et l’accès à la terre aux paysans. Dans cette perspective, il s’agit d’inverser le rapport de force entre l’État, l’argent et la valeur marchande pour une auto-organisation effective à la base dans le cadre généralisé de production de valeur d’usage. La société communautaire des néolakous fonctionnerait dans une démocratie directe qui ne déciderait pas seulement politiquement de tout ce qui les concerne, mais s’attachera à la production de valeurs d’usage, à travers les formes sociales du travail à remobiliser, en vue de satisfaire les besoins d’une part des habitants des néolakous ainsi que leurs familles vivant en dehors de la structure et d’autre part de ceux de la population envoisinante.
Le néolakou n’existe pas naturellement, mais dans une intentionnalité agissante des acteurs sociaux qui édifient une alternative institutionnelle d’ordre juridique et politique dans le cadre de pratiques, d’activités qui s’articulent au thématique du commun. En ce sens, le néolakou est une question d’institution, de choix politique collectif. Cette dynamique serait fortement renforcée en lien avec à un mouvement social puissant qui s’érige dans la lutte elle-même et qui poursuit des objectifs stratégiques contre le capitalisme globalisé et contre l’Étatisme promeut par la « gauche » et qui imprègne l’imaginaire populaire. En somme, les néolakous visent à construire des rapports sociaux alternatifs par la construction d’une forme de vie ancrée dans la matrice profonde et nombreuse du peuple haïtien, au-delà du capitalisme globalisé et de tout Étatisme.