A travers la gauche en Amérique latine: El Salvador, un pays préparé (2)

Deuxième partie

0
3486
Shafik Handal, Hugo Chávez, Fidel Castro and Evo Morales, à la Havane en 2004, tous membres d’ALBA, la Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América qui vise à une coopération sous le signe de l’intégration latino-américaine tellement recherchée par Simon Bolivar, le dirigeant qui voulait, au 19ème siècle déjà, unir tout le sous-continent.

La nécessité d’une idéologie

Ces tergiversations démontrent la nécessité d’avoir une idéologie de base et collective, pour éviter toute déviation dictée par les circonstances ou la poursuite d’intérêts personnels. La même discipline et force sont non seulement nécessaires pour maintenir la cohésion du FMLN, mais de plus pour faire face aux attaques constantes et puissantes de l’oligarchie et des Etats-Unis d’Amérique, y compris de leur société de consommation. La plus grande partie des 4,5 milliards de dollars (2016, 17,1% du PIB) que les Salvadoriens exilés renvoient au pays partent dans la consommation, les habitants ayant maintenant à disposition maints centres commerciaux ultra-modernes avec tout l’abrutissement capitaliste à portée de la main.

Nous disions que sur 100 jeunes formés, quatre restent en moyenne dans le parti. Mais ces quatre sont bien préparés, disciplinés et avec une idéologie bien étudiée au cours de réunions de réflexion à l’instituto Schafik Handal. Elizabeth est un bel exemple. Ayant fait des études de médecine elle a toujours œuvré dans et pour la communauté, depuis des hôpitaux publics jusque des cliniques rurales, sans oublier les réunions des associations civiques et des comités politiques. Elle a suivi l’exemple de son père, un professeur de comptabilité à l’université et cadre clandestin du FMLN pendant la guerre. Nous-mêmes ne savions pas qu’il l’était quand nous lui rendions visite dans les années 1980 en pleine guerre révolutionnaire. Quand je lui demande si elle se représentera aux élections législatives de mars 2018, elle me répond: “Cela dépend de la décision du parti”.

Ce matin, 24 janvier 2017, Elizabeth nous emmène à la célébration de l’onzième anniversaire du décès de Shafick Handal, le légendaire dirigeant du Parti communiste salvadorien et ensuite du FMLN. Des militants, vieux et jeunes, des officiels, des bannières, des couronnes de fleurs s’amassent autour de la tombe gardée tour à tour par les camarades. Discours, remises des couronnes, les différentes délégations parlementaires, municipales, syndicalistes, civiques défilent pour déposer leur gerbe sur la tombe, ainsi que les ambassadrices Nora Uribe du Vénézuela, Gilda Bold du Nicaragua, Iliana Fonseca de Cuba, tous pays membres de l’ALBA, la Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América qui visent à une coopération sous le signe de l’intégration latino-américaine tellement recherchée par Simon Bolivar, le dirigeant qui voulait, au 19ème siècle déjà, unir tout le sous-continent.

ALBA c’est aussi le nom de la première d’entreprise salvadorienne de stockage et de distribution de pétrole dont la finalité est d’investir dans des projets sociaux. Elle reçoit le pétrole vénézuelien à prix avantageux. Miguel en est un cadre. “Nous finançons la construction de routes, l’introduction de l’eau potable, des lignes électriques, des tournois sportifs, la restauration et la réparation des écoles, bref, nous visons l’amélioration des conditions de tous les secteurs de la société”.

San Salvador, 24 janvier 2017. Les ambassadrices Nora Uribe du Vénézuela, Gilda Bold du Nicaragua, et Iliana Fonseca de Cuba, tous pays membres de l’ALBA, déposent leur gerbe sur la tombe de Shafick Handal à l’occasion du 11ème anniversaire de sa mort. Photo par Alexandra Panaguli

Cela répond directement au projet du FMLN, tel qu’énoncé par Schafik Handal: “Pour les révolutionnaires, le réalisme correspond à apprendre et étudier la réalité pour la changer, et non pas pour se soumettre à elle”.

Nous parlons avec l’ambassadrice du Nicaragua, mais je n’ose pas lui donner mon impression que son pays a eu un mouvement différent. Dès l’origine, Augusto César Sandino était un révolutionnaire fameux pour opposer l’impérialisme étatsunien (“La souveraineté d’un peuple ne se discute pas, mais se défend les armes à la main”), notamment luttant contre l’occupation de son pays par les marines – ce qui en a fait un symbole sur le continent entier. Mais il pêchait au niveau de l’idéologie, se présentant comme un libéral, coupant ses relations avec le communiste salvadorien Farabundo Marti, acceptant même les concepts de l’Ecole Magnético-Spirituelle de la Commune Universelle d’un électricien spirituel espagnol, qui mêlait anarchisme à cosmologie, rejetant à la fois le capitalisme et le bolchevisme. Même Carlos Fonseca, le fondateur du FSLN, a eu du mal à sortir de ce mélange.

Pareille différence à l’époque actuelle: à l’inverse du FSLN – le Front Sandiniste – qui s’est réduit à Daniel Ortega, ce sont les révolutionnaires qui sont restés au sein du FMLN tandis que les sociaux-démocrates et démocrate-chrétiens ont petit à petit été épurés, tels Ruben Zamora, Salvador Samayoa et Facundo Guardado, sans parler de Ana Guadalupe Martinez et Joaquin Villalobos – parmi les plus connues figures de la guerilla – la première étant retournée au PDC, les Chrétiens-démocrates, le deuxième devenu une “sommité mondiale” en matière de sécurité et résolution de conflits, ayant obtenu la citoyenneté britannique, “une culture supérieure” dit-il à l’intervieweur du Financial Times, auquel il est reconnaissant d’avoir payé ses études universitaires post-guerilla, et attaquant toute la gauche latinoaméricaine.

Ada, une femme qui a débuté dans la guerilla à l’âge de 12 ans quand sa famille a été massacrée, pose dans le nouveau Parc de la Réconciliation érigé par le FMLN. On y trouve les statues d’une guerillera et d’un soldat se tenant par le bras, une plaque avec tous les signataires des accords de paix de 1992, et un grand panneau mural sculpté par des étudiants de l’Ecole des arts de l’université de El Salvador, représentant les symboles de l’histoire du pays et du continent latinoaméricain. Photos par Alexandra Panaguli

Le FMLN a ainsi évité les pièges que nous notions en 2008, peu avant son ascension au pouvoir (voir Haïti-Liberté 11-17 juin 2008). Quand le FMLN est devenu un parti politique, quelques mois après les accords de paix de 1992, il a gardé les structures des cinq groupes de guerilla qui l’avaient formé en 1980. Ceux-ci se sont totalement unifiés après les élections de 1994, mais dans un premier temps des tendances se sont instaurées. Elles étaient au nombre de quatre: la Corriente Revolucionaria-Socialista (CRS), dirigée par Schafik Handal, ex-Secrétaire Général du Parti Communiste Salvadorien (PCS) dissous; la Corriente Renovadora (équivalente aux Sociaux-démocrates) , sous Facundo Guardado; la Corriente Tercerista, de Gerson Martínez, et la Tendencia Revolucionaria, de Dagoberto Gutiérrez (ex-Secrétaire de la jeunesse du PCS).

Mais dès 1994-95, après des débats et batailles internes, les dirigeants qui s’étaient momentanément radicalisés quand toute voie pacifique avait été fermement bloquée par la dictature militaire et l’oligarchie aidée par les Etats-Unis d’Amérique, se sont recyclés dans leurs partis précédents, à commencer par ceux du Parti démocrate chrétien.

Début du millénaire, nouvel éclaircissement, en 2002 la Commission Politique du FMLN émet un document officiel s’intitulant “Nuestra orientación hacia el socialismo”. En 2003 les sociaux-démocrates quittent à leur tour, et les tendances – source constante de conflit interne – cessent d’exister. En 2004 Medardo González du Socialisme Révolutionnaire devient Secrétaire Général et l’est toujours.

Sur le plan pratique il a également rectifié le tir après une période d’auto-critique et d’adaptation à la lutte politique, adoptant ce que Roberto Regalado Alvarez, politologue et diplomate cubain, prônait au vu des expériences de la gauche en Amérique latine: “La priorité de la gauche ne peut être l’exercice du gouvernement et la recherche d’un espace permanent dans l’alternat néolibéral bourgeois, mais grandir politiquement en vue de la future transformation révolutionnaire de la société” [4, p214]. Les priorités étaient ainsi la préparation des cadres et dirigeants, et la conscientisation du peuple.

Un projet qui rentre dans l’éducation de la population est le récent Parc de la réconciliation inauguré en janvier dernier. Au centre se trouve la grande statue d’une guerillera et  d’un soldat se tenant par le bras ainsi qu’une grande plaque avec tous les signataires des accords de paix de 1992. Des étudiants de l’Ecole des arts de l’université de El Salvador ont également créé un grand panneau mural sculpté avec de la poudre de marbre et représentant les symboles de l’histoire du pays (et du continent), y compris un homme semant du maïs et une princesse indienne de l’époque pré-colombienne; le général José María Cañas Escamilla qui a mené les troupes centro-américaines contre le fameux flibustier étatsunien William Walker qui avait occupé le Nicaragua vers la moitié du 19ème siècle; Prudencia Ayala, une indienne écrivaine qui s’est battue pour le droit des femmes; Salarrué, grand écrivain, poète et peintre salvadorien; Claudia Lars, une poète anti-fasciste; Anastasio Aquino bien entendu; Enrique Alvarez Cordoba, “Le premier riche à avoir donné sa vie pour les pauvres du El Salvador”, ayant essayé d’introduire la réforme agraire quand il était ministre sous les militaires, puis assassiné en 1980 comme président du Front Démocratique Révolutionnaire allié politique du FMLN; une paysanne avec son enfant; une fillette regardant l’avenir devant elle, et bien d’autres, sans oublier Monseigneur Romero, assassiné par le chef d’ARENA; et Schafick Handal, le président du parti communiste et dirigeant du FMLN décédé en 2006. Bref tous des personnages honnis par l’oligarchie! Leurs noms sont même reproduits avec le système braille.

La députée FMLN Elizabeth Gomez dans son bureau à San Vicente, le département qu’elle représente à l’Assemblée nationale. Médecin de formation elle a toujours travaillé dans la communauté. Dans la trentaine elle est l’une des espoirs d’avenir du pays. Photo par Alexandra Panaguli

Le chemin qui mène à ces sculptures est long de 300 mètres, ayant pour signification symbolique que pour atteindre la réconciliation. La route est longue et pleine de difficultés. L’ensemble a été commandité par le ministre des travaux publics Manuel Orlando Quinteros Aguilar, plus connu par son nom de guerre, Gerson Martinez, car il est également ex-guerillero et peut-être candidat du FMLN à la présidence lors des prochaines élections en 2019. Dans son discours d’inauguration, il a précisé que “les accords de paix ont marqué la fin de l’effusion de sang; mais ils ne marquent pas automatiquement la réconciliation de la société, sinon un but à atteindre”.

L’ardue progression des femmes

En rentrant, je demande à Elizabeth vers quoi elle dirige actuellement ses principaux efforts. “Arriver à l’égalité des femmes”. Et tout d’abord au sein de l’Assemblée législative. Quinze des 31 députés FMLN sont des femmes, soit la moitié. ARENA n’en a que neuf sur 35 députés. La première vice-présidente de l’Assemblée est une femme du FMLN, Lorena Guadalupe Peña Mendoza. Elle en était la présidente de mai 2015 à novembre 2016.

En 2011, la secrétaire à l’Inclusion Sociale, Vanda Pignato, ex-épouse de Mauricio Funes, le précédent président FMLN, a créé Ciudad Mujer (La Ville des femmes), un programme d’aide aux femmes dans tous les secteurs, acclamé par les Nations Unies et la Banque de Développement Inter-Américaine, au point qu’on veut le copier au Mexique. Un succès bienvenu car, au El Salvador, la femme est le principal facteur de cohésion familiale et de dynamisme des affaires. Il suffit de voir que l’immense marché central est principalement animé par elles. Déjà à l’époque de la guerilla, la participation des femmes était impressionnante, tant quantitativement que qualitativement, et ce aussi bien au niveau des cadres que des troupes.

Pourtant, en dehors des structures du FMLN, les femmes n’ont jamais eu les mêmes opportunités que les hommes. Les taux de décrochage scolaire sont supérieurs et les taux d’alphabétisation inférieurs à ceux des hommes. En 2012, le président FMLN Mauricio Funes a fait un discours, disant que “La violence contre les femmes est la violence contre la société”, la première fois que la question de la femme venait sur l’avant-scène du débat politique au El Salvador. C’est à partir de là que le gouvernement a commencé à mettre en place des politiques en faveur des femmes.

Et en 2014 Funes a inauguré l’Hôpital National de la Femme, avec 401 lits, 150 berceaux, 31 salles de consultation, 10 salles d’opération, 40 places pour les bébés en soins néonatals graves et 869 employés.

Etant un pays historiquement fort religieux, El Salvador est un des rares au monde où l’avortement est interdit, sous toutes circonstances. Les autres étant le Chili, le Nicaragua, la République dominicaine, Malte et bien entendu le Vatican. ARENA a introduit cette loi en 1997 visant à protéger le droit à la vie depuis la conception. Alors que dans les années 1980 leurs Gardes nationaux faisaient sauter des bébés de campesinos en l’air pour qu’ils retombent sur leur baïonnette sous prétexte que c’étaient des enfants de la guerilla.

Le FMLN a finalement touché ce sujet tabou par l’intermédiaire de Lorena Peña, alors présidente de l’Assemblée, qui a proposé d’au moins de dépénaliser l’avortement lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou inceste, ou que la mère est en danger ou la vie extra-utérine non-viable. Immédiatement ARENA a réagi en la personne de son député Ricardo Velásquez Parker qui est allé jusqu’à demander une peine de prison de 50 ans – l’équivalent du meurtre aggravé – pour absolument tout avortement. Amnesty International a qualifié cette idée de “scandaleuse, irresponsable et contraire aux droits humains fondamentaux”. Dans l’état actuel, le code pénal prévoit de 2 à 8 ans d’emprisonnement. La proposition de loi de Lorena est maintenant au frigo, faute de votes suffisants, puisque le FMLN n’a que 31 députés sur 84.

On peut ainsi en arriver à des situations grotesques comme au Paraguay en 2015 où une fillette de 10 ans violée par son beau-père n’a pas reçu l’autorisation d’avoir un avortement, ou, au El Salvador même, en 2013, une jeune femme de 22 ans malade du lupus qui n’a pas non plus reçu l’autorisation alors que le fœtus était acéphale ! Il est né par césarienne et est mort quelques heures plus tard.

A part ces cas extrêmes, il y en a des dizaines où la femme est criminalisée sur la base de la moralité (douteuse) et non pas de la justice ou de la médecine, telles que María Teresa Rivera qui a fait une fausse couche et a ensuite passé 4 ans en prison, ou Evelyn Beatriz Hernandez Cruz, 19 ans, qui, suite à un viol, a donné naissance à un bébé mort-né et été condamnée à 30 ans (!) de prison, accusée de ne pas avoir demandé une assistance médicale prénatale.

Aujourd’hui Elizabeth, médecin de formation, siège à la commission de la santé. Nous la voyons à la télévision où une chaîne exclusive permet à la population de suivre toutes les activités et débats de l’Assemblée législative. Les jeudis, la séance plénière commence toujours avec une bonne dizaine de députés demandant une minute de silence pour un parent ou connaissance décédé. Discipline et organisation au sein du parti. Le mercredi soir tous les députés du FMLN se réunissent et discutent toutes les opinions qui seront présentées à la séance plénière du lendemain. Le mardi est le jour où le secrétaire général du FMLN envoie un rapport à ses cadres. Les députés et militants doivent être au courant de tout ce qui se passe dans les divers secteurs de la société afin d’avoir une vue collective. L’engagement est global.

(à suivre)

Notes

  1. L’Amérique latine au cours des siècles. Domination, crise, lutte sociale et alternatives politiques de la gauche, Roberto Regalado Alvarez, La Havane, 2006.
HTML tutorial

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here