La démocratie électorale, telle qu’elle s’est accompagnée de sa grammaire et imposée en Haïti embrigade les esprits des haïtiens, enserrés dans des logiques d’importation et de reproduction institutionnelles, niant la portée utilitaire des consultations électorales. Elles ont été perçues d’une part, comme des moments de rupture avec les politiques engagées qui n’étaient favorables qu’à la protection des intérêts de l’oligarchie, au maintien des classes pauvres dans la misère et la deshumanisation ; de l’autre, comme des moments de ferveur démocratique où les masses oublieuses, animées par les passions transformatrices du vote, investissent l’arène électorale. Les haïtiens ont fait la double expérience, en 1990 et en 2006, de placer leurs destins entre les mains d’un souverain, aux termes d’un processus électoral acceptable. Les politiques engagées par les deux régimes successifs quoique de même nature se soldent par un bilan négatif, expliquant les sources de deux maux qui affaiblissent les acquis démocratiques : la désaffection, le désenchantement des haïtiens. Ils ont désormais compris les limites de la démocratie électorale qui se résume à la mobilisation des ressources importantes (humaines, logistiques, internationales, locales) en vue de la réalisation d’un grand cirque électoral où se côtoient des pèlerins de l’ingénierie électorale, des experts en opérations financières, des troupes de censeurs-observateurs s’attribuant le rôle de contributeurs, de fossoyeurs de légitimité. Six mois après son installation au Palais national, le président haïtien non content de changer de régime, renforce davantage la méfiance des haïtiens dans les élections, les éloigne de tout motif d’espérance, installe Haïti au cœur d’une dynamique malheureuse. Comment celle-ci a pu émerger comme séquence subséquente à des élections présidentielles ? Pourquoi le sentiment d’un immense gâchis apparait désormais comme l’hypothèse la plus probable malgré l’installation au palais national d’un président jeune, issu du monde de l’entreprise, bénéficiant du soutien de l’oligarchie, des forces dominantes de la société haïtienne et une partie de la communauté internationale ? Comment interpréter les premières actions de Jovenel Moïse au pouvoir ? A quoi servent alors les élections si l’élu dispose peu de capacité de changer la vie des haïtiens, comme il s’y est engagé ? Où sont les élites nationales ?
En effet au XIXème siècle, le modèle économique dominant reposait sur la concentration des richesses nationales par une oligarchie et la domestication des masses rurales, facteurs de production mobilisables à faible coût.
La responsabilité n’est pas seulement individuelle, elle renvoie à la nature d’un système politique. Il est animé depuis quelques années par un processus d’osmose entre les classes dominantes d’Haïti et la communauté internationale, il s’est renforcé par un jeu d’alliances interactionnelles entre les acteurs politiques dont l’espérance de vie politique est très courte, et les organisations micro-régionales ou les Etats qui aspirent à jouer dans la cour des grands. Au sein de cette dynamique de recomposition, les élites locales ou nationales tendent de se positionner, tentant mutadis mutandis de tirer leur épingle du jeu. L’expérience d’Haïti de la démocratie ne peut ignorer qu’elle doit un large tribut aux élites qui se sont impliqué avec conviction et détermination dans des actions politiques de longue haleine contre le duvaliérisme, les dérives de l’autoritarisme militaire, et des tendances oligarchiques des partis de gouvernement. La radicalité de leur opposition face au pouvoir lavalassien caractérisée par son intransigeance, même dans un contexte de célébration du bicentenaire de l’indépendance haïtienne, alliée à une frange de l’élite bonapartiste française, s’est fracassée contre le choix de Gérard Latortue, exfiltré des Etats-Unis, bénéficiant du soutien des Etats-Unis d’Amérique et des diplomates influents en Haïti. La lecture que les élites font des relations avec la communauté internationale, acteur central du système politique n’intègre pas la rupture majeure que celle-ci annonce dans ses rapports avec Haïti. Le récit national, témoin de l’histoire d’un grand peuple qui était la référence des diplomates, il y a quelques années, s’est peu à peu déconstruit, ce qui signifie un décalage, un déclassement de la place qu’occupe Haïti. Cela signifie également un choc pour les élites, prises au dépourvu par la crise économique qui les frappe de plein fouet, et qui marque ainsi leur déclassement sociologique. La multiplication des interventions internationales accompagnées de la présence massive d’étrangers disposant de devises importantes, la forte présence des organisations non gouvernementales qui connait une inflation non maitrisée suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010 et aux soubresauts environnementaux (ouragans, algues sargasses sur les côtes, inondations…), l’extension des circuits de l’économie criminelle finissent par lasser, affaiblir, banaliser, excentrer les élites nationales qui se résignent à un effacement, une dilution, un renoncement de son particularisme passéiste. En effet au XIXème siècle, le modèle économique dominant reposait sur la concentration des richesses nationales par une oligarchie et la domestication des masses rurales, facteurs de production mobilisables à faible coût. Pourtant, elles sont « reléguées au second plan parce que plus nombreuses, plus visibles et représentent à terme une force de nuisance de plus en plus convaincante. Les demandes explicites des populations pour une plus grande participation dans la chose publique, et surtout un meilleur partage des richesses, traduisaient la pression que leur augmentation de plus de 100% exerçait sur une structure d’Etat qui se complaisait dans un laxisme de prédation et d’octroi de faveurs à des proches ». (Fritz A. Jean, La fin d’une histoire économique, Port-au-Prince, p.62). C’est la crise d’adaptation d’un modèle à l’ordre économique mondial, que les élites nationales ont tenté de corriger par l’engagement d’un « processus de modernisation » à la fin du XIXéme et du début des XXème siècles. La modernisation attendue se trouve bloquée par une multiplication de crises qui se conjuguent au défaut d’intégration de la société traditionnelle à un projet de refonte du système et de ses structures profondes. Les postures idéologiques des élites nationales, en concurrence les unes avec les autres, adhérant à l’impérialisme nord-américain, et à son opposition consolident l’hypothèse de Lesly Manigat de la « crise de dépérissement » caractérisée par « une crise agraire et agro-alimentaire » due à l’extension de la micro- propriété et aux insuffisances des facteurs de production (terre et ressources nécessaires, crise de l’organisation de l’espace national non maitrisé et non intégré dûe à l’absence d’une politique d’aménagement du territoire et du régionalisme concurrentiel, crise des exportations soulignée par la chute de la production du café sans oublier la dépendance des emprunts extérieurs et le développement de la corruption, crise financière entrainée entre autres causes, par la dépression mondiale de 1890-1893 accompagnée d’un choc ravageur sur l’économie haïtienne, crise partiellement exogène, crise sociale, crise psychologique et morale, crise politique. »(Leslie F.Manigat, La crise haïtienne contemporaine, Port-au-Prince :éditions des Antilles,1995,p.119-154)
Cette crise multisectorielle dans laquelle s’enfonce Haïti depuis la fin du 19ème siècle est exacerbée malgré l’émergence de la génération de 1952-1954 qui annonce « une heureuse reprise du processus de modernisation avec des intellectuels ,professionnels et artistes de classe internationale et un foisonnement d’idées et de projets de société comme en un retour de cycle de la brillante période fin de siècle ( 19ème- début de siècle (20ème) dans ce domaine. »(L.M.Ibid,p.173) Sous la poussée du duvaliérisme rétrograde, les élites nationales sont forcées soit de se démettre, soit de se déraciner et de s’internationaliser, jusqu’aux promesses non tenues par Jean-Claude Duvalier de donner l’impulsion à la modernisation. Elles furent échangées contre les programmes de libéralisation économique, les programmes d’austérité, d’ajustement structurel, qui se sont poursuivis même sous Henri Namphy qui réussit à imposer avec brutalité et violence un plan d’action économique d’inspiration néolibérale. Les élites nationales contraintes et forcées appliquent la médecine de cheval du Fonds Monétaire International mais les résultats sont catastrophiques : l’Etat pourvoyeur d’emplois est le promoteur du chômage, il ferme sans compter les usines, ouvre le marché national aux produits nord-américains subventionnés par les fonds publics américains, appauvrit la paysannerie haïtienne, met en coupe réglée l’économie nationale, alors que les populations les plus défavorisées, les paysans, les jeunes des bidonvilles sont abandonnés à eux-mêmes, ouvrant grandes les perspectives de l’exode rural, et de l’aventure à l’étranger.
Les élites nationales sont désormais prises en tenaille entre les conditions de la survie et les difficultés à anticiper les mutations de la société haïtienne. Les repères et les valeurs autour desquelles elles se sont construit et renouvelé sont en cohérence avec leur histoire au 19ème siècle. Ce sont les contacts avec l’occident, les passions pour le modèle occidental, notamment français qui ont été au cœur de leur imaginaire. Ces valeurs considèrent l’argent et la réussite matérielle comme étant secondaires. Or ces repères sont désormais pris à contre-pied aujourd’hui par ces mutations de la société haïtienne où l’argent est roi, l’accumulation des gains s’impose comme le modèle de culture et développement, où l’individualisme s’ordonne, et se compose autour de l’américanisation de la société. Les élites nationales peinent ainsi à empêcher l’accès au pouvoir, dans ces conditions, de Michel Martelly et de Jovenel Moïse, deux personnages qui échappent aux modèles classiques pensés par l’habitus des élites nationales. Ils sont perçus comme étant en marge de l’ordre politique, ils sont à contre-courant de l’ordre classique, et face à une consultation électorale accessible à tous les lascars de la musique, de l’entreprise, les élites nationales sont impuissantes. Elles sont incapables de défendre les valeurs auxquelles elles sont attachées, non pas parce qu’elles sont les alliées de ces nouvelles figures du pouvoir, mais parce qu’elles sont en quête de nouveau souffle en dépit de la dissolution qui les menace. Cette analyse est incomplète : mais les élites nationales sont à court de résultats depuis quelques années. C’est sans doute l’occasion de les sanctionner et de les inciter à se mettre en question, habitées par leur hybris et leur suffisance. Il est à se demander, en attendant, la société haïtienne a-t-elle donné carte blanche à Jovenel Moïse ?
C’est une forme d’indifférence, une invention des formes de survie dans la dignité, un désir de vivre.
Jovenel Moïse : président de la république? Serait-il pensable, il y a quelques années en Haïti ? La remarque est également valable pour son prédécesseur. Ces deux présidents élus dans des conditions discutables ont un point commun : ils n’ont pas été prédestinés à cette fonction. Ni l’un ni l’autre n’a été formé, ni l’un ni l’autre n’est universitaire, comme nous l’avons rappelé. Ils représentent des accidents de l’histoire générés par un processus électoral qui ne dispose ni filtre, ni capacité à expurger les iconoclastes. C’est l’une des caractéristiques du malheur haïtien : choisir les hommes les moins préparés, les plus médiocres, en lieu et place des femmes et hommes préparés à sortir Haïti de « la sclérose routinière », à la fureur des intellectuels révoltés. Et si Jovenel Moïse décide aujourd’hui d’affaiblir son premier ministre, de mettre en œuvre des idées qui n’ont jamais été évoquées de sa campagne, parce que la société haïtienne non seulement affaiblit sa légitimité compromettante, mais encore ne lui fait aucune confiance pour résoudre les défis les plus cruciaux. Parce que la société haïtienne est si inquiète de son avenir qu’elle préfère s’en approprier pour lui opposer la fuite, l’errance, la transhumance juvénile, l’exil, l’aventure, le déracinement. Parce qu’elle préfère identifier et trouver des échappées individuelles et collectives à une politique du vide et à une politique-spectacle de l’expérimentation hasardeuse (caravane, accès à l’énergie, carnaval, retour de l’armée…). L’inquiétude qui ronge la société haïtienne dépasse la capacité transformatrice du jeune président. C’est une forme d’indifférence, une invention des formes de survie dans la dignité, un désir de vivre. La vie, la survie ne sont plus liées à un quelconque pouvoir du souverain, d’autant plus qu’il n’est pas capable de conjurer la menace de conflit et de guerre de tous contre tous, pour reprendre la formule de Hobbes.
La création de l’armée, dans des conditions d’improvisation, l’augmentation des dépenses du résident en caravane auraient pu soulever indignation et rassemblements dans les rues. Il s’agit non pas d’un refus de l’action collective comme mode protestataire, mais il s’agit d’un refus d’obéissance par anticipation. Le pouvoir réside dans sa capacité à se faire obéir, il s’appuie sur un consentement, donc il signifie et construit une domination. Or si la société oppose la nonchalance à la politique du coup de menton de Moïse, c’est que par anticipation, elle se replie dans la transgression, par compréhension des enjeux, elle s’opposerait à l’avenir, à très court terme, à toute imposition d’un ordre de Moïse. On est en présence d’un individualisme affirmatif, pour en faire une étape de la construction d’une forme d’humanité nouvelle qui s’entretient du malheur haïtien, de son dépassement, de la prise en compte du bannissement de la jeunesse dans une prise de distance avec les élites prédatrices qui sont au cœur du pouvoir et de la bourgeoisie commerçante.
Jacques NESI