Trois ans après le massacre de la Ruelle Vaillant le 29 novembre 1987 par des forces obscurantistes, chiennes de garde du statu quo, le peuple haïtien s’était retrouvé une fois encore, face à l’histoire pour s’interroger, réfléchir et décider de la voie à suivre pour modeler le présent et dessiner un avenir meilleur pour les générations à venir. Dans un pays encore très mouvementé et en pleine crise politique et sociale après le départ de Jean-Claude Duvalier, les duvaliéristes notoires demeuraient aux aguets et n’entendaient pas lâcher prise malgré l’adoption d’une provision constitutionnelle leur interdisant de participer aux élections générales de 1990. En fait, c’était dans ce climat de confrontation entre un passé tyrannique nostalgique et l’émergence du projet démocratique qu’était planifié le scrutin de décembre 1990.
Le scrutin du 16 décembre 1990 était le premier organisé en Haïti depuis les élections controversées du 17 janvier 1988. Depuis, le pays avait connu une succession de gouvernements éphémères avec des coups d’État et des mouvements politiques sanglants. Face à cette situation, la tenue d’élections transparentes en 1990 s’avérait cruciale pour la survie de la démocratie haïtienne naissante.
Aussi important que parait ce scrutin, dans les grands débats politiques aussi bien que dans les réunions des organisations populaires, on se demandait, quel électorat ces élections ciblaient-elles puisque jusqu’à date, il n’y avait pas une vraie mobilisation de la population pour encourager sa participation au processus électoral ?
Mais, au moment on ne s’y attendait pas, un élément important allait donner à ces élections une nouvelle allure. Quelques jours avant la fermeture de la date fixée par l’institution électorale pour les candidats pour se faire inscrire, le secteur démocratique qui avait déjà fait choix du professeur Victor Benoit du KONAKOM comme candidat à la présidence, avait changé de stratégie et finalement opté pour un jeune très fougueux, au verbe facile et captivant pour le représenter au scrutin du 16 décembre 1990. Le candidat qu’avait choisi le FNCD (Front National pour le Changement et la Démocratie) au détriment du professeur Victor Benoit était bien entendu l’adepte de la Théologie de Libération, le prêtre de Saint Jean Bosco, Jean-Bertrand Aristide.
En un temps record, les bureaux d’inscriptions du Conseil Électoral Provisoire qui, en dépit des propagandes massives dans les radios et télévisions autour des élections, étaient, jusqu’avant la candidature d’Aristide, restés vides, sont passés en quelques jours de salles vides en des lieux de véritable attroupement populaire. Partout, on pouvait remarquer à l’extérieur des bureaux, à longueur de journée, une foule massive de jeunes, de vieillards, de femmes sous un soleil de plomb, motivée à se procurer de leur carte électorale.
Si d’un côté c’était la grande mobilisation, entre-temps, la candidature de ce jeune prêtre était mal vue par l’oligarchie traditionnelle, certains clans de la classe d’affaires, la classe politique de tendance de droite aussi bien qu’une frange de la communauté internationale.
L’incident de Pétion-Ville était un cas classique prouvant que les représentants du statu quo digéraient très mal la candidature d’Aristide. Lors d’une rencontre de campagne électorale dans cette commune, particulièrement le 5 décembre 1990, l’explosion d’une grenade avait fait plusieurs morts et des blessés graves dans le camp des supporters d’Aristide.
N’empêche, le Conseil Électoral avançait dans le processus. Les élections avaient eu lieu. Et le candidat du secteur populaire avait, avec plus de 67%, remporté le scrutin du 16 décembre 1990. Mais les macoutes, les nantis, une frange de la communauté internationale aussi bien que la hiérarchie militaire n’allaient pas chômer pour longtemps à savoir assassiner le rêve démocratique. Pendant que le peuple et le secteur populaire réjouissaient et savouraient encore leurs victoires aux urnes, déjà, dans d’autres secteurs, le statu quo réfléchissait aux stratégies pour assassiner les rêves et les espérances démocratiques de la population. Le spectre du coup d’État était alors prêt à tout moment à faire dérailler le train de l’expérience démocratique à peine démarrée. D’où venait cet attachement viscéral au totalitarisme et à l’autocratie ?
Le discours enflammé du président Aristide au Palais National lors de son retour des Nations unies le 27 septembre 1991 était interprété comme étant la cause occasionnelle au départ forcé du chef de l’État. Mais s’il y avait une cause occasionnelle, dans l’ensemble, il y avait d’autres causes plus profondes que le simple fait d’un discours dérangeant. L’élu du 16 décembre était arrivé au pouvoir dans un contexte où il était non seulement coincé par le statu quo en Haïti, mais internationalement désapprouvé par de puissantes ambassades à Port-au-Prince. Faut-il bien se rappeler qu’en réalité, ce qui inquiétait la communauté internationale, la bourgeoisie haïtienne, l’Église et l’armée d’Haïti, c’est ce qu’Aristide représentait ou symbolisait : « l’ascension des forces populaires de gauche. »
Avec un discours en faveur des pauvres, Aristide menaçait les classes dominantes du pays qui, depuis l’indépendance d’Haïti en 1804, gardaient les masses défavorisées dans la crasse et la misère. Donc, parler d’augmentation de salaire minimum pour les ouvriers, de programme d’alphabétisation, de la baisse du prix des denrées alimentaires, de la perception de frais d’importation, de la hausse des impôts pour les riches, c’est comme discuter de réforme agraire pendant l’administration de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines. Ainsi, compte tenu du fait que le président Aristide représentait une menace contre le statu quo en Haïti, l’assassinat du projet social et politique qu’il incarnait était devenu l’obsession des putschistes et des réactionnaires.
Le coup d’État du 30 septembre 1991 contre Aristide avait un double aspect politique. À court terme, il visait à saboter toutes formes de changement que l’administration voulait initier dans le pays. Dans le long terme, il visait aussi à casser le mouvement grandissant du secteur populaire acquis depuis le départ de Jean Claude Duvalier le 7 février 1986. Le message des masses populaires lors des élections générales de décembre 1990 était clair. Ces dernières avaient signé leur entrée avec fracas sur la scène politique et entendaient devenir un acteur majeur sur un échiquier politique séculairement pris d’assaut par les élites traditionnelles en majeure partie.
Donc l’idée était de s’assurer que la démobilisation des têtes de pont des mouvements syndicaux, étudiants et organisations populaires pour que dans le futur ces mouvements sociaux ne puissent jouer un rôle aussi déterminant dans l’avenir politique d’Haïti. Car leur émergence dans les grandes décisions politiques du pays menaçait, en quelque sorte, les centres traditionnels de pouvoir que représentaient certaines institutions dominantes d’Haïti et de la communauté internationale. Par conséquent, le secteur populaire, les associations des étudiants, les paysans et les mouvements syndicaux étaient, au-delà de la personne d’Aristide, les principaux groupes ciblés par les militaires putschistes du coup d’État du 30 septembre 1991. Et, depuis, rien n’est stable dans le pays. La démocratie n’arrive pas à atterrir.
Prof. Esau Jean-Baptiste