Le pourcentage le plus grand et le plus important des élections du 20 novembre 2016 en Haïti est que 81.89% des 6,2 millions d’électeurs admissibles du pays n’ont pas eu leur vote compté. *
Certains n’ont pas pu obtenir leur carte d’identité nationale (CIN) ou trouver leur nom sur les longues listes électorales affichées sur les portes des immenses centres de vote. D’autres n’ont pas pu se rendre dans leur centre désigné parce qu’ils vivent ou travaillent trop loin, parfois même dans une autre partie du pays. En fait, tout le système de «centres de vote», qui est différent de celui utilisé dans les années 1990 lorsque la participation était beaucoup plus élevée, a dans les faits supprimé le vote de nombreux pauvres, les Haïtiens itinérants.
Néanmoins, il semble que la grande majorité des Haïtiens restent désenchantés ou insensibles aux candidats d’alors des quatre dernières élections présidentielles de 2010, 2011, 2015 et 2016, ou ont perdu confiance dans les élections comme un moyen de changer leur misérable destin. La participation à chacune de ces élections a attiré environ un quart de l’électorat. Le scrutin de novembre 2016 passe pour être l’un des plus faibles pour une élection présidentielle en Haïti et dans l’hémisphère occidental.
Parmi les 18,11% d’électeurs qui se sont présentés, les résultats définitifs du Conseil électoral provisoire (CEP) ont donné: 55,60% à Jovenel Moïse, du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK) de l’ancien président Michel Martelly; 19,57% à Jude Célestin de la Ligue alternative pour le progrès et l’émancipation haïtienne (LAPEH), un affilié de l’ancien président René Préval; 11,04% à Moïse Jean-Charles du parti Pitit Desalin (Les enfants de Dessalines), une rupture Lavalas; et 9,01% à Maryse Narcisse de l’Organisation politique Famille Lavalas (FL) de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide. Les résultats définitifs ont été annoncés le 3 janvier 2017.
La victoire de Jovenel Moïse semble correspondre à un schéma de victoires électorales d’hommes d’affaires conservateurs dans l’hémisphère: Juan Orlando Hernández au Honduras (2013), Mauricio Macri en Argentine (2015) et Donald Trump aux Etats-Unis (2016). Jovenel, âgé de 48 ans, a sillonné Haïti en promettant des emplois, affichant sa prospère entreprise d’exportation de bananes vers l’Europe.
De toute évidence, le candidat PHTK, connu sous le nom de «Nèg Bannann», a également dépassé en dépenses tous ses rivaux. Bien que la source du vaste financement de sa campagne reste obscure, il est certain qu’il a profité des millions de dollars que la clique de Martelly a retirés du fonds PetroCaribe, un fonds de plusieurs milliards de dollars de recettes pétrolières rendu possible par le Vénézuela pour des projets de bien-être public. Sans cacher son mécénat politique effronté, le régime de Martelly a utilisé ces projets – comme Ede Pèp (Aide au Peuple), Aba Grangou (A bas à la Faim), et Ti Manman Cheri (Chère Petite Mère) – pour donner des repas gratuits, des véhicules et des habitations pour gagner le coeur des pauvres d’Haïti, la base traditionnelle de Lavalas.
Le fonds PetroCaribe a également permis à la machine PHTK d’avoir le plus d’affiches, les plus grands panneaux publicitaires, les spots radio les mieux produits, les annonces sur les cartes de recharge cellulaire Digicel de 50 gourdes et les bateaux-haut-parleurs déversant leur propagande le long de la côte. Leur candidat avait l’argent pour distribuer le plus d’aide après que l’ouragan Matthew ait ravagé le sud en octobre et pour faire campagne de façon la plus impressionnante, profondément dans les campagnes, et pas simplement en ville.
Jovenel a également embauché la seule société professionnelle de conseil en élections, l’Ostos & Sola, basée à Madrid, qui avait assuré la victoire de Martelly en 2011, avec l’aide de la secrétaire d’Etat des Etats Unis de l’époque, Hillary Clinton. Le même cabinet, lié au sénateur républicain John McCain et à l’Institut international républicain (IRI) de la Fondation nationale pour la démocratie (NED), a également contribué à l’élection d’autres présidents de droite comme le Mexicain Felipe Calderón (2006) et le Guatémaltèque Otto Perez Molina (2011).
Enfin, il faut regarder ce qui a affaibli les partis progressistes d’Haïti. En 1990 et 2000, Jean-Bertrand Aristide a remporté la présidence avec 1,6 et 2,2 millions de voix, contre les 591.000 qui ont apparemment voté pour Jovenel cette année. Immédiatement après les deux victoires d’Aristide, le gouvernement des États-Unis a commencé à saboter son gouvernement, entraînant les coups d’État de 1991 et 2004. Selon les termes de l’avocat Brian Concannon Jr., ces gouvernements n’ont jamais eu l’occasion de « montrer comment la démocratie peut fonctionner ». Par conséquent, de nombreux jeunes Haïtiens, qui ne se souviennent pas de la brutale dictature de Duvalier ayant pris fin en 1986, s’associaient aux règnes de Lavalas sous lesquels ils ont grandi avec l’instabilité, la privation et la crise.
Alors que la réputation d’Aristide peut encore attirer une grande foule, comme la campagne de 2016 l’a montré, le candidat FL qu’il a choisi, Dr Maryse Narcisse, n’étant pas une oratrice de talent, elle n’a pas généré une grande passion dans la base Lavalas. Il nous faut signaler par ailleurs que l’organisation FL avait été exclue des élections depuis le coup d’état de 2004.
Pendant ce temps, l’ancien sénateur charismatique Moïse Jean-Charles, qui avait été à l’avant-garde pour dénoncer la corruption et la répression du régime de Martelly, a gagné la reconnaissance nationale par son courage et son leadership ; mais il a été expulsé de FL pour toute une série de différences idéologiques et tactiques. Il proposait une voie plus Dessalinienne (c’est-à-dire anti-impérialiste) à la tendance d’Aristide d’utiliser les tactiques de triangulation politique (mawonaj) de Toussaint Louverture.
Après avoir lancé Pitit Desalin en 2015, Moïse Jean-Charles a été incapable de le constituer en un parti efficace et discipliné puisque basé sur des principes uniquement électoralistes, d’autant qu’il s’appuyait fortement sur des alliances douteuses avec des opportunistes politiques et même des ennemis patentés. En conséquence, le parti de Moïse a subi des défections et des trahisons presque régulières. Ses partisans ont également commencé à s’opposer à ceux de FL, affrontements qui n’ont contribué à aucune campagne que de démobiliser davantage le camp populaire.
En bref, les divisions du camp progressiste ont aidé les réactionnaires du camp de Jovenel Moïse, autour duquel se sont rassemblés l’aile droite haïtienne et les néo-duvaliéristes.
Malgré sa victoire très faible avec seulement 9.55% de l’électorat, Jovenel est sûr de faire face à un difficile terme de cinq ans. Le Vénézuela, auquel le gouvernement haïtien doit encore dix mois de paiements de gaz en retard, se trouve maintenant dans une situation économique difficile. Ce gouvernement de PHTK aura-t-il les gros fonds de PetroCaribe pour s’alimenter et gaspiller ; supposant que le programme de PetroCaribe continue !
De plus, l’unité de lutte contre la corruption du gouvernement haïtien, l’UCREF, a publié un rapport cinglant sur la malversation de la compagnie Agritrans de Jovenel sous le régime de Martelly. Quid de ce rapport. Il semblerait qu’il a aidé Jovenel au lieu de le détruire, puisque les révélations du rapport n’ont pas affaibli sa campagne.
Il est possible aussi que les courants démocratiques et progressistes réfléchissent à leur défaite ; ce qui pourrait aussi conduire à une future unité.
Encore une fois, le chiffre à retenir est que 5,1 millions d’Haïtiens, désorientés par la machine électorale, puis découragés, n’ont pas voté. C’est eux (pas les 1,1 million qui ont voté) qui seront la mèche prête à mettre à feu une boîte déjà entourée de plusieurs allumettes allumées.
* Si nous acceptons le chiffre du CEP de 6.189.253 électeurs admissibles, c’est seulement 18,11% de l’électorat qui ont finalement voté. Il y avait un total de seulement 1.120.663 de votes (valides + nuls), d’après les résultats définitifs.