(English)
Konplo Aristid La (Le complot contre Aristide)
Li soti Washington (Il est sorti de Washington)
Li pase Vatikan (Il est passé par le Vatican)
Se ki Bondye voye-l (Il a été envoyé par Dieu)
Manno Charlemagne
Le 15 juillet 2011, l’ancien président haïtien Jean-Bertrand Aristide a eu 58 ans. Son anniversaire a été marqué en Haïti et sa diaspora dispersée par des fêtes (en général privées) de militants et sympathisants de la Famille Lavalas (FL), le parti qu’il a fondé en 1996.
Pendant les sept années qu’il a passées en exil en Afrique du Sud après le coup d’État contre lui en 2004, la date a été commémorée par de grandes manifestations dans les rues de Port-au-Prince. Au cours des 25 dernières années, d’abord comme un prêtre salésien inspiré par la théologie de la libération dans les années 1980, puis comme le président d’Haïti, élu à deux reprises (1990, 2000), deux fois destitué (1991, 2004), M. Aristide était devenu un symbole des revendications du peuple haïtien pour la justice, la démocratie et la souveraineté. Il a reçu une bienvenue spontanée d’un héros par des dizaines des milliers de personnes quand il est finalement retourné en Haïti le 18 mars à bord d’un jet privé sud africain. Au grand dam des pouvoirs étrangers et de l’élite haïtienne qui l’ont renversé, il restait alors, et reste aujourd’hui, éternellement populaire.
Mais Aristide est désormais aussi sous la menace d’une attaque imminente. Depuis son retour, il ne s’est aventuré hors de son domicile à Tabarre qu’à deux reprises, mais brièvement et secrètement pour ne pas générer des foules, qui mettraient en danger sa sécurité et celle de ses partisans.
le Département d’Etat américain a fait pression pour l’enlèvement d’Aristide du pouvoir en Février 2004 et s’oppose à son éventuel retour en 2011.
Par le passé, le président néo-duvaliériste Michel Martelly n’a pas caché son antipathie pour Aristide. Il a récemment réduit l’équipe de sécurité d’Aristide et a repris le véhicule du gouvernement que l’ancien président René Préval avait fourni à Aristide à son retour.
Dans un geste faussement magnanime, Martelly a récemment suggéré qu’il accorderait Aristide une «amnistie» (qu’il a aussi proposée à l’ancien dictateur récemment retourné, Jean-Claude Duvalier), même si Aristide n’a jamais été inculpé, et encore moins condamné, d’aucun crime que ce soit.
Cela pourrait bientôt changer. Des portes-paroles de la droite, comme l’ancien agent de l’Institut républicain international (IRI) Stanley Lucas, l’historien pro-putsch Michel Soukar, et l’ancien porte-parole de l’opposition anti-Aristide Sauveur Pierre Etienne, ont tous pris l’antenne en Haïti et dans la diaspora pour appeler à la poursuite d’Aristide avec des accusations sinistres et farfelues de corruption et d’assassinat politique.
Haïti Liberté a aussi appris de sources protégées qu’une équipe du gouvernement étatsunien fait (pas pour la première fois) des enquêtes sur Aristide pour voir si elle peut se concocter une plainte crédible contre lui pour violation des droits humains.
Ce n’est pas une surprise. En passant en revue plus de 1918 câbles diplomatiques secrets d’avril 2003 à février 2010 obtenus par l’organisation médiatique Wikileaks, Haïti Liberté a appris que le Département d’Etat étatsunien a clairement fait pression pour l’enlèvement d’Aristide du pouvoir en février 2004 et s’oppose à son éventuel retour en 2011.
Mais Washington feint la neutralité. Un porte-parole de l’ambassade des États-Unis en Haïti a déclaré à Haïti Liberté après une conférence de presse le 23 novembre dernier que Washington n’avait pas de position sur le retour d’Aristide dans son pays. « Le retour d’Aristide? C’est une question haïtienne, c’est une décision haïtienne », a déclaré Jon Piechowski.
« Les États-Unis n’auraient donc pas leur mot à dire. . . »
«Non», a répondu Piechowski, « Je pense que si Aristide reste où il est ou revient en Haïti, c’est entre lui et le peuple d’Haïti ».
Les câbles diplomatiques étatsuniens secrets montrent que ces déclarations sont sans équivoque fausses. Les câbles renforcent non seulement les preuves existantes de l’implication des États-Unis dans le coup d’État de 2004, mais dépeignent ensuite une campagne sophistiquée couvrant le monde entier pour marginaliser Aristide et l’emprisonner en exil.
Quand Aristide lui-même ou des représentants de pays des Caraïbes comme les Bahamas ont parlé de ses droits, les États-Unis ont fléchi leurs muscles diplomatiques pour s’y opposer. À une occasion, un ambassadeur des États-Unis est allé jusqu’à «écarter» avec colère et réprimander le président de la République dominicaine.
Les câbles montrent comment Washington a collaboré activement avec les dirigeants des Nations Unies, de la France et du Canada pour décourager ou empêcher physiquement le retour d’Aristide en Haïti. Le Vatican était un partenaire fiable, bénissant le coup d’État et contribuant à prolonger l’exil d’Aristide.
Les câbles montrent également la continuité entre les politiques des administrations Bush et Obama envers Aristide. Sous Bush en 2004, une équipe de l’US Navy SEAL a escorté Aristide dans un jet en exil dans ce qu’Aristide a appelé un «enlèvement moderne». Six ans plus tard, quand Aristide a annoncé son désir de revenir et d’aider après le tremblement de terre dévastateur de 2010, le corps diplomatique d’Obama s’est mobilisé pour le bloquer. Obama lui-même a appelé le président de l’Afrique du Sud dans une tentative désespérée et ratée de garder Aristide hors du jet qui l’a finalement ramené chez lui.
Plus de deux décennies après qu’Aristide est devenu président, la campagne de Washington contre lui se poursuit. Sa dernière grande victoire a été le coup d’État de 2004, où nous commençons par les informations intimement détaillées contenues dans les câbles WikiLeaks.
Les Bahamas font preuve de «sympathie» et se plaignent que les États-Unis sont «durs»
Le trésor de communications de l’ambassade obtenu par WikiLeaks ne comprend malheureusement pas beaucoup de câbles de l’ambassade de Port-au-Prince jusqu’en mars 2005. Cependant, les câbles secrets de l’archipel voisin des Bahamas en 2003 et 2004 montrent clairement l’hostilité de Washington envers Aristide.
Le tout premier câble de ceux que WikiLeaks a fourni à Haïti Liberté est celui de l’ambassade étatsunienne à Nassau le 17 avril 2003. Dans ce document, l’ambassadeur étatsunien J. Richard Blankenship rapporte une réunion où le ministre des Affaires étrangères des Bahamas Fred Mitchell « a décrit la position des États-Unis sur Haïti comme “dure”, et a appelé à la poursuite du dialogue ».
Washington, à l’époque, avait cherché à invoquer une clause de la «Charte démocratique interaméricaine» interventionniste de l’Organisation des États américains pour tenter de trouver un moyen pseudo-juridique pour éliminer Aristide. Mais « Mitchell a rejeté la possibilité d’invoquer les dispositions démocratiques de la Charte de l’OEA, disant que même si “certaines personnes soutiennent que c’est le cas en Haïti… je pense que cela va un peu trop loin” », dit le câble.
Washington savait que le gouvernement du Premier ministre des Bahamas, Perry Christie, s’efforçait de consolider le gouvernement d’Aristide assiégé, et Blankenship a conclu sarcastiquement son message: « Alors que les Bahamas resteront engagées sur Haïti, le gouvernement Christie résistera à tout effort pour mettre du mordant dans tout effort diplomatique pour faire pression sur le président Aristide, préférant la conversation (sans fin) et le dialogue à l’alternative ».
Il y a un autre câble du chargé d’affaires de l’ambassade de Nassau, Robert M. Witajewski, daté du 23 février 2004, environ un an plus tard et une semaine avant le coup d’État. Lors d’une manifestation tenue le 19 février, « le Premier ministre Christie s’est présenté à deux reprises à la table de l’accusation pour demander une réunion “urgente” », a écrit Witajewski. Après la réunion qui a eu lieu le lendemain, Witajewski note que le Premier ministre des Bahamas “sympathise avec les préoccupations d’Aristide“.
Christie a passé en revue avec Witajewski comment, aux Nations Unies, des jours auparavant, le ministre des Affaires étrangères, Mitchell « a appelé la communauté internationale à “fournir une assistance de sécurité immédiate pour ramener la stabilité à Haïti, notamment en aidant l’autorité légitime d’Haïti à rétablir l’ordre public et à désarmer les éléments qui maintenant chercher à renverser violemment le gouvernement, et qui ont interrompu l’aide humanitaire” », a écrit le chargé d’affaires. « Mitchell a continué d’utiliser un langage inhabituellement fort pour lui: “Les gangs armés qui cherchent maintenant à renverser l’ordre constitutionnel devraient être instamment priés de déposer les armes ou sinon ils devraient être désarmés” ».
Christie a plaidé que Washington « reconsidère sa position contre l’approvisionnement en armes létales de la police haïtienne et, au minimum, fasse plus pour soutenir la police haïtienne avec un soutien non létal », note le câble. Les Bahamas « ont exprimé leur sympathie pour le sort d’Aristide, déclarant au chargé d’affaires “qu’il n’y a tout simplement aucun moyen qu’une force de police démoralisée de moins de 5 000 personnes puisse maintenir l’ordre en vigueur dans un pays de plus de 7 millions d’habitants” ».
Malheureusement, il semble que Christie était aussi désespérément ignorant des forces internationales soutenant le coup d’État qui allait bientôt être accompli, car lors des appels téléphoniques quotidiens avec le président Aristide, le câble dit: « Il avait souligné l’importance d’Aristide faisant directement appel aux États-Unis, à la France ou au Canada pour une assistance dans le rééquipement de la police haïtienne afin que l’ordre public puisse être rétabli », c’est-à-dire aux pays mêmes qui soutenaient le coup d’État.
Christie était apparemment tellement inconscient de la main des États-Unis dans le coup d’État qui se déroulait qu’il « avait été en contact avec des membres du Black Caucus du Congrès des États-Unis pour dissiper leurs “profondes préoccupations” au sujet de la “bonne foi” des États-Unis et d’autres pays dans la recherche d’une résolution à la crise d’Haïti », des préoccupations qui se sont avérées tout à fait justifiées.
Dans son évaluation peut-être la plus naïve, Christie a exhorté le secrétaire d’État adjoint étatsunien Roger Noriega, l’un des critiques les plus amers d’Aristide au sein du gouvernement étatsunien, de venir à la rescousse du président assiégé face aux appels au renversement d’Aristide du “groupe de 184″ concocté par l’IRI, dirigé par le magnat du sweatshop Andy Apaid. « Christie a dit qu’il était convaincu que A / S Noriega “avait le poids” pour faire renoncer le chef de l’opposition haïtienne Apaid, et qu’une fois Apaid aurait signé un accord, le reste de l’opposition “suivrait” en permettant au président Aristide de servir son mandat, car ils ne pouvaient pas s’organiser pour gagner une élection maintenant », a écrit Witajewski.
Peut-être que Christie a été dupé en pensant que les États-Unis reconnaîtraient la popularité d’Aristide. Christie en a été témoin en tant que l’un des rares chefs de gouvernement à assister aux célébrations du bicentenaire du 1er janvier 2004 en Haïti, auxquelles des dizaines de milliers de personnes se sont rendues malgré une opposition et un boycott internationaux. Christie « a précisé sa position selon laquelle le président Aristide est le chef constitutionnel légitimement élu d’Haïti », a écrit Witajewski, et a également fourni « une évaluation de l’état de l’opposition haïtienne à partir de sa position de politicien en exercice. “Même avec un an pour s’organiser”, a-t-il dit, “l’opposition ne correspondra pas au niveau de soutien d’Aristide et perdrait si Aristide décidait de se représenter, ce qu’il ne fera pas” ».
Dans un câble dès le lendemain, le 24 février 2004, Witjewski a rapporté que «les Bahamas recherchent le soutien actif des États-Unis en tant que membre “le plus important” du Conseil de sécurité alors qu’ils engagent une presse diplomatique à grande échelle pour parvenir à la paix en Haïti» et avait «conclu qu’un résultat pacifique sans intervention internationale est de plus en plus improbable».
En bref, malgré la sympathie de Christie pour la situation d’Aristide, il «s’en remet aux [États-Unis] comme “Top Dog”», a conclu le câble du 23 février.
Encourager «l’asile»
Les États-Unis ont également demandé à l’ancien ambassadeur d’Haïti en République dominicaine s’il souhaitait obtenir l’asile politique après avoir démissionné de son poste le 18 décembre 2003.
Dans un câble du 23 décembre 2003, l’ambassadeur étatsunien Hans Hertell a rendu compte de sa rencontre avec l’ambassadeur Guy Alexandre qui a démissionné «en raison de ce qu’il a qualifié des ‘principes incompatibles’ avec le gouvernement d’Aristide» à la suite de la confrontation du 5 décembre 2003 à l’Université de Haïti où «[selon] Alexandre, des policiers ont cassé les genoux à l’un de ses amis, vice-recteur d’une université». (En fait, c’est le recteur de l’université, Pierre Marie Paquiot, dont les jambes ont été blessées – pas cassées – dans des circonstances troubles au cours d’une mêlée entre des organisations populaires anti-coup d’État et des étudiants universitaires pro-coup d’État, tandis que le vice-recteur, Wilson Laleau, a subi des blessures à la tête.)
Invité par Hertell, Alexandre a déclaré qu’il “ne fuirait pas aux États-Unis” et “n’a pas l’intention de demander l’asile aux États-Unis pour l’instant” mais plutôt “prévoit de résider en République dominicaine” et “de s’impliquer dans le milieu universitaire“.
«La demande d’asile, a expliqué [Alexandre], “compliquerait davantage les relations bilatérales dominicaines-haïtiennes” et ne serait ni dans son intérêt ni dans celui d’Haïti», a indiqué Hertell.
Si Alexandre avait demandé l’asile étatsunien, cela aurait aidé le projet de Washington de faire d’Aristide un ogre politique. Au lieu de cela, Alexandre “a critiqué la préoccupation des groupes d’opposition de forcer le départ d’Aristide sans en considérer les conséquences” et “a souligné que la sortie d’Aristide ne résoudra pas les problèmes socio-économiques d’Haïti“, a écrit Hertell.
Alexandre a également critiqué l’opposition anti-Aristide “pour sa concentration sur l’accaparement du pouvoir plutôt que pour s’attaquer aux problèmes difficiles de la santé, de l’éducation et des infrastructures“, disait le câble.
Vatican: «aucun regret» pour le coup d’État
Cependant, les diplomates étatsuniens ont trouvé des oreilles beaucoup plus sympathiques au Vatican.
En novembre 2003, un responsable politique de l’ambassade des États-Unis a rencontré le directeur du Bureau des affaires caraibéennes du Vatican, Giorgio Lingua, qui a déclaré que “le Vatican avait remarqué des signes de mécontentement accrus au sein du parti Lavalas” qui, selon lui, pourraient être mieux entretenus par “une pression internationale supplémentaire, en particulier de la part des États-Unis, pour une expression démocratique accrue dans le pays – sans remettre directement en cause la légitimité d’Aristide”, a écrit le chargé d’affaires étatsunien Brent Hardt dans un câble daté du 14 novembre 2003.
“Expression démocratique accrue” était le code des attaques accrues contre le gouvernement constitutionnel d’Aristide, qui n’a jamais limité “l’expression démocratique” d’organisations ou de médias appelant ouvertement à son renversement.
Comme le montrent clairement ces câbles et les suivants, «remettre en question la légitimité d’Aristide» et le changement de régime en Haïti étaient, en fait, les objectifs du Vatican. Lingua a déclaré à l’officier de l’ambassade que «le changement en Haïti devrait être plus facile qu’à Cuba», a écrit Hardt. «Contrairement à Castro, a observé Lingua, Aristide n’a pas de motivation idéologique. “Il s’agit d’une seule personne – pas d’un système”, a-t-il ajouté”».
Mais malgré les pressions étatsuniennes, le Vatican voulait masquer sa collusion. “Lorsqu’on lui a demandé si l’incident du 16 octobre [lorsque des manifestants anti-coup d’État ont protesté lors d’une messe] pourrait inciter le Saint-Siège à élever la voix avec plus de force contre les abus d’Aristide, Lingua n’a pas fait preuve d’engagement“, a écrit Hardt, « déclarant que le Vatican devait équilibrer les pressions sur Aristide au vu d’une situation sécuritaire délicate sur le terrain ». Lingua a déclaré que “les évêques haïtiens devaient avancer doucement” en raison de “la nature imprévisible d’Aristide“, selon Hardt.
Mais la vraie raison pour laquelle la hiérarchie de l’Église devait «équilibrer» et «avancer doucement», le câble l’indique clairement, parce que l’Église catholique d’Haïti était «divisée» entre les prêtres soutenant Aristide et une hiérarchie qui ne le faisait pas. (Une exception était l’archevêque Serge Miot nouvellement nommé, que Washington craignait “d’être trop proche du camp d’Aristide.“) Le résultat a été que “beaucoup de gens ont quitté l’Église en raison de la désillusion avec sa gestion de la crise d’Aristide“, dit le câble.
Les théologiens de la libération, comme le père Gérard Jean-Juste, dénonçaient effectivement la campagne croissante de déstabilisation de Washington contre Aristide et le rôle de soutien du Vatican, et «[selon] Lingua, l’exploitation par Aristide de certains membres du clergé à des fins de propagande faisait des ravages», écrivait Hardt. «Lingua a déclaré que les Haïtiens voient “une Église divisée”, certains membres du clergé soutenant le parti Lavalas et d’autres étant contre lui. Lingua a affirmé que ce manque de solidarité a alimenté la désillusion au point où les gens quittaient l’Église en nombre croissant ».
Le problème était, selon les propres termes de Lingua, «la présence – en fait l’omniprésence – d’Aristide», a dit le câble.
Le Vatican est sorti de l’ombre peu de temps après que le coup d’État eut finalement été consommé le 29 février 2004. Le 5 mars 2004, l’ambassadeur étatsunien au Vatican James Nicholson a écrit un câble rapportant que le Saint-Siège n’avait «aucun regret au départ d’Aristide, notant que l’ancien prêtre avait été un ardent défenseur du vaudou».
Nicholson l’a appris du personnel de l’ambassade qui a rencontré le vice-ministre des Affaires étrangères du Vatican, Pietro Parolin, bien que “depuis le 29 février, le Vatican n’ait eu aucun commentaire public officiel sur la démission d’Aristide“.
Néanmoins, «avant même le départ d’Aristide, le pape Jean-Paul II avait appelé les Haïtiens à “prendre les décisions courageuses dont leur pays avait besoin” et avait exhorté la communauté internationale et les organisations d’aide à faire ce qu’elles pouvaient pour éviter une crise plus grave», a écrit Nicholson.«Cela a été vu comme une référence voilée au départ d’Aristide».
A cette époque, Lingua a également déclaré à l’ambassade que le Vatican “ne voyait pas d’autre moyen de sortir de la crise et pensait que l’ancien prêtre devait partir“.
Le Vatican a compris qu’il avait un rôle important à jouer dans la consolidation du coup d’État, se disant «prêt à travailler avec une nouvelle administration haïtienne de transition pour assurer un rétablissement pacifique de l’ordre», a écrit Nicholson. Rome a dit à ses évêques “d’exercer une influence apaisante sur la population“, indignée par le coup d’État. Mais le Pape a également compris que ses missionnaires avaient besoin d’un peu de fer derrière leurs croix en or, ainsi il appelé à «une force internationale [pour] rétablir rapidement l’ordre en Haïti».
Gérer le jeu
Même avant la fin du coup d’État, les gouvernements qui l’ont soutenu – les États-Unis, la France et le Canada – ont commencé à insérer “une force internationale” de plusieurs milliers de soldats. Ils ont occupé militairement Haïti pendant les trois mois allant du 1er mars au 31 mai 2004, et le 1er juin, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti (MINUSTAH), forte de 9 000 hommes, a pris la relève du «rétablissement de l’ordre».
Mais il y a eu une réaction d’indignation contre le coup d’État et l’occupation de la part de nombreux pays d’Amérique latine et des Caraïbes. La CARICOM a publié le 3 mars une déclaration exprimant «sa consternation et son inquiétude» à propos du coup d’État, notant les «affirmations publiques faites par le président Aristide selon lesquelles il n’avait pas démissionné volontairement» et exigeant «une enquête sous les auspices des Nations Unies pour clarifier les circonstances menant à sa renonciation à la présidence». La CARICOM, qui avait proposé une force internationale pour protéger le gouvernement d’Aristide des «rebelles» et «rétablir l’ordre», a refusé de participer à la Force intérimaire multilatérale post-coup d’État et a appelé au «retour immédiat» d’Aristide.
La CARICOM a également “remis en question la légalité de la décision soutenue par les États-Unis d’installer M. [Boniface] Alexandre comme président“, a rapporté The Economist le 4 mars. Le président de la CARICOM et le Premier ministre jamaïcain PJ Patterson ont déclaré que le coup d’État «crée un précédent dangereux pour des gouvernements élus démocratiquement partout, car cela favorise la révocation de personnes dûment élues par le pouvoir de forces rebelles».
Un câble du 9 mars du chargé d’affaires de Nassau, Witajewski, donne un aperçu de ce que Washington a effectué pour limiter les dégâts face à un tel scandale. Witajewski rapporte une réunion du 8 mars que lui et son agent politique ont eu avec le Dr Eugene Newry, l’ambassadeur des Bahamas en Haïti.
Contrairement au Premier ministre Christie et au ministre des Affaires étrangères Mitchell, l’ambassadeur Newry était favorable au coup d’État. Peut-être en raison de ses nombreux «contacts avec l’opposition», Newry a été «agréablement surpris de la transition qui se produit actuellement» en Haïti et a pensé que «c’était un bon signe que le peuple haïtien dans son ensemble avait concentré sa méfiance et son aversion sur l’ex-président» bien qu’il ait «craint […] que le réseau de soutien d’Aristide se regroupe à temps pour la prochaine série d’élections alors que la coalition d’opposition s’effondrerait une fois que la “force négative”, c’est-à-dire Aristide, aurait disparu de la scène en tant que joueur efficace», a écrit Witajewski. (Newry “ne pensait pas non plus que les tentatives d’Aristide pour regagner son soutien via des rencontres avec la presse en République centrafricaine [où il était exilé à l’époque] auraient un impact sur les développements futurs en Haïti”.)
En conséquence, Newry a «minimisé les phrases incendiaires dans la déclaration de Caricom sur Haïti, comme exprimer “l’alarme et la consternation” comme étant des descriptions de fait de la déception des membres» et «a affirmé que Caricom n’était pas “en colère” contre l’implication des États-Unis dans le départ de Aristide, mais a plutôt été “surpris” par la prise de décision abrupte et le manque d’implication de Caricom», dit le câble.
Newry a également prédit «que Caricom sera satisfaite tant que son plan d’action en 10 points restera la base de l’après-Aristide en Haïti». (Washington a mis en place une «Commission tripartite» et un «Conseil des sages», comme proposé précédemment par la CARICOM.) Newry «a conclu [que] Caricom doit surmonter son irritation parce que “comme une rivière, les choses doivent évoluer”, et il a compris qu’Haïti ne peut pas avancer sans l’aide que seuls les États-Unis avec le soutien auxiliaire d’autres “grandes puissances” comme le Canada et la France pourraient fournir», a dit le câble.
Newry a dit à l’ambassade ce qu’elle voulait entendre, mais Witajewski, dans ses commentaires, était également conscient que les Bahamas «avaient peut-être exagéré en essayant de donner une tournure positive à la déclaration de Caricom du 3 mars sur Haïti et reflétant davantage la véritable position politique que les Bahamas considèrent vis-à-vis de la migration haïtienne plus que la position plus idéologique de certains des autres membres de Caricom, moins touchés».
La CARICOM devient réaliste
Le «réalisme» du gouvernement Christie, comme Witajewski l’appelait dans ce câble, était apparent dans un autre du 6 avril 2004, où l’Ambassadeur rendait compte de la marche arrière du ministre des Affaires étrangères Mitchell lors d’une réunion-déjeuner du 29 mars.
Mitchell «a poursuivi son programme de minimiser les conséquences d’une division entre la Caricom et les Etats-Unis sur Haïti», a écrit Witajewski. «La plupart des arguments de Mitchell reposaient sur la prémisse que Caricom/les Bahamas, en tant que petits pays, prennent (et ont le droit de prendre) des positions de principe tandis que les États-Unis s’engagent nécessairement dans la realpolitik».
Mitchell a déclaré que les nations du nord des Caraïbes comme les Bahamas sont «conscientes de l’importance de leurs relations avec les États-Unis et sont donc plus prudentes dans l’équilibre de leurs intérêts avec Caricom et les États-Unis» tandis que les nations du sud des Caraïbes «sont guidées par des programmes politiques».
Sentant qu’il avait son invité sur la défensive, Witajewski a demandé à Mitchell «de clarifier l’appel de Caricom à une enquête sur les circonstances de la démission d’Aristide, [et] Mitchell a cherché à minimiser son importance», a dit le câble. Mitchell «a déclaré qu’il envisageait personnellement “l’enquête” comme équivalant à la résolution d’une “contestation systématique des pouvoirs” d’un gouvernement, comme cela se produit à l’UNGA [Assemblée générale de l’ONU] ou une autre commission».
Cependant, Mitchell a eu la témérité de dire «que les États-Unis ont réagi de manière excessive à l’offre de la Jamaïque de laisser l’ancien président Aristide résider dans le pays et aux déclarations de Caricom», a écrit Witajewski. «Il semblait faire valoir que Caricom avait le droit d’exprimer ses opinions et de ne pas nécessairement en être tenu responsable. Mitchell a également affirmé que, malgré les attaques verbales de Caricom contre États-Unis sur les récents événements en Haïti, il y aurait peu d’impact net sur les relations entre les États-Unis et Caricom… tant que les États-Unis ne “réagissaient pas de manière excessive”».
Mitchell a augmenté la mise quand il a «insisté sur le fait que les États-Unis ne devraient pas se soucier de la présence d’Aristide dans les Caraïbes ou s’y opposer», une référence aux remarques des responsables de l’administration Bush selon lesquelles Aristide devrait quitter la Jamaïque et l’hémisphère. Mitchell «a fait valoir qu’une “politique de bannissement” perçue a des connotations raciales et historiques dans les Caraïbes qui rappellent aux habitants de la région l’esclavage et les abus passés».
Imperturbable, Witajewski «a demandé ce qui se passerait si Aristide se mêlait des affaires intérieures haïtiennes et donnait à ses partisans l’impression qu’il était toujours un acteur de l’avenir d’Haïti», ce qu’il avait parfaitement le droit de faire. Mais Mitchell est immédiatement devenu défensif et «a insisté sur le fait que la Jamaïque ne permettrait pas à Aristide de jouer un rôle aussi intrusif et “traiterait” avec Aristide si une telle situation devait se produire», a dit le câble.
Maintenir la pression
Peut-être aussi affligés du «réalisme» qui régissait la politique des Bahamas, d’autres pays ont offert leur soutien à la campagne étatsunienne contre Aristide. Par exemple, dans un câble du 22 novembre 2004, la ministre des Affaires étrangères par intérim du Guatemala, Marta Altolaguirre, a déclaré à l’ambassade là-bas qu’elle «était de tout cœur avec [l’évaluation] étatsunienne» d’Haïti et «s’est portée volontaire pour dire que son point de vue personnel était qu’Aristide avait été une “catastrophe” et ne pourrait jouer aucun rôle utile dans l’avenir d’Haïti».
Le Nigeria, après des «consultations» avec Washington, a également «offert à l’ancien président haïtien Aristide un refuge pendant quelques semaines avant de passer à une autre destination», explique un câble du 23 mars 2004 de l’ambassade des États-Unis à Abuja. Le câble note que le Nigéria «a un passé de terre d’asile pour les dirigeants en fuite» des dictatures africaines effondrées (comme Charles Taylor, l’homme fort déchu du Libéria). Il s’agissait d’une tentative transparente d’associer Aristide à de tels dirigeants.
Après qu’Aristide ait quitté la Jamaïque pour s’exiler en Afrique du Sud le 30 mai 2004, le gouvernement étatsunien a fait beaucoup d’efforts pour le garder hors d’Haïti et même de l’hémisphère, ce qui en fait un prisonnier virtuel en exil, même si la Constitution haïtienne et le droit international stipulent que chaque citoyen haïtien a le droit d’être dans sa patrie.
Lorsque le président dominicain Lionel Fernandez a suggéré dans une déclaration lors d’une conférence hémisphérique neuf mois après le coup d’État qu’Aristide devrait revenir et jouer un rôle dans la démocratie haïtienne, les États-Unis ont réagi avec colère, disant dans un câble que Fernandez avait «fait un vrai faux pas en préconisant l’inclusion de l’ancien président Jean Bertrand Aristide dans le processus.»
L’ambassadeur étatsunien en République dominicaine a «réprimandé» Fernandez «en le prenant à part lors d’une activité sociale.»
«Aristide avait dirigé une bande violente de trafiquants de drogue et gaspillé toute crédibilité qu’il aurait pu avoir», lui a dit l’ambassadeur étatsunien Hertell, selon un câble du 16 novembre 2004.
«Personne ne m’a donné aucune information à ce sujet,» a répondu Fernandez .
Aucune accusation n’a jamais été déposée contre Aristide pour trafic de drogue, bien que l’ancien avocat d’Aristide, Ira Kurzban, affirme que Washington a dépensé des dizaines de millions pour monter un tel dossier. Sous la rubrique «Aristide Movement Must Be Stopped» dans un câble du 2 août 2006, l’ambassadrice étatsunienne en Haïti, Janet Sanderson a décrit comment l’ancien diplomate guatémaltèque Edmond Mulet, chef de la MINUSTAH, «a exhorté les Etats-Unis à intenter une action en justice contre Aristide pour empêcher l’ancien président d’avoir plus d’impact sur la population haïtienne et de retourner en Haïti».
À la demande de Mulet, le Secrétaire général Kofi Annan a exhorté le président sud-africain «à s’assurer qu’Aristide reste en Afrique du Sud», où Aristide et sa famille vivaient sous un arrangement avec le gouvernement de ce pays.
En 2005, le parti politique d’Aristide, la Famille Lavalas, a planifié de grandes manifestations pour marquer son anniversaire. L’ambassadeur étatsunien en France a rencontré le diplomate français Gilles Bienvenu à Paris pour discuter de la possibilité du retour d’Aristide. «Bienvenu a déclaré que le GOF [gouvernement de la France] partageait notre analyse sur les implications d’un retour d’Aristide en Haïti, qualifiant de “catastrophiques” les répercussions probables. Manifestant initialement de la prudence au sujet d’une démarche de la France auprès du SARG [transmettant le message au gouvernement sud-africain], Bienvenu a noté qu’Aristide n’était pas un prisonnier en Afrique du Sud et qu’une telle action pourrait “créer des difficultés” ».
le Secrétaire général Kofi Annan a exhorté le président sud-africain «à s’assurer qu’Aristide reste en Afrique du Sud»
L’ambassadeur étatsunien Craig Stapleton a rapidement surmonté la réticence de Bienvenu. Celui-ci a accepté de relayer au gouvernement sud-africain des «préoccupations communes» étatsuniennes et françaises, sous le «prétexte» (c.à.d la menace voilée) que «comme un pays désireux d’obtenir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique du Sud ne pouvait se permettre en aucune manière d’être impliqué dans la déstabilisation d’un autre pays».
Le Français est allé encore plus loin, selon un câble du 1er juillet 2005: «Bienvenu a spéculé sur comment exactement Aristide pourrait revenir, voyant une occasion possible de le gêner dans la logistique d’atteindre Haïti», a écrit Stapleton. «Si Aristide voyage sur un vol commercial, pensait Bienvenu, il aurait probablement besoin de l’aide de certains pays de transit afin d’atteindre Haïti. Bienvenu a suggéré une démarche auprès des pays de la CARICOM [Communauté des Caraïbes] par les USA et l’UE pour les mettre en garde de façon à ne faciliter aucun voyage ni autres plans que pourrait avoir Aristide. Il a spécifiquement recommandé de parler à la République dominicaine, qui pourrait être directement impliquée dans une tentative de retour».
Cinq jours plus tard à Ottawa, deux fonctionnaires de la diplomatie canadienne ont rencontré le personnel de l’ambassade des Etats-Unis. «“Nous sommes sur la même longueur d’onde” en ce qui concerne Aristide», a affirmé une Canadienne, selon le câble du 6 juillet. «Même avant ces dernières rumeurs, a-t-elle dit, le Canada avait une position claire dans l’opposition au retour d’Aristide».
Canada a partagé le message avec «toutes les parties … en particulier les pays de la CARICOM» aussi bien que l’Afrique du Sud. Mais «les Sud-Africains auraient demandé s’il est juste d’encourager Lavalas de participer aux élections sans que leur leader le plus important soit sur le terrain», a déclaré le câble. «Ils ne sont pas convaincus de la bonne volonté de ceux qui excluraient qu’il soit là».
L’exclusion d’Aristide d’Haïti de l’après-coup des élections était indispensable, parce que Washington était pleinement conscient de sa popularité continue. Citant une enquête d’août 2004, l’ambassadeur étatsunien James Foley a admis dans un câble confidentiel du 22 mars 2005 que le sondage «montre que Aristide était encore la seule figure en Haïti avec une taux de favorabilité dessus de 50%» et donc «l’ombre d’Aristide continue à couvrir le mouvement».
Alors le dilemme de l’ambassade a été la façon de garder Aristide en exil, mais encore mobiliser la base Lavalas parce que, comme Foley a noté, le degré «à laquelle la circonscription Lavalas participe à l’élection sera un facteur important dans la légitimité des élections, et nous sommes donc en train de suivre de près l’évolution au sein du mouvement». Ils ont trouvé une solution à leur dilemme dans l’homme autrefois considéré comme le «jumeau» d’Aristide: René Préval.
Préval reste amer
Le gouvernement de facto qui a suivi le coup d’État contre Aristide et persécuté ses partisans s’était résolument opposé à son retour. Ensuite René Préval, ex-Premier ministre en 1991 sous Aristide, a émergé comme le favori pour la Présidence aux élections de 2006 en Haiti.
Timothy Carney, le chargé d’affaires des États-Unis, était rassuré du fait que «dans tous ses échanges privés, Préval a de façon constante rejeté toute autre association avec Aristide et Lavalas, et a dénoncé amèrement Aristide au cours de conversations avec le chargé d’Affaires et d’autres fonctionnaires de l’ambassade».
Dans son profil de Préval en décembre 2005, Carney opinait ainsi: «Nous ne voyons pas de signes crédibles que Préval soit prêt à se réconcilier avec Aristide ou des leaders Lavalas.» En public, Préval soutenait qu’Aristide était libre d’exercer son droit constitutionnel de retour en Haiti. Les partisans de Lavalas ont voté en masse pour lui, s’attendant à ce qu’il facilite le retour au pays d’Aristide. Il n’a pas facilité le retour.
L’année suivante, Préval a commencé à s’inquiéter de l’effet que Lavalas allait dominer les prochaines élections législatives, prendre le contrôle du gouvernement et ouvrir la voie pour le retour d’Aristide. Il a rencontré Marc Bazin, un ex-économiste de la Banque mondiale, ex-candidat à la Présidence, et partenaire de longue date-de l’ambassade des États-Unis, qui a rapporté la conversation au chargé d’affaires Thomas Tighe. «Préval paraissait préoccupé avec Aristide, pour demander l’avis de Bazin, » écrivait Tighe dans un câble de septembre 2006. « (Bazin a suggéré à Préval de se rendre en Afrique du Sud pour dire à Aristide personnellement que la situation politique était trop délicate pour son retour. Préval lui a répondu que ‘les étrangers’ ne pourraient jamais supporter de le voir aller rendre visite à Aristide. C’était là, nous croyons bien, un moyen pour Préval d’écarter un conseil particulièrement de très mauvais goût de la part de Bazin)».
Quand les rumeurs ont couru qu’Aristide allait s’installer au Vénézuela, Préval a dit à l’ambassadeur Sanderson «qu’il ne voulait voir Aristide “nulle part dans l’hémisphère”», a-t-elle noté dans un câble en date du 3 octobre 2008. Les États-Unis se faisaient du souci mais ne prêtaient pas foi quant à la crédibilité de ces rumeurs.
Point de changement dans la politique de Washington de vouloir bloquer le retour d’Aristide avec l’arrivée du gouvernement Obama. Aristide lui-même a tenu une conférence de presse le lendemain du tremblement de terre du 12 janvier 2010, annonçant vouloir rentrer dans son pays pour apporter son aide à la reconstruction d’Haiti. «En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à partir aujourd’hui, demain, à n’importe quel moment pour nous joindre au peuple haïtien, partager leurs souffrances, aider à reconstruire le pays, partir de la misère pour arriver à la pauvreté avec dignité», a-t-il déclaré, presqu’en larmes.
Le Vatican se joint au combat
L’assistant du chef de Mission (DCM) à l’ambassade des États-Unis a rencontré quelques jours plus tard son équivalent au Vatican pour discuter du tremblement de terre et des préparatifs de secours. Un câble du 20 janvier, 2010 indique que «Dans des discussions avec le DCM au cours des derniers jours, de hauts fonctionnaires du Vatican ont dit être inquiets concernant les informations provenant des médias à l’effet que le dirigeant haïtien renversé – et ancien prêtre – Jean- Bertrand Aristide désirait retourner Haiti… L’assesseur du Vatican (équivalent d’assistant chef de cabinet), Mgr. Peter Wells, a déclaré que la présence d’Aristide détournerait l’attention des efforts pour les secours et pourrait s’avérer déstabilisatrice».
Msgr. Ettore Balestrero, le sous-secrétaire aux relations avec les États, a appelé l’archevêque Bernardito Auza en Haiti, qui « a ostensiblement acquiesçé que le retour d’Aristide serait un désastre». Le Vatican «a alors fait parvenir les vues d’Auza à l’archevêque Greene en Afrique du Sud, lui demandant par la même occasion de trouver un moyen de faire passer ce message à Aristide de façon convaincante. DCM a suggéré que Greene fasse de même avec ce message auprès du SAG [Gouvernement sud-africain]».
Les efforts faits par les États-Unis pour empêcher Aristide de retourner en Haiti ont continué jusqu’au jour même où il prenait l’avion qui allait le ramener à Port-au-Prince. Le secrétaire général de l’ONU Ban-Ki Moon et le président Obama, ont tous deux téléphoné au président sud-africain Jacob Zuma pour lui demander d’empêcher Aristide de quitter l’Afrique du Sud avant le dernier tour de l’élection, le 20 mars, d’après le Miami Herald.
«L’ex président Aristide a choisi de rester hors d’Haiti pendant sept ans», a déclaré le porte-parole du Département d’État Mark Toner à des journalistes quelques jours avant qu’Aristide prenne l’avion, faisant ainsi écho à la prétention du gouvernement Bush à l’effet qu’Aristide aurait «choisi» de quitter Haiti de son propre chef.
«Un retour cette semaine ne pouvait qu’être considéré comme un choix conscient d’influencer les élections haïtiennes,» a dit Toner, comme si Aristide n’avait pas le droit de le faire alors que les États-Unis, qui virtuellement en dictaient les résultats, le faisaient eux. «Nous voudrions incessamment inviter l’ex-président Aristide à retarder son retour jusqu’après la conclusion du processus électoral, pour permettre au peuple haïtien de voter dans un climat paisible. Un retour avant ces élections peut potentiellement être déstabilisateur pour le processus politique.»
Un accueil de héros
Le retour d’Aristide n’aura rien provoqué de la sorte. «Le problème, c’est l’exclusion, la solution, c’est l’inclusion,» a dit Aristide au cours d’un bref discours à l’aéroport après l’atterrissage, ne faisant pour toute référence, cependant de façon oblique, aux élections auxquelles on avait interdit la participation de son parti: «L’exclusion de Fanmi Lavalas c’est l’exclusion de la majorité».
Deux jours plus tard, le second tour de l’élection en Haiti, s’est déroulé sans pépin, avec cependant un record historique de faible participation des Haïtiens. Certains bureaux de vote à Port-au- Prince étaient vides, avec des tas de bulletins éparpillés au sol, des heures avant la fermeture. Moins de 24% des électeurs enregistrés se sont déplacés pour aller voter.
Au lever du soleil, le matin du retour d’Aristide à Port-au-Prince, rien ne semblait sortir de l’ordinaire. Un mécanicien de 42 ans, Toussaint Jean, était venu de l’autre extrémité de la ville avec quelques amis pour se tenir derrière la chaîne servant de clôture à l’aéroport. «La masse des gens ne s’est pas réellement mobilisée,», a-t-il dit à un journaliste, «car pendant trois jours on n’a pas arrêté de dire qu’il arrive, mais les Américains font pression, et nous pensons qu’il ne pourra pas revenir bientôt. Aujourd’hui vous ne voyez pas beaucoup de gens. Ils sont dans le doute – vient-il, ne vient-il pas?»
Malgré tout, quand Aristide eût atterri et terminé son discours, ils étaient peut-être 10.000 (les estimations varient) à s’être rassemblés devant l’aéroport, manifestant leur enthousiasme, courant le long du cortège et agitant des drapeaux haïtiens et des pancartes avec la photo d’Aristide, pour ensuite escalader la clôture entourant sa demeure. Ils se sont élancé dans la cour jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place pour bouger. La foule avait même grimpé sur le toit.
Assis dans une voiture 4X4 à quelque six mètres de la porte de sa maison réparée en toute hâte mais complètement vide («les rebelles» l’avaient pillée après le coup d’État), Aristide et sa famille ont attendu qu’un groupe de policiers haïtiens leur fraient un semblant de passage à travers la foule. Sa femme et ses deux filles ont d’abord émergé de la voiture pour se glisser dans la maison.
Finalement Aristide, vêtu d’un costume bleu, s’est mis debout à la portière du véhicule pour saluer en agitant les bras. La foule a hurlé d’excitation et s’est agglutinée autour de lui. Le passage vers l’entrée n’était plus visible. Les membres de sa sécurité l’ont soulevé et poussé à travers cette mer de monde jusqu’au seuil de la maison, où il a sauté comme un coq, serrant ses lunettes dans ses mains.
Après un coup d’État, le kidnapping, l’exil, des intrigues diplomatiques, et un accueil triomphal, Aristide était finalement chez lui.
Traduit de l’anglais par Guy Roumer.