Retour de Guy Philippe: pour quoi faire?

Appelant à un « changement radical », l’ancien putschiste Guy Philippe retourne triomphalement en Haïti

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Guy Philippe s'adresse à ses partisans au cours d'un rassemblement à Jérémie le 4 décembre 2023

(English)

L‘ancien chef de la « branche armée » de la coalition soutenue par les États-Unis et la France qui a chassé le président Jean-Bertrand Aristide du pouvoir en février 2004, Guy Philippe, 55 ans, a été renvoyé d’Alexandria, Louisiane,  à Port-au-Prince,  Haïti le 30 novembre 2023 accompagné de  16 autres déportés Haïtiens à bord d’un avion affrété par le Département américain de la sécurité intérieure.

Le moment de son arrivée ne pourrait pas être meilleur pour lui ni pire pour le gouvernement du Premier ministre de facto Ariel Henry.

Philippe a amèrement dénoncé Henry et son gouvernement comme des « outils » des États-Unis et l’appel d’Henry du 9 octobre 2021 à une intervention militaire étrangère, proposant plutôt que les Haïtiens s’organisent, aux côtés de la police et de l’armée haïtiennes, pour rétablir la sécurité dans le pays, élire un nouveau gouvernement indépendant de toute implication étrangère et revitaliser l’économie du pays.

Guy Philippe juste après son arrestation le 5 janvier 2017

Par ailleurs, le chef de son parti, Consortium National des partis politiques haïtiens, Jeantel Joseph, est le chef de la Brigade de surveillance des espaces protégés (BSAP), une unité de police fondée par le président Jovenel Moïse pour garder les parcs nationaux d’Haïti. Ces derniers mois, les agents du BSAP ont assuré la sécurité des grandes équipes qui construisaient un canal d’irrigation au large de la rivière Massacre, le long de la frontière nord-est d’Haïti avec la République dominicaine. Les policiers du BSAP ont eu un affrontement tendu avec les troupes dominicaines qui menaçaient la construction du canal le mois dernier, ce qui leur a valu le soutien et l’admiration des Haïtiens du monde entier. Ces dernières semaines, les effectifs du BSAP sont passés à plus de 15 000 personnes à travers Haïti, selon une source bien placée qui travaille au sein de la Police nationale haïtienne (PNH), même si la plupart des nouvelles recrues ne sont ni armées ni payées. Mais ils s’arment rapidement et Guy Philippe leur voit un avenir comme une sorte de milice populaire qui pourrait se substituer ou soutenir la PNH et l’armée haïtienne.

« Je travaille pour un changement radical, un changement profond », a-t-il déclaré. « Arrêtez de penser que les américains vont nous aider. Ils ne vont pas nous aider. S’ils l’étaient, ils l’auraient déjà fait. » Tout en affirmant que le chemin à parcourir ne sera pas facile, il a déclaré que les changements qu’il envisage « pourraient être réalisés en 90 jours ».

Guy Philippe devant la Justice à Miami

Ses déclarations, lors de plusieurs conférences de presse bondées et impromptues depuis son retour, ont suscité l’excitation de nombreux Haïtiens qui aspiraient à un leader fort et charismatique pour les aider à sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent depuis deux ans et demi depuis le macabre assassinat du président Jovenel Moïse le 7 juillet 2021.

Nulle part ces espoirs passionnés n’ont été plus visibles que lors de l’arrivée de Philippe à Jérémie, siège de son département natal de la Grand’Anse, à la pointe sud-ouest d’Haïti, où il a reçu un bain de foule, un accueil de héros ravi.

La police haïtienne, travaillant en étroite collaboration avec des agents clandestins de la Drug Enforcement Agency (DEA) des États-Unis, a tendu une embuscade et arrêté Philippe le 5 janvier 2017 devant la station de radio Scoop FM de Garry Pierre-Paul, où il venait de donner une interview. Philippe était le sénateur élu de la Grand’Anse et allait prêter serment et assumer son siège parlementaire conférant l’immunité un mois plus tard, le 7 février 2017.

Philippe avait été inculpé dans le cadre d’un acte d’accusation scellé de novembre 2005 pour trafic de drogue et argent, mais avait échappé à au moins 10 tentatives d’agents de la DEA au cours de la décennie précédente pour le capturer près de sa base dans le pittoresque village balnéaire de Pestel.

Finalement arrêté, des flics haïtiens et des agents de la DEA l’ont emmené en toute hâte vers un avion en attente à bord duquel il a été transporté à Miami et traduit en justice.

Sur les conseils de son avocat, Philippe a conclu un accord avec le parquet pour plaider coupable des accusations de blanchiment d’argent seulement, évitant ainsi le risque d’une condamnation pour trafic de drogue qui aurait pu entraîner une peine d’emprisonnement à perpétuité. Au lieu de cela, il a été condamné en juin 2017 à seulement neuf ans, avec libération anticipée pour bonne conduite. Il a passé six ans et dix mois dans les prisons américaines.

Il a néanmoins toujours réfuté les accusations portées contre lui, notamment celles pour trafic de drogue, qui, a-t-il soutenu à la radio et par l’intermédiaire de son avocat, étaient très fragiles et circonstancielles, fondées sur “de fausses preuves et des témoignages parjures“. Il a même intenté une action en justice en matière de droits civils en 2018 pour annuler sa condamnation et recevoir 100 millions de dollars de dommages et intérêts. Il l’a ensuite retiré avec la possibilité de le déposer à nouveau.

D’anciens responsables américains ont exprimé leur inquiétude quant au fait que l’arrivée de Philippe en Haïti n’aggraverait la situation. (Les câbles secrets de l’ambassade américaine que Wikileaks a fournis à Haïti Liberté en 2011 ont donné un aperçu du point de vue du Département d’État sur Guy Philippe, présenté dans une série d’articles de 2016.)

« Je ne suis pas assez proche de la situation pour commenter les faits, mais cela semble être un moment particulièrement mauvais pour ajouter de l’huile sur un incendie qui fait rage », a déclaré l’ancien ambassadeur des États-Unis en Haïti, James Foley, au Miami Herald. Foley a occupé ce poste de 2003 à 2005, lorsque Philippe faisait la guerre à Aristide.

Luis Moreno, qui était le chef de mission adjoint des États-Unis qui a forcé Aristide à monter à bord d’un avion américain le 29 février 2004, a également été consterné que Philippe ait été renvoyé en Haïti. « Il est incompréhensible que quelqu’un puisse penser que c’est une bonne idée », a-t-il déclaré au Herald. « Il a toujours de l’influence. Il a encore des armes. Il a toujours accès au trafic de stupéfiants. Il a également d’intenses aspirations et ambitions politiques. Il veut être le dirigeant d’Haïti, il veut être le dictateur d’Haïti. Cela a toujours été son rêve et son objectif. Et c’est dangereux ».

L’évaluation des responsables américains est sûrement teintée par le fait que Philippe présente souvent Hugo Chavez, Fidel Castro et Nelson Mandela comme ses modèles politiques.

Si de nombreux Haïtiens sont fascinés par les modèles révolutionnaires et la rhétorique nationaliste de Philippe, nombreux sont également ceux qui se méfient, voire sont dégoûtés, du rôle qu’il a joué dans le coup d’État de 2001-2004. (Il n’a remporté que 1,92 % des voix lors de sa candidature à la présidentielle de 2006.)

Tout en dénonçant aujourd’hui les puissances étrangères, la « classe politique » corrompue d’Haïti et sa bourgeoisie perfide, Philippe a travaillé en étroite collaboration avec eux tous, recrutant même l’ancien chef de l’escadron de la mort FRAPH, Louis Jodel Chamblain, pour renverser le président Aristide, incontestablement élu et extrêmement populaire, au cours d’une campagne militaire sanglante de trois ans, qui a coûté la vie à des centaines de personnes : officiers de police, cadets et civils haïtiens.

En 2007, Peter Hallward, l’auteur de Damming the Flood: Haïti and the Politics of Containment, le récit définitif du coup d’État de 2001-2004, a mené un long entretien avec Philippe.

« Si je me suis battu si farouchement contre Aristide, c’est parce que je croyais vraiment en ce qu’il disait, en 1990 », a déclaré Philippe à Hallward. « Je pensais vraiment qu’il allait aider les pauvres à échapper à leur misère ; malheureusement, il s’est laissé acheter, et il ne s’est pas avéré être le Castro ou le [Thomas] Sankara dont nous avions besoin. C’était une vraie déception ».

Tout au long de l’entretien, Philippe fait référence à un livre, Le Temps des chiens, qu’il prétendait avoir déjà écrit mais qu’il attendait de publier. Jusqu’à présent, il n’a pas vu le jour, et l’interview de Hallward reste le principal récit de la version de Philippe sur ses motivations et ses actions au cours de cette période turbulente du deuxième renversement d’Aristide.

En 2004, Guy Philippe s’est joint à la bourgeoisie haïtienne et aux anciens dirigeants des escadrons de la mort comme Louis Jodel Chamblain (à gauche) pour renverser le président Jean-Bertrand Aristide.
Photo: Pablo Anéli

Bien qu’il y ait eu de nombreuses informations selon lesquelles Washington et Saint-Domingue auraient fourni à Philippe des armes, des fonds et même une formation, il le nie.

« L’élite haïtienne et les partis politiques de la Convergence [démocratique de l’opposition politique] nous ont aidés en nous fournissant de l’argent et des armes », a déclaré Philippe à Hallward. « Certains hommes d’affaires haïtiens de premier plan nous ont rencontrés et, au Cap Haïtien, par exemple, ils ont fait un don d’environ 50 000 $ (US). Trouver de l’argent n’était pas un problème… Oui, nous avons eu des réunions avec différents hommes d’affaires et ils nous ont aidés. Aux Gonaïves, nous avons rencontré plusieurs hommes d’affaires et via [un autre chef « rebelle »] Ravix [Rémissainthe] ils ont contribué environ 200 000 $ (US) pour acheter des armes et des munitions. Les hommes d’affaires semblaient prêts à nous aider à tout prix.»

Philippe était particulièrement amer contre des politiciens comme Evans Paul et Himmler Rébu, ainsi que contre le groupe de 184 membres de la société civile concocté par le National Endowment for Democracy (NED) et dirigé par le magnat de l’industrie d’assemblage, Andy Apaid. « Sous la pression internationale, ils nous ont ensuite trahis et ont signé le 4 mars l’accord tripartite qui a décidé de la procédure de choix d’un gouvernement post-Aristide », a déploré Philippe auprès de Hallward. « Et ce sont eux, ainsi qu’Andy Apaid, qui ont conseillé à l’ambassade américaine d’enlever Aristide afin d’empêcher Guy Philippe de prendre le pouvoir et de mettre en place un gouvernement en Haïti comme celui que Chávez a mis en place au Venezuela. »

Guy Philippe lors d’un grand rassemblement à Jérémie : « Depuis 1915, les américains  nous mettent le pied sur le cou… Aujourd’hui, ils croisent les bras comme si ce n’était pas eux qui avaient détruit le pays. »

L’Haïti de 2023 n’est pas celle d’il y a vingt ans. Il existe une nouvelle génération, avec une nouvelle perspective idéologique et un nouveau désespoir plus profond, à la recherche de réponses et de voies politiques. Cela signifie que l’heure de Guy Philippe est peut-être venue, ou bien elle est peut-être révolue. « Il a deux obstacles majeurs à surmonter », a déclaré une source qui le connaît bien et a travaillé avec lui au fil des années. « Le premier est un énorme ego et le second est un mauvais caractère. Il est très imprévisible et il fait ce qu’il veut. Il n’est pas doué pour écouter des conseils ». 

On peut s’attendre à ce que Philippe domine la scène politique pendant au moins les prochains mois.

« Je vois que partout les gens vivent dans la misère. Je le sais, je l’entends et je le vois. Mais ne vous découragez pas », a-t-il lancé devant une foule géante à Jérémie cette semaine. « Les choses ne sont pas aussi impossibles qu’on le laisse croire. Haïti peut changer, Haïti changera, nous trouverons notre voie. La seule chose que je vais vous dire : depuis [1915], les américains nous ont mis le pied sur la tête. Ils décident qui est au pouvoir : ils nomment qui est le président, le premier ministre, le ministre, le chef de la police, le chef de l’armée. Aujourd’hui, les américains croisent les bras comme si ce n’était pas eux qui avaient détruit le pays. S’il y a quelqu’un qui détruit le pays, ce sont les américains. S’il y a quelqu’un qui empêche le pays d’avancer, ce sont les américains… Si un dirigeant refuse de s’agenouiller pour obéir aux ordres des américains, à partir de ce jour, ils vont essayer de l’éliminer, de le détruire, de faire de lui quelque chose qu’il n’est pas.»

À ce stade, le peuple haïtien essaie de comprendre ce qu’est Guy Philippe. Déjà ses partisans le considèrent comme un combattant. A lui de prouver s’il est vraiment un rebelle anti-américain, ou, au contraire, un agent, sinon un vil démagogue, prêt à tromper le peuple et à sacrifier la démocratie haïtienne sur l’autel de sa propre ambition.

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