Ressurgir dans la dignité, ultime posture d’intelligence collective pour Haïti

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Haïti s’apprête à poser un nouveau jalon dans sa chute vers l’indigence en se verrouillant un peu plus dans la déshumanisation par une nouvelle assistance internationale que l’ONU souhaite déployer au premier trimestre de l’année 2024. Paradoxalement, le 1er janvier 2024 ramène la commémoration de l’indépendance de ce pays. Un jalon qui a marqué l’envol historique d’un collectif d’hommes dignes assumant la liberté et éclairant la voie des peuples vers un humanisme profond, sans imposture.

Mais c’était, il y a 220 ans. Que reste-t-il de cette indépendance ? A-t-elle été jamais effective ? Quel bilan sur 220 ans d’une histoire qui a évolué à rebours de l’histoire et à contre sens de la dignité ? Voici un texte assez long, mais qui vaut la peine d’être lu et d’être partagé. Du moins pour ceux et celles qui sont concernés par le devenir digne d’Haïti.


Débuter 2024 sur un air de bilan

Comme un mouvement familier, les années s’en vont, d’autres viennent. Et dans leur succession, elles forment ce flux calendaire que les hommes utilisent pour dresser le bilan de leur existence. Existence parfois ponctuée de réussites et/ou d’échecs, souvent parsemée de victoires et/ou de défaites, mais toujours remplie d’incertitudes, de doutes et d’imprévus. Pour autant, le mouvement vital ne suit pas moins son élan vers l’avenir. Ainsi, intuitivement, pour une grande majorité d’êtres humains, vivre c’est s’orienter vers cette direction de « la flèche du temps », que l’on postule être orientée irréversiblement du passé vers l’avenir.

Guidés par cet aiguillon temporel, les êtres humains vivent dans la conscience qu’évoluer dans l’existence, autrement dit vivre, c’est progresser vers l’avenir. Une certaine citation de Paul Dirac confirme cette perception : « Vivre, c’est contribuer d’une petite manière à cette chaine sans fin de progrès ». Et, chacun en vient à croire que le temps est l’unité de mesure, le grand marqueur qui permet d’évaluer ce progrès ?

C’est du reste pourquoi chaque nouvelle année impose un devoir d’inventaire pour que chacun, chaque groupe, chaque peuple mesure l’exploitation des ressources que la nature rend disponible partout pour célébrer le miracle du vivant. Un tel miracle ne peut se perpétuer qu’en magnifiant l’intelligente reliance entre le vivant, dont l’homme est une infime part, et la nature si diversement riche et complexe. Et la nature dans sa générosité donne toujours. Les incertitudes, le chaos, les turbulences sont des épreuves qu’elle crée pour forcer le vivant à accéder à l’intelligence en sachant les affronter pour forger un levier d’équilibre permettant à la vie de progresser.

le collectif haïtien se doit, 220 ans après son envol dans l’histoire, de sortir de la nuit indigente de l’assistance qui le déshumanise.

La cadence du temps qui danse la mesure, sans jamais donner l’impression de revenir sur ses pas, résonne comme un glas, et rappelle aux êtres apprenants qu’au cœur des sociétés humaines bat le rythme lent et turbulent d’une exigence de transformation et d’innovation. Une transformation qui, parce qu’elle s’inscrit dans le temps long de l’apprentissage, offre à l’intelligence du vivant un créneau pour s’autoévaluer et se régénérer. Mais cette régénération ne peut avoir de sens et de pertinence que si elle suit le référentiel de la boussole des possibles.

Référentiel dont les axes sont enchevêtrés dans une reliance entre apprentissage et transmission pour orienter la vie hors de la stagnation, loin de la régression, toujours plus près de l’innovation. Référentiel qui reproduit l’entrelacement des brins de la double hélice symbolisant le génome de la nature qu’Alain Caillé considère comme celui du don et du contredon (Que donne la nature ? L’écologie par le don, 2013). Un génome qui, de ce fait, ne peut se matérialiser qu’en garantissant que, pour chaque boucle du flux calendaire qui revient comme un saut, le jalon de la chute finale ne doit jamais être ni en deçà, ni au même point que celui de l’envol initial. Car la spirale chaotique de la nature décompose et dégénère ceux qui ne se régénèrent pas.

Il y a comme l’évidence d’un axiome qui impose au vivant le devoir de l’apprentissage pour être en mesure de trouver les lignes de fuite des brèches de la boussole des possibles pour s’extraire des pièges des bulles temporelles stagnantes. Qui ne change pas se fossilise et dérive dans les abysses de l’histoire sous l’impétuosité de ce flux temporel sinueux. Flux souvent majestueux et bienveillant envers ceux qui apprennent, se transforment, transmettent et bonifient le don qu’ils ont reçu en héritage. Flux toujours tortueux et inclément envers ceux qui s’encanaillent, végètent, monopolisent et laissent en déshérence le don (abandonnent) qu’ils ont reçu en héritage.

Autrement dit, qui reste invariant n’existe pas. Mais qu’on se le tienne pour dit, ne pas exister ne veut pas dire disparaitre totalement. Ne pas exister, dans ce contexte, c’est se retrouver prisonnier du tunnel récursif temporel, au point de n’avoir que le point fixe de son envol dans le passé comme bilan. Ainsi, il est permis de dire avec Christophe Wargny qu’Haïti n’existe pas (Haïti deux cents ans de solitude, 2008). Et pour cause, car le verbe exister a pour étymologie latine ex-sistere, et signifie s’extraire de l’immobilité et se mettre en mouvement dans une direction déterminée. En toute logique anthropologique, tout collectif humain non apprenant et invariant sort de l’histoire et cesse d’exister comme cette part du vivant qui, plongée dans une nature, par essence tumultueuse et paradoxale, est appelée à innover son écosystème pour magnifier l’existence, dont le mouvement permanent rend éloge à la nature.

Mais qu’est-ce que le progrès ? Et surtout comment le mesurer à l’échelle anthropologique pour qu’il reflète le cheminement responsable, digne et intelligent d’une nation ? Peut-on construire un système objectif de mesure du progrès collectif réalisé par un peuple, sans que ce progrès ne soit confondu avec ces petites réussites individuelles précaires que chacun célèbre, chaque année, alors qu’elles contribuent à verrouiller dans une invariance déshumanisante le collectif auquel ces individus appartiennent ? Question encore plus pertinente pour Haïti, puisque toutes les analyses laissent croire que la ‘‘gang-grénisation’’ présente, dans laquelle le pays agonise, est une crise de gouvernance : comment gouverner ce mouvement vers le progrès ? Peut-on suivre la direction définie par d’autres, prise par d’autres ? Existe-t-il une direction universelle qu’il faut suivre pour trouver sa voie ?

Des raisons de se remettre en question

Voilà quelques-unes des questions, extraites de la raisonnance axiomatique sur l’indigence que je module depuis quelques années déjà, et qui, par leur pertinence, s’imposent à ma conscience intranquille, en cette fin d’année 2023, comme une exigence de bilan pour évaluer le cheminement anthropologique de ce lieu que j’habite depuis mes 56 ans d’existence. Lieu qui dans mon angoisse existentielle présente impose, par-delà la mémoire, un devoir de responsabilité, puisqu’il s’est affirmé au monde, avec impertinence et insolence, un 1er janvier 1804, en se re-situant humainement sur une trajectoire autre que celle déshumanisante sur laquelle l’ordre mondial d’alors voulait le situer à jamais.  Ce bilan anthropologique est indispensable et doit être fait sans complaisance pour au moins trois raisons.

  • La première est qu’à l’aube des 220 ans de cette reconfiguration humano-spatio-temporelle, il y a lieu d’évaluer si l’envol historique de 1804 a maintenu, ‘‘sur la route du temps’’, au point d’ancrage de ce nouveau jalon qui se dressera en 2024, la trajectoire de la dignité voulue par les pères de l’indépendance haïtienne.

S’il est vrai que 220 ans représentent un temps très court à l’échelle géologique, mais à l’échelle des générations de vies humaines, ce temps n’est pas rien. Et il commande un bilan honnête, au-delà du rituel de célébrer ‘‘la soupe joumou’’ comme symbole de liberté. Car, il y a des doutes qu’Haïti soit encore libre, si jamais il l’a été à un moment, malgré l’indépendance.

  • La seconde, découle de la première, Car avec cette nouvelle assistance internationale prévue pour 2024, selon les injonctions des tuteurs d’Haïti et les vœux des élites dépendantes de ces tuteurs, il est plus que certain qu’Haïti évolue à perte de sens, sinon à contre sens de la trajectoire de la dignité. Tant son destin et sa souveraineté lui échappent.
  • La troisième est que les rituels des célébrations de l’indépendance auxquels se livre Haïti chaque 1er janvier, les réussites littéraires, académiques, culturelles dont Haïti s’enorgueillit ne sont que des enfumages par rapport auxquels le pays doit apprendre à se re-situer. Pour cause, ni ces rituels ni ces réussites individuelles n’ont aucune incidence sur l’évolution erratique du pays.

De fait, les réussites éclatantes de Dany Laferrière, accédant à l’immortalité à l’Académie française, de Yanick Lahens, rayonnante dans son statut professoral au Collège de France, d’Emmelie Prophète, obtenant une énième distinction littéraire, du Dr Jean William Pape, promu au conseil scientifique de l’Organisation Mondiale de la Santé, et on en passe, pour exceptionnelles que soient ces réussites, elles n’ont jusqu’à date pas su empêcher le pays de se précipiter dans l’enfer de la gangstérisation. Et elles sont à mille lieux de pouvoir permettre à la population de se situer sur la trajectoire de sa souveraineté, de prendre en mains son destin pour ressurgir dans la dignité qu’avait souhaité et initié pour elle les pères fondateurs de l’indépendance.

On se doit de remettre ces réussites en question en se demandant : que valent les titres d’anoblissement et les distinctions honorifiques que l’Occident octroie aux Haïtiens quand ils n’empêchent pas l’impuissance de la population face à sa déshumanisation invariante ?

Assumer le dissensus comme ferment d’intelligence

Ce constat paradoxal interpelle l’intelligence et la dignité. Car, c’est affreusement déshumanisant pour un collectif, ayant hérité d’un flambeau aussi étincelant, de continuer à ‘‘sous-vivre’’ dans l’enfumage d’une culture d’insignifiance qui brille par l’anoblissement de quelques-uns qui font vivre, avec force éloquence, pour leurs succès individuels, le mythe de la résilience du peuple haïtien, alors que celui-ci agonise d’impuissance dans son présent gangstérisé et assisté. Ce présent gangstérisé et assisté est d’autant plus problématique qu’il s’oriente vers un ‘‘futur rétrograde’’, car verrouillé sur la chaine de la dépendance. Chaine que le pays avait rompu le 1er janvier 1804 pour affirmer son existence. Ce futur rétrograde est angoissant et indigent, car il rappelle la population sur la trajectoire du passé déshumanisé d’avant 1804.

Le nœud gordien de la problématique que tente de résoudre la raisonnance axiomatique de l’indigence, dont cette tribune est extraite, s’articule autour d’une question principale : suffit-il pour un peuple d’avoir une belle histoire à raconter et une date à célébrer pour qu’il gomme et oublie la singularité de sa situation déshumanisante d’être en permanence en naufrage dans le malheur et d’être sans cesse pris en charge par une assistance internationale qui contribue à nourrir sa déshumanisation ? 

L’homme politique Québécois, René Levesque, écrivait justement : « un peuple dont le territoire, la sécurité, la justice, l’éducation, la santé sont pris en charge par d’autres, au profit d’autres, est réduit à l’insignifiance ». Aujourd’hui, l’immense majorité de la population haïtienne ‘‘aban-don-ne’’ le territoire national pour fuir vers d’autres ailleurs plus intelligemment gouvernés. Peu d’Haïtiens sont capables de questionner le sens de cet ‘‘aban-don’’ dans la déshumanisation du pays. Car il faut rappeler que cet ‘‘aban-don’’, cette résiliation du devoir de s’enraciner sur son terroir pour y ensemencer l’intelligence et le transformer dignement, est un processus entrepris depuis des décennies par des générations d’Haïtiens. IL ne fait que s’accélères aujourd’hui devant l’évidence de l’inexistence d’Haïti. Le drame est que la majorité de ceux qui fuient Haïti espèrent que des étrangers vont venir y faire régner la démocratie et la sécurité pour leur permettre de re-venir festoyer dans les bacchanales des fêtes champêtres. Au risque de mécontenter plus de monde encore et d’augmenter le nombre de mes détracteurs, j’ose dire qu’il y a dans cette posture d’aban-don de lourdes irresponsabilités, sinon de lourdes médiocrités. Il est donc intelligent d’assumer le dissensus pour re-situer les postures sur une trajectoire plus responsable et plus digne.

Continuer de suivre la voie de la fuite pour en faire une stratégie durable de survie, c’est se situer à contre sens de la vraie résilience. Car celle-ci, dans son essence noble et digne, exige que « les sociétés qui connaissent de graves crises existentielles, faisant craindre leur disparition, […] [inventent] des mécanismes de régénération » (Sakanyi, Ubuntu et résilience des peuples africains, 2022, p. 13). Et nul ne peut se régénérer hors de ses racines historiques et culturelles. Pour paraphraser Simone Weil, se déraciner, c’est se déshumaniser. Car l’enracinement est le « prélude à une [assumation] des devoirs envers l’être humain » (L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, 1949, p. 5)

Forcément, pour ceux qui sont intelligents et dignes et qui ne se contentent pas de leur obsolescence anoblie, 2024 appelle à une rupture d’avec ce présent pour un réalignement des postures individuelles sur des finalités collectives et sur des trajectoires plus orientées sur la noblesse impertinente de l’envol historique de 1804. C’est l’ultime moyen pour extraire Haïti de ces entrelacs insignifiants, du fonds desquels quelques-uns émergent dans les loques putrides de la reconnaissance internationale. La rupture d’avec la dépendance vis-à-vis de l’assistance internationale est l’unique trajectoire qui peut permettre à la population haïtienne de ressurgir dans la dignité d’un peuple assumant son héritage de liberté et évoluant vers le destin des hommes-lumière.

S’entêter à être digne

Mais assumer cette rupture demande de l’intelligence, de la témérité et du courage.  Du courage pour questionner et rompre les liens occultés qu’entretiennent ces succès individuels avec l’errance anthropologique qui déshumanise la population. De la témérité pour refuser la trajectoire de soumission et de servitude sur laquelle l’assistance internationale veut replacer le peuple haïtien. De l’intelligence pour saisir, dans les fissures de ce temps qui se reconfigure, les brèches qui orientent vers les lignes de fuite de la flèche du temps. L’obstination des puissances néo-esclavagistes à vouloir définir pour Haïti sa stratégie de gouvernance à travers de menus projets de renforcement institutionnels décousus, en même temps qu’elles s’obstinent à vouloir que ce soit le même profil médiocre, délinquant, crapule, corrompu et/ou criminel qui occupe le leadership politique du pays, pour mieux l’orienter vers l’errance, est une preuve suffisante de leur volonté de resituer Haïti sur la trajectoire de la servitude. D’autant plus que les liens géostratégiques sont manifestes et évidents entre les instances culturelles et scientifiques qui décernent ces prix à quelques-uns d’entre les Haïtiens et les instances diplomatiques et politiques qui s’acharnent à propulser la population haïtienne dans la grande nuit de la désespérance. Il est improbable que la même puissance géopolitique, qui, en connaissance de cause, vend et livre des armes aux gangs qui terrorisent la population haïtienne, puisse, sans imposture, financer les institutions culturelles et académiques haïtiennes pour le bien d’Haïti. 2024 offre à Haïti une nouvelle brèche pour s’extraire de la mise en scène de ces pseudos reconnaissances culturelles où les acteurs anoblis des pays du sud ne sont que des figurants dans un vrai théâtre géostratégique de déshumanisation.

Objectivement le cheminement anthropologique d’un peuple ne peut se ramener ni à la célébration tous les ans d’une certaine date historique, ni au succès littéraire, culturel et/ou académique de quelques-uns. Pour cause, un cheminement c’est une trajectoire. Et qui dit trajectoire collective désigne le chemin suivi par un corps social en mouvement dans l’espace au fil du temps. Cette trajectoire renvoie donc à l’idée commune en physique de dynamique et suppose que sa forme varie en fonction des conditions initiales et des influences extérieures. Ce qui implicitement évoque l’idée de liens et confirme la pensée émise par Jean Claude Ameisen « nous ne sommes jamais seuls à inventer notre trajectoire » (Ameisen, Hirsch, & Hervieu-Léger, 2003).

On ne peut donc évaluer objectivement la trajectoire du collectif haïtien qu’en tenant compte de la dynamique globale et locale, des forces internes et externes, des conditions initiales et des mutations de l’environnement qui forment le contexte dans lequel s’est dessiné son mouvement de 1804 à 2024. L’influence de ces liens sur la dynamique anthropologique gluante et défaillante qui est celle d’Haïti qui nous poussent à admettre dans le cas d’Haïti l’urgence de farfouiller sous les strates des succès individuels pour exhumer les causalités occultées qui structurent l’errance nationale. Mais l’existence de ces liens renvoie aussi à l’impérieuse obligation de questionner la gestion que le collectif haïtien a fait de l’héritage de la liberté qu’il a reçu de ses ancêtres. Car ce présent gangstérisé et assisté, qui enfume et obscurcit l’avenir du pays, est une insulte à la mémoire de ce passé glorieux que représente le 1er janvier 1804. L’insulte est d’autant plus grande que la splendeur de ce passé s’est étendue au-delà d’Haïti, puisque, comme le souligne Geneviève Verdo dans une Histoire mondiale de la France, « Les idéaux de liberté et d’égalité, médiatisés par l’expérience d’Haïti, furent […] présents » dans le luttes de nombreux peuples dans le monde.

Il y a donc une grande dose d’indignité collective à ne vouloir se projeter dans la mémoire de cet héritage que chaque 1er janvier d’une nouvelle année, en magnifiant la reconnaissance universelle de la ‘‘soupe joumou’’ comme un symbole historique de liberté et de revanche. Paradoxalement, durant 220 ans, toutes les générations qui se sont succédées, après l’indépendance, ont entretenu avec les puissances néo-esclavagistes des liens qui ont contribué à l’étranglement du pays initié par la France avec la rançon de l’indépendance et au confinement décrété par les États-Unis. Nul ne peut nier aujourd’hui l’évidence que ce sont ces liens, jamais noués dans l’intérêt d’Haïti et de sa population, qui ont entretenu la dynamique erratique du pays. Il y a donc lieu de promouvoir la rupture d’avec ces liens déshumanisants pour permettre à Haïti de ressurgir dans la dignité. Car c’est par l’entêtement à être digne, résolument en coupant les liens qui l’étranglent et l’asphyxient, qu’un peuple accède à l’intelligence collective. C’est au nom de la dignité qu’Haïti doit raviver la mémoire de ce que le passé a d’intelligent pour l’amplifier et s’orienter vers l’avenir, en suivant une trajectoire dont les jalons de noblesse et de fierté se doivent d’être toujours au-dessus de l’envol historique de 1804.

La chute continue dans les entrelacs de l’assistance internationale devait interpeller ce qu’Haïti a d’intelligent pour le contraindre à soigner ses liens avec le pays, à donner le meilleur de lui-même jusqu’au sacrifice de soi, pour préserver l’intégrité de ce territoire et honorer dignement la mémoire des aïeux qui ont marqué l’histoire, à cette date, de leur empreinte.  Faut-il rappeler que le territoire sur lequel vivent les générations actuelles d’Haïtiens a été conquis de hautes et nobles luttes par des êtres qui, dépourvus de tout artifice, mais remplis de dignité, avaient osé défier l’ordre barbare esclavagiste pour rendre effective la notion de l’humanisme, au-delà d’Haïti (Thomas Madiou-Fils, Histoire d’Haïti, 1847, p. v).

Raviver le lien mémoriel comme intelligence collective

L’héritage de l’indépendance haïtienne est à la fois un lien d’intelligence, de dignité et d’humanité. Et en cela il devait être sublimé pour être retransmis intergénérationnellement comme valeur intemporelle. Sa mémoire intemporelle vibre comme cette écologie du don, magnifiée par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1925), qui dévoile la généreuse intelligence de la nature. C’est elle qui permet aux fleurs, profondément enracinées et ancrées sur leur terroir, de compter sur la disponibilité des butineurs, friands de nectar, pour construire des liens d’entraide, par lesquels elles parviennent à disséminer leurs graines pour se reproduire plus loin que leurs racines.  Il y a dans cette entraide une chaine qui magnifie, selon Alain Caillé (Ce que la nature donne. L’écologie par le don), le don et le contre don comme une générosité méconnue de la nature.

Toute la noblesse de cette générosité réside en ce qu’elle engage et contraint : La plante libère son parfum et son suc, le butineur vient se sucrer (il accepte et reçoit le don), mais n’oublie pas d’emporter, dans son bec, dans ses ailes ou dans ses pattes des grains de pollen (il magnifie le don de la fleur) qu’il ensemencera sur sa route (Il transmet et amplifie le don qu’il a reçu). Il y a dans cette écologie du don un enseignement contextuel qui semble avoir échappé à Haïti : là où il y a quelqu’un qui donne généreusement une part de lui-même, il faut que d’autres se rendent disponibles pour recevoir en assumant l’engagement irrésiliable que celui qui reçoit doit à son tour retransmettre pour que la chaine perdure au-delà du temps et de l’espace. C’est la méconnaissance de cet apprentissage contextuel qui a cassé en Haïti la chaine de l’héritage de la dignité et interrompu sa transmission intergénérationnelle. En Haïti, chacun ne vit que pour sa réussite et sa survie. Les liens qui se nouent sont toujours des alliances entre crapules et couillons pour dénaturer la vie et étrangler la dignité humaine.

Voilà qui explique assez intelligemment pourquoi Haïti se propulse sur des trajectoires indignes qui ramènent la population au point originel de son passé déshumanisé. Et cela par le fait que la nature impose le devoir de maintenir et de fructifier l’énergie vibratoire dépensée pour certaines œuvres qui magnifient l’intelligence du vivant et la dignité humaine. C’est donc une infamie de voir que les générations d’après l’indépendance ont galvaudé cet héritage qui aurait dû être sublimé comme un projet intemporel et vibrant pour être transmis en retour aux générations futures. Au lieu de perdurer la mémoire de l’héritage de la dignité, en transmettant intergénérationnellement sa valeur comme un don inestimable et intemporel à magnifier, les générations d’après 1804 ont vécu dans l’aban-don de cet engagement mémoriel en préférant fuir vers les rêves blancs d’ailleurs.

Si, comme le dit Jean-Claude Ameisen, « tout – presque tout – de ce que nous pensons nôtre, faisons nôtre en nous l’appropriant, nous a été transmis, légué, de génération en génération, à travers l’espace et le temps » (Ameisen, Hirsch, & Hervieu-Léger, 2003), ce legs, par sa dignité, sa générosité et son intemporalité, se révèle contraignant pour ceux qui l’ont reçu.  En ce sens, vivre, c’est magnifier la mémoire. Ou pour reprendre la sublime pensée de Jean-Claude Ameisen, vivre, c’est « construire, jour après jour, une continuité toujours nouvelle, qui intègre ce que le passé a de noble et d’intelligent dans le présent pour sublimer le futur qui adviendra, sans nous peut-être.  Vivre, c’est une histoire collective merveilleuse en perpétuelle reconstruction, toujours ouverte sur ce qui a été, est et sera peut-être’’.

C’est au passé, par sa métamorphose intelligente, que nous devons d’être ce que nous sommes. Nous sommes riches de la mémoire de l’intelligence du passé. Et cet héritage nous impose de ne pas appauvrir le présent pour ne pas ruiner l’avenir.  C’est dans cette trame mouvante que l’intelligence nous commande de nous inscrire : vivre non pas pour accéder à la reconnaissance et à la réussite, mais pour magnifier la mémoire de l’envol anthropologique. Il y a dans cette thèse une idée directrice pour comprendre et évaluer le cheminement anthropologique du collectif haïtien : les territoires et les sociétés suivent une trajectoire qui dépend de la façon dont les élites des générations qui se sont succédées, ont approprié l’envol historique du 1er janvier 1804.

Mais, hélas, comme c’est le cas depuis des décennies, il n’y aura pas de surprise pour la population haïtienne. Elle devra se résoudre à vivre dans l’indignité collective qui la déshumanise. Sans dirigeants légitimes ; sans stratégie pour s’extraire du gouffre, où l’a plongé la mécréance des oligarques et de leurs portefaix politiques et l’insignifiance des clercs, des docteurs et autres imposteurs académiques ; sans projet flamboyant de régénération collective, elle devra se résigner : soit à s’adapter à l’impuissance, en hurlant à tue-tête Pito nou lèd nou la ! Soit à continuer de fuir et de résilier ses liens avec son terroir.

C’est un bilan global d’errance anthropologique et sociologique qui se confirme. À l’aube des 220 ans de son indépendance, tout un pays se disloque et laisse profiler à l’horizon le décor horrifié et cauchemardesque des nuits barbares de l’esclavage. Décor familier à ce lieu que l’on dit séculairement instable. Lieu d’où résonnent en permanence les appels résurgents des boucles de précarités et de violences. Boucles quantiquement chargées de précarités qui invitent, pragmatiquement, les uns à rejouer le rodéo de la déshumanisation, et les autres à ‘‘danser la fuite’’ au son du tam-tam blues déviant d’un nouveau marron reconnu. Or, si l’on croit la sagesse de l’Ubuntu, le prélude à toute posture de résilience est la rupture d’avec l’invariance. En conséquence, les peuples qui célèbrent leur impuissance, en transformant leur débrouillardise à survivre dans l’impuissance en une infinie et durable patience, sont condamnés à « végéter dans les entrelacs d’une existence à minima » (Sakanyi, 2022, p. 13). D’où leur invariante attente d’être sans cesse prise en charge par l’assistance internationale.

Célébrer l’indépendance d’Haïti aujourd’hui, dans ce contexte de déshumanisation, est une innommable imposture, une abominable forfaiture. Car la légende des peuples n’est pas éternelle. Elle ne dure que le temps que perdure le lien mémoriel qui nourrit l’intelligence collective. C’est ce que nous apprend Maurice Halbwachs dans La mémoire collective (1950).

Porté, par l’élan glorieux du don du 1er janvier 1804, le collectif haïtien se doit, 220 ans après son envol dans l’histoire, de sortir de la nuit indigente de l’assistance qui le déshumanise. Au nom de l’héritage de la dignité qu’il a reçu, il se doit de retrouver l’aube de l’intelligence pour éviter de se fossiliser dans les entrelacs obscurs et invariants de la dépendance. Il doit remonter la route du temps, relever sa conscience en écoutant les battements de l’innovation de la nature. Il doit frémir d’impatience devant le spectacle de la vie qui se réinvente à chaque saison par l’écologie du don, ultime posture pour qu’il s’indigne de colères et de honte et apprenne à s’enraciner sur son terroir pour y ensemencer l’intelligence, hâter sa régénération et resurgir dans la dignité.

Plus que jamais, Haïti doit trouver sa voie, même si elle a besoin de solidarité, de générosité venant des autres peuples, mais les stratèges de ce changement ne peuvent pas oublier cette donnée fondamentale : c’est par une impertinence et une insolence que ce pays s’est imposé au monde en se re-situant sur une trajectoire différente de celle sur laquelle les puissances mondiales voulaient le situer. Dès lors, penser la stratégie de gouvernance d’Haïti en suivant les injonctions des puissances néo-esclavagistes est un immense impensé anthropologique. Que dis-je ! une profonde déshumanisation.


Notes

https://www.lapresse.ca/international/caraibes/2023-12-08/haiti/l-onu-souhaite-l-arrivée-de-la-force-multinationale-au-premier-trimestre-2024.php

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