« Si la mort est là, c’est que je ne suis plus là, il m’est donc impossible de la rencontrer. La sagesse consiste donc à acquérir de la distance à l’égard de l’idée de la mort. Car si l’homme est occupé à penser à la mort, il ne peut être heureux. » (Épicure)
Le téléphone a sonné tôt. Assis à un coin de la table, nous buvions notre café au lait sans sucre à petites gorgées. Notre habitude de vie n’a pas changé depuis 14 ans dans cette contrée nordique. Tous les matins, nous répétons les gestes mécaniques dans une mégapole vorace, dévoreuse d’illusions, et qui utilise la sève brute du cosmopolitisme pour nourrir les branches et les feuilles de son arbre oligarchique. Les naufragés de l’existence humaine y arrivent avec des valises de rêves qui ne seront jamais comblés. Nous pouvons les croiser du regard dès la pointe de l’aube, se dirigeant à la hâte vers les divers points de pénitence aménagés par les « dieux du capital ». Après avoir épuisé leur énergie jusqu’à la dernière goutte, ils reprennent la route en sens inverse au crépuscule du soir, afin de regagner un logis situé quelquefois dans un quartier miteux, où dans chaque coin est empilé un lot de difficultés sociales et économiques qui resteront sans solution. Albert Einstein, malgré l’étendue de sa science, avait-il prévu que le capitalisme métamorphosé en néolibéralisme possédait l’intelligence, le génie, la capacité d’inventer des problèmes qui exigeraient carrément une opération de « dynamitage »?
Comment raisonner les « Shrek » des États hégémoniques qui goinfrent les richesses universelles ? Ces ogres milliardaires arrogants se gavent de la chair et se soûlent du sang des petites gens : les éternels exploités qui sont racontés en détail dans « Les saints vont en enfer » de Gilbert Cesbron. Les pèlerins de l’appauvrissement se couchent à peine, que déjà ils doivent se redresser dans leur couche, les yeux encore remplis de sommeil, pour reprendre les périples et les péripéties des journées désespérantes. Non, si nous ne sommes pas égaux dans la vie, nous ne saurions l’être dans la mort. Les riches ne décèdent pas comme les misérables. Leur lit de trépassement est entouré de spécialistes de la science médicale. Des médicaments non utilisés parsèment leur table de chevet. Ils reçoivent des doses de morphine qui leur permettent de s’éteindre paisiblement. Sans souffrance. Dans la dignité. En cas d’incurabilité, ils disposent de moyens financiers qui leur concèdent le privilège de se rendre dans un pays étranger où la loi l’autorise, pour se faire euthanasier. Les dépenses pour les cérémonies funèbres ne soulèvent aucune crainte dans leur famille. Les nécessiteux ne jouissent pas des considérations réservées aux mourants nantis. Ils souffrent. Ils sont terrassés par les secousses et les crises de l’agonie jusqu’à ce qu’ils atteignent le vide de l’inexistence. Et encore, bien des fois, les proches parents doivent se transformer en fildeféristes de la mendicité pour satisfaire décemment les exigences des obsèques. Les gueux de Bronx, de Harlem, de Cité Soleil…, ne meurent pas comme Steve Jobs. Lazarre est-il vraiment au « paradis »?
Nous étions rendus loin dans nos réflexions serpentines. Les ragots et les témoignages à propos du carnaval organisé aux Cayes par Jovenel Moïse pour sa clique de débauchés s’élevaient comme de la fumée sale dans un ciel d’indignation sociétale. Nos pensées se sont arrêtées à Charles Perrault qui écrivit en réponse aux épigrammes provocateurs de Nicolas Boileau : « Nous dirons toujours des raisons. Ils diront toujours des bêtises. » Que voulez-vous ? Chaque époque apporte son lot d’imbéciles, sa classe de voyous, son troupeau d’idiots…
La sonnerie de notre téléphone ressemblait étrangement à celle du « Glas Romain ». Ces « cloches de la mort » qui produisent des frissons d’émoi et qui provoquent des transports de frayeur dans les cœurs sensibles ne sont-elles pas toujours porteuses de tragédies humaines ? Le locuteur matinal était familier à notre entourage réduit à une peau de chagrin, depuis que nous avons pris l’habitude de publier régulièrement notre série d’analyses économico-politiques dans les médias écrits et sur les réseaux sociaux. Certaines connaissances nous ont fuis comme la peste. Mais peu importe! Et nous le répétons : « Nous sommes des artisans vaillants de la conscience révolutionnaire. Nous faisons partie, à notre façon, des militants de la libération des masses populaires … » Cependant, et fort heureusement, ce patriote honnête, qui réside au pays limitrophe, a bien compris lui-même le sens de nos implications sociales et politiques. Après tout, n’est-il pas lui aussi une victime nostalgique de l’errance migratoire qui asphyxie les habitants des régions de la périphérie ? Combien sommes-nous aujourd’hui dans cette jungle sauvage de l’expatriation forcée et douloureuse ? Ces visages flétris qui sourient malgré tout dans leur misère dévorante que nous aurions aimés revoir sous la chaleur du soleil de la terre natale avant de traverser dans l’au-delà ne continuent-ils pas de nous hanter dans cette arène de xénophobie ingrate qui, hier encore, faisait exploser les atomes de révolte du poète et romancier haïtien Anthony Phelps ? Les souvenirs brutaux des porte-faix résignés qui se cassent en deux sous le poids de leur fardeau et qui s’efforcent de ne pas grimacer leurs souffrances à la lumière du jour ne se bousculent-ils pas toutes les nuits dans notre cerveau en mouvement perpétuel? Comment pourrions-nous oublier les milliers d’écoliers qui quittent le ventre vide les bourgs et les villages tous les matins et qui fréquentent une piteuse « école » aménagée sous une tonnelle en feuilles de latanier? Ils sont assis à même le sol. Et ne disposent ni de professeur compétent, ni de banc, ni d’eau… Sinon que d’un vieux tableau noir suspendu à une branche de manguier stérile et de quelques bâtonnets de craie blanche. Nous revoyons à l’instant ce paysan sale et déchiré juché sur la crête d’une montagne élevée aux confins de l’Anse-à-Foleur et qui nous apprenait qu’il était le seul instituteur de ce village misérable, oublié, complètement perdu entre les falaises et la mer de l’île de la Tortue. « Et pourtant, je sais à peine lire et écrire. C’est mieux que rien », avouait-il, en se grattant la tête. Nous étions en compagnie de quatre autres personnalités qui sont aujourd’hui toutes décédées. C’est une grande générosité de savoir partager avec les autres le peu que l’on dispose pour sa propre survie. Cela nous rappelle le récit de la pauvre veuve et du prophète rapporté dans l’Ancien Testament. La petite portion de farine s’est multipliée à l’infini. Pour avoir fait presque le tour de la presqu’île d’Haïti, nous restons, – parmi d’autres –, un témoin important de la misère de nos concitoyens. Le temps apocalyptique a enfilé ses bottes de sept lieues. Certains d’entre nous en retireront-ils les privilèges et les profits de « soulageance » que l’on peut hériter d’un monde libéré de la cruauté impériale ?
…Et la voix familière visiblement contrariée, teintée de tristesse colérique me martelait toujours les oreilles : « On a profané le cadavre du président… Et on dit qu’il a été empoisonné comme Yasser Arafat !»
Pendant que le camarade continuait de s’emporter au téléphone, mon cerveau a effectué une analepse, comme dans un vieux western de Sergio Leone. Mes souvenirs m’ont transporté une vingtaine d’années en arrière dans la commune de l’Arcahaie. Les plongeurs étaient en train de sortir de l’océan les corps des 500 victimes du naufrage du navire La Fierté Gonavienne survenu à l’aube du 8 septembre 1997, à 200 mètres du port de Montrouis. Le pays était en émoi. Le président René Préval assistait à l’opération de repêchage, tout en se désaltérant avec une bouteille de boisson gazeuse, sous les yeux étonnés et critiques de nombreux curieux qui s’étaient transportés sur les lieux du cataclysme. La télévision locale a retransmis des images de la scène. Le « chef » répondait plus tard aux moralistes : « J’aurais donc dû me laisser mourir de soif…? »
7 février 1986 a complètement modifié les mœurs sociales et les comportements politiques en Haïti. La victoire partielle des couches populaires sur le duvaliérisme est aussi devenue des émétiques de l’indécence, de la goujaterie, de la cruauté, de la corruption et de la dépravation… C’est vrai qu’à chaque 1r et 2 novembre, jours des morts, des indigents vont grimper sur les caves des cimetières pour offrir des spectacles inusités : propos obscènes, déhanchement impudique, assaisonnement de partie génitale avec du clairin mélangé aux piments forts. Pour des raisons liées à des schèmes de culture, ces individus violent insouciamment les espaces des sanctuaires réservés au repos des défunts.
En décembre 2002, le mercenaire Amiot Métayer, – le lavalassien assassiné en 2003, qui retourna sa veste contre son patron Jean-Bertrand Aristide –, et quelques « malandrins » de son état major, à bord d’une vieille Jeep Wrangler couverte de boue, n’avaient pas hésité à fendre en deux le convoi funèbre qui conduisait notre mère à sa dernière demeure. Les membres de la famille nous demandaient sagement d’obtempérer à cette effronterie inqualifiable. 7 février 1986, au-delà de tout ce qu’il aurait permis positivement de conquérir, doit être aussi considéré comme étant le commencement de la déliquescence sociétale et la consécration du médiocratisme intellectuel que nous observons en cette sombre période de consternation et de déception : des présidents, des premiers ministres, des ministres, des sénateurs, des députés, des maires, des directeurs généraux, des juges, des avocats, des médecins, des professeurs, des prêtres, des pasteurs protestants, des journalistes qui s’arcboutent à une créolophonie lamentable sous le couvert d’un pseudo-nationalisme. Le vrai problème : ils sont, pour la plupart, tout à fait incapables de lire correctement et de parler couramment la langue d’Anatole France ! Au moins les dirigeants duvaliéristes, – vous l’admettrez sans doute –, malgré les reproches sévères que l’on eût pu leur adresser par rapport à leur conduite criminelle et malveillante, savaient lire, écrire et compter. Ces créatures « perséphoniennes » furent animées de mauvaise foi. Elles reproduisirent dans la société haïtienne les « monstruosités » pratiquées sous le règne abominable de l’hitlérisme ou du mussolinisme. Alors qu’ils avaient les moyens intellectuels et professionnels de servir valablement leur pays. C’est également pour ces raisons que nous n’arrêterons pas de verser la décadence dévalorisante de la Nation au compte du duvaliérisme destructeur et prévaricateur. Par ailleurs, nous comprenons les réticences des citoyens originaires des milieux familiaux honnêtes, lorsqu’on leur propose des fonctions importantes au sein de l’Administration publique haïtienne. Dans l’état actuel de cette poubelle à ciel ouvert, seule une « Révolution » permettra de sauver au moins quelques meubles. De les désinfecter. De les assainir. Quant aux « portions inutilisables, irrécupérables », il faut avoir le courage de les jeter au feu du changement. De les brûler sur les places publiques. On ne badine pas avec une « Patrie » que de pauvres et malheureux Africains arrachés à leurs terres et sevrés sauvagement de leurs familles ont accouchée dans les souffrances abyssales de l’esclavagisme européen.
Les États-Unis, le Canada et la France viennent encore d’installer un « valet de la mafia locale » à la présidence d’un pays qui a gagné son rang prestigieux au sein des sociétés mondiales sur les champs de l’honneur et de la gloire. Le Core Group a exigé la formation d’un « parlement » qui transpire le « crime organisé ». Le « palais législatif » ne s’est-il pas transformé en un repaire de délinquants, de vassaux félons, de bandits, de malfaiteurs de tous poils : tueurs à gage, vendeurs de drogue, kidnappeurs, agents de la CIA, violeurs et batteurs de femmes, dilapidateurs des fonds publics…?
Le vendredi 3 mars, aux environs de midi, la photo mortuaire de René Garcia Préval à moitié nu voyageait déjà sur les réseaux sociaux. Cet « acte grossier » a soulevé l’ire de la population. Les auteurs de cette bévue regrettable – si c’en est vraiment une – mériteraient d’être sanctionnés. Les funérailles de l’ancien dirigeant d’Haïti ont été célébrées le samedi 11 mars à la capitale. Tout de suite après la cérémonie funéraire au kiosque Occide Jeanty, le cadavre a pris la direction de la commune de Marmelade pour la suite des rituels de l’inhumation.
Le politicien auquel était incombée la tâche d’écrire l’oraison funèbre de René Préval a dû avoir l’esprit tourmenté. Parler d’un « tel personnage » exige une gymnastique de précautions minutieuses, ne serait-ce qu’au niveau du choix de la sémantique. C’est à Jacques-Bénigne Bossuet qu’aurait dû être confiée cette délicate responsabilité : « Ô Dieu! Qu’est-ce donc que l’homme? Est-ce un assemblage monstrueux de choses incomparables? » Et nous ajouterions : de choses irrévélables. Qui a le pouvoir de percer le « mystère de l’Être » retranché complètement derrière l’opacité de son imprévisibilité, si ce n’est le « Créateur » : Celui qui demeure à tout jamais omniscient, omnipotent dans sa Sagesse immesurable ?
Le « défunt » soulève à la fois l’« admiration » et la « déception » dans la mémoire collective. La lourde « carapace politique » qu’il a portée jusqu’au jour de son trépas a été moulée dans une « controverse » fuyante. René Préval, manipulateur et rusé, échappe à toute logique prévisionnelle de nature politologique. N’a-t-il pas réussi à tromper son entourage jusqu’au dernier moment de son existence ? Le politicard qui passait son temps à jongler avec la communauté internationale, à « dérisionner » les marginaux, à banaliser la misère des paysans avec son ironique « nager pour vous en sortir » s’est éteint brusquement. Il n’était pas d’une compétence rationnelle. Et même pas Mathusalem. Sa volonté entêtée de modifier à son goût la « Charte constitutionnelle haïtienne» ne sera donc pas satisfaite. Au cours de son dernier mandat, René Préval avait réquisitionné les services d’un groupuscule de bouchers intellectuels, dont les historiens Claude Moïse et Georges Michel, en vue de charcuter la Constitution de 1987 au profit du club des petits-bourgeois intellectuels de Bourdon.
L’opinion gardera aussi de « Ti René », le profil du « multimillionnaire » timide qui adorait bien jouer à la « Jean Valjean ». Sa tenue vestimentaire très négligée attirait sur lui l’acerbité d’une critique basée sur des préjugés sociaux. Les couches sensibles de la société faisaient toujours valoir à ce sujet l’« aspect prestigieux de la haute fonction présidentielle. Mais René Préval ne s’embarrassait pas des remarques désobligeantes qui tendaient à relativiser son « non-respect du protocole ».
C’est vrai ce que dit le prince indien et poète Shûdraka qui vécut au VIe siècle av. J.-C. : « La mort d’un ennemi est un banquet pour le cœur.» Lorsque François Duvalier creva comme un rat dans son palais, le monde entier – hormis ses proches – était tombé dans la réjouissance. La diaspora haïtienne sortait vaccines et tambours. Buvait. S’enivrait. Il y a de ces « départs pour l’enfer » qui sont considérés par les peuples comme des opportunités de « Libération » et de « désasservissement ». La patrie ne pleure pas sur la « tombe des dictateurs ». Elle ne les fleurit pas non plus. On ne devrait pas les enterrer au milieu de leurs innocentes victimes. Personne ne sait où est passé le cadavre de Jean-Claude Duvalier. Quand les Gonaïviens eurent lynché le macoute « Gros Féfé » après son crime odieux, les riverains refusèrent que son compagnon et lui fussent ensevelis au cimetière de la ville. Les fossoyeurs creusèrent deux trous à l’extérieur de la cité et y enfouirent les deux corps. Dans l’indifférence générale.
Certes, René Préval est épargné par ces considérations idéologiques révolutionnaires. Mais avec quel camp social, quelle approche politique et quel courant économique faudrait-il cataloguer l’ancien Premier ministre de Jean-Bertrand Aristide? ? Certains se demandent encore à cette heure si l’homme de la Marmelade était l’« apôtre des pauvres » ou le « représentant iconique d’une caste ». En dernières noces, René Préval a choisi la veuve de Lesly Delatour qui est considéré à juste titre comme le guillotineur de l’économie de la paysannerie. Et il a continué l’œuvre de sadicité de l’individu arrogant duquel il était devenu l’héritier du foyer conjugal. René Préval, pour satisfaire aux exigences des bailleurs de fonds internationaux, a révoqué des centaines de petits fonctionnaires dans le cadre du programme de « départ volontaire » concocté par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et la Banque interaméricaine de développement (BID), cédé pour une bouchée de pain des entreprises de l’État à des capitaux étrangers, détruit la Haitel qui était une institution commerciale nationale rentable et qui représentait un grand espoir dans le domaine de la téléphonie en vue de favoriser l’expansion de la Natcom et de la Digicel, emprisonné cyniquement Franck Ciné, le président-directeur général de la compagnie pour des raisons imprécises. Le néolibéralisme a acquis le droit de cité en Haïti grâce à la complaisance et à la connivence du président du rassemblement électoraliste qui sortait de l’imagination politique de Gérard Pierre-Charles. Cependant, la probité de la profession nous porte à admettre que René Préval possède quand même à ses actifs quelques réalisations routières qui ont permis de sortir de l’isolation certaines régions du pays.
René Préval n’hésitait pas à faire emprisonner ses propres partisans et supporteurs politiques. Entre autres : Odonel Paul (porté disparu en 2003), un dangereux énergumène originaire de la ville des Gonaïves qui était attaché à sa présidence, et Guyler C. Delva qui était affecté au service de presse du palais. Jocelerme Privert lui-même, directeur général de la DGI, n’était-ce l’ « intervention suppliante » d’un membre du cabinet présidentiel en sa faveur, avait failli goûter à la médecine prévalienne, comme ce directeur général invité au palais national qui en était ressorti avec des menottes d’acier aux poignets, pour être ensuite conduit sous escorte policière au pénitencier de Port-au-Prince. Avec l’échec flagrant de sa réforme agraire entreprise sous les auspices de l’INARA de Bernard Éthéart, l’héritier du pouvoir aristidien avait perdu la chance de devenir, – comme il le voulait –, le Zapata de l’île. Amaral Duclona, arrêté par la France pour meurtre d’un diplomate français, emprisonné durant 7 ans vient d’être acquitté en Appel. Ses dépositions devant le tribunal contre le défunt président et son poulain Jude Célestin sont accablantes et frémissantes.
Finalement, dirons-nous, c’est aux essayistes que revient la corvée de trouver la place que celui que l’on appelait intimement « Ti René » doit occuper dans l’historiographie nationale.
Là encore, le temps fera très certainement son œuvre sincère de révélations des êtres et des faits. L’histoire continuera à compiler dans ses registres ineffaçables les guerres, les épopées, les révolutions, les révoltes, les déchéances, les décadences, les humiliations, les félonies, les coups bas, les prévarications, les servitudes qui ont élevé ou abaissé l’existence humaine au cours des siècles. C’est bien dommage que ce président décédé dans l’indigence médicale, qui faisait preuve de « je-m’en-foutisme » dans la gestion de la Res publica, qui économisait ses mots et ses émotions, n’avait pas pris le temps de rédiger ses mémoires. Même si l’initiative aurait nécessité la sollicitation collaborative, participative d’un « nègre ».
Les ténèbres du nihilisme ne peuvent pas éclipser les lumières de la vérité authentique. Nous le rappelons à cette Agrippine déchue, en lutte avec sa conscience troublée, qui, depuis Paris, cherche en vain à réhabiliter son « Néron », et qui fait semblant d’ignorer les souffrances d’une Rome incendiée et les cris de désolation d’une population torturée durant 29 ans sur la musique discordante d’une cithare démentielle. On ne saurait gommer le « caïnisme » politique avec un stylo et du papier, ou avec un simple clavier d’ordinateur. Le duvaliérisme est « inabsolvable ».
Nous ne croyons pas, – comme ce reporter léger que nous avons entendu par pur hasard sur une station de radiodiffusion de Port-au-Prince –, que René Préval était un antiduvaliériste et un exilé politique. L’ex-ministre de Jean-Claude Duvalier, Théodore Achille, l’aurait également contredit. En quittant la Belgique où il prenait du bon temps avec ses copains, l’« agronome » raté intégra sans difficulté l’équipe du 22 septembre 1957, sous la protection de son guide spirituel et politique, Édouard Berrouet. Me Théodore Achille expliquait au micro de « Ces mots qui dérangent », l’émission que nous avions conçue et présentée sur les ondes de Radio Plus, le parcours du carriériste sous la jupe du jean-claudisme. L’invité précisait : « René Préval a fait partie de la communauté politique (de Duvalier) dans la mesure où, placé dans l’Administration publique, il figurait parmi les gens avec lesquels le gouvernement collaborait sur une base commune. René Préval a travaillé au Bureau des mines, au ministère de l’Agriculture… »
À la fin du premier mandat de M. Jean Bertrand Aristide, le mouvement lavalas se métamorphosait en une coalition politique baptisée « Bò Tab la ». Elle moussa et supporta la candidature de René Préval aux présidentielles de 1995. Jean-Bertrand Aristide et ses inconditionnels fanatiques se sentaient trahis. Ils en voulaient sérieusement à Gérard Pierre-Charles, l’instigateur et le coordinateur de l’initiative. L’ancien prêtre de Saint-Jean Bosco parlait plutôt de récupérer les 3 années qu’il avait passé en exil à Washington. Finalement, Jean-Bertrand Aristide obtempéra. Au cours d’une tournée officielle à Jacmel, soit deux jours avant la tenue du scrutin, il demanda de façon voilée à l’électorat de voter René Préval, le candidat de « Bò Tab la ». Les élections de 1995 accordèrent à l’OPL une majorité relative au Parlement. Rosny Smarth, choisi par l’équipe de Gérard Pierre-Charles, désigné par le président de la République, fut ratifié sans difficulté par les deux Chambres pour diriger la primature. La « guerre des Trois » éclata. Quelques années plus tard, ce conflit acharné bascula le pays dans les précipices de l’occupation étrangère… René Préval n’a jamais pris position contre la présence de la Minustah sur le territoire de l’État haïtien.
Nous avons écrit dans notre ouvrage inédit « La guerre des lavalassiens et le scrutin de la discorde » : « M. René Préval : le seul président élu depuis le 7 février 1986 qui soit arrivé à mener deux mandats à terme, dans le périmètre de l’échéance mesuré et établi par la constitution de 1987. Et il l’a fait contre vents et marées. « Les chiens aboient. La caravane passe. » De 1995 à 2000, son régime gouvernemental est parvenu à survivre sur les mers démontées par des vagues de frustrations sociales, de contestations bouillantes et d’agitations scandaleuses… L’homme a nagé… Jamais à contre courant. Et, contrairement à Lesly Manigat, à Jean Bertrand Aristide, il ne s’est pas noyé. Il s’en est sorti…! Savamment! Son secret le mieux gardé: faire et se taire; laisser faire et laisser dire…! René Préval réunit en lui tous les ingrédients du « politicien nébuleux et dangereux ! »
Voici l’extrait d’une lettre ouverte que nous avons adressée au président René Préval une année après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 : « Saurait-on, en toute franchise, imputer à vous seul, la responsabilité de la tragédie d’un peuple qui dure depuis plus de deux cents ans, sans faire preuve soi-même de légèreté de jugement intellectuel? Par contre, la mémoire de l’histoire ne sera pas déroutée de votre passage anémié par l’immobilisme au palais national, surtout à un moment où le pays durement frappé dans son état fragile de dignité, sa mince condition de fierté et sa capacité de résilience implore en vain la présence d’un leader patriotique, d’un visionnaire stoïque, d’un Chef d’État dynamique et responsable pour l’aider au moins à se relever même à genoux des ruines fumantes de ses malheurs soudains. Après le 12 janvier 2010, Port-au-Prince et ses environs sont devenus un jardin immense où poussent des tentes misérables et des abris de tissus en loques qui camouflent honteusement et maladroitement les souffrances de la maladie, du viol, de la famine, de la prostitution, de l’abandon et du mépris: manifestations évidentes de l’échec du gouvernement actuel et du cynisme de la communauté internationale. »
René Préval investit officiellement la scène politique après les élections du 16 décembre 1990. Sa malléabilité et sa corvéabilité faisaient de lui le personnage le mieux désigné pour occuper la fonction de Premier ministre auprès du président Jean-Bertrand Aristide. Le nouvel élu tenait à conserver les coudées franches dans l’exercice de son mandat. René Préval paraissait aux yeux du père Adrien de l’Union des constitutionnalistes haïtiens (UCH), qui l’avait recommandé au prélat, le citoyen obéissant qui pouvait jouer le « rôle effacé du politicien sourd-muet ».
Jean-Bertrand Aristide n’a pas jugé important de joindre sa voix à ces flots d’ « éloges hypocrites » qui apologisent René Préval dans la mort. Khalil Gibran nous explique dans Le Prophète : « Il y a ceux qui parlent et qui, sans le savoir et le préméditer, révèlent une vérité qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes; et il y a ceux qui recèlent la vérité en eux, mais qui ne la disent pas avec des mots. »
La bienséance nous enseigne qu’il faut toujours se mettre debout, se découvrir, observer le silence absolu au passage d’un cercueil. C’est tout ce que les couches marginales, pauvres, misérables de la société haïtienne devaient à René Préval, le « président paradoxal » qui les a gouvernées durant 10 ans, sans qu’il soit parvenu à ouvrir devant elles le chemin de la « Révolution » qui mène à la Résurrection sociale, politique, économique, culturelle et environnementale (RSPECE).
René Préval manquera certainement longtemps à ses parents, à ses amis, aux ambassades accréditées à Port-au-Prince. Également aux politiciens magouilleurs et affairistes qui creusent la tombe de la République d’Haïti. Cependant, quant aux populations oubliées des bidonvilles, tout semble indiquer qu’elles ont déjà tourné, elles-mêmes, la page de cette disparition subite qui s’inscrit désormais dans les annales mystérieuses de la tragédie humaine.
Acta es fabula (La pièce est jouée) », disait l’Empereur romain Auguste Caius Octavius, après qu’il s’était fait coiffer et couper la barbe, peu avant de mourir !
Robert Lodimus