
Depuis la première révolution anti-impérialiste victorieuse en 1804, la nation caribéenne qui a mis fin à l’esclavage est accablée par une dette écrasante, des coups d’État et des ingérences étrangères.
Par une nuit orageuse d’août 1791, Dutty Boukman (1767-1791) et Cécile Fatiman (1771-1883) célébrèrent une cérémonie vaudou à Bois Caïman, au nord de Saint-Domingue, dans la partie française d’Hispaniola.
Boukman avait été capturé en Sénégambie (aujourd’hui le Sénégal et la Gambie), et Fatiman était la fille d’une Congolaise (selon Aimé Césaire) et d’un Corse.
Leur cérémonie, au milieu de plus de 200 esclaves africains, fut le catalyseur d’un soulèvement massif dans les plantations françaises. Boukman, en créole, prononça des paroles qui se sont transmises de génération en génération et qui sont finalement entrées dans les livres d’histoire (notamment dans le classique de C. L. R. James, Les Jacobins noirs, paru en 1938) : « Le dieu qui a créé le soleil qui nous éclaire, qui soulève les vagues et gouverne la tempête, bien que caché dans les nuages, nous observe. Il voit tout ce que fait l’homme blanc. Le dieu de l’homme blanc lui inspire le crime, mais notre dieu nous appelle aux bonnes œuvres. Il dirigera nos armes et nous aidera. Débarrassons-nous du symbole du dieu des Blancs qui nous a si souvent fait pleurer, et écoutons la voix de la liberté, qui parle au plus profond de nous tous. »
La résonance de la Révolution française de 1789 persistait en marge de la cérémonie convoquée par Boukman et Fatiman. Mais leurs propres traditions d’humanité, issues de diverses croyances africaines et islamiques, qui faisaient partie de leur héritage, étaient encore plus puissantes pour eux.
Les esclaves africains se soulevèrent. Ils brûlèrent les plantations et tuèrent ceux qui en prétendaient être les propriétaires. Leur vengeance fut brutale, mais elle ne pouvait même pas égaler le traitement qui leur avait été infligé.
Pour se faire une idée de l’attitude des propriétaires de plantations, il suffit de lire ces réflexions sur la meilleure façon d’utiliser un esclave africain – rapportées par un propriétaire de plantation anglais d’Antigua au capitaine John Newton, un marchand d’esclaves africains devenu abolitionniste – qui en a consigné d’autres exemples dans sa brochure de 1787 « Réflexions sur la traite des esclaves africains » : « Faut-il leur assigner un travail modéré, une abondance de provisions et un traitement qui leur permette de prolonger leur vie jusqu’à un âge avancé ? Ou, en sollicitant rigoureusement leurs forces au maximum, avec peu de repos, une nourriture difficile et un traitement rigoureux, pour les épuiser avant qu’ils ne deviennent inutiles et incapables de servir ; et ensuite, en acheter de nouveaux pour les remplacer ?»

Cette nuit-là commença la rébellion qui serait finalement menée par Toussaint L’Ouverture (1743-1803). En 1791, L’Ouverture, qui avait appris à lire grâce à son parrain, était intendant d’une plantation (un poste qui lui donna accès à de nombreux ouvrages, dont les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César, qui l’initia à la science militaire).
L’Ouverture et les autres chefs rebelles s’allièrent brièvement aux Espagnols pour vaincre les Français, qui se tournèrent ensuite vers les Britanniques pour obtenir le soutien de l’armée. Les Européens allaient devoir mettre de côté leurs propres animosités pour étouffer la véritable menace qui les pesait sur eux : la rébellion des Africains réduits en esclavage.
L’équilibre allait encore basculer avec la montée des Jacobins à Paris, menés par Maximilien Robespierre. En février 1794, Robespierre et les Jacobins soutinrent un décret de la Convention nationale visant à abolir l’esclavage dans les colonies françaises, ce qui déclencha une alliance entre l’armée française et les forces de L’Ouverture contre les Espagnols et les Britanniques. « Aux armes, citoyens ! », chantaient en créole les anciens esclaves africains derrière L’Ouverture.
Robespierre fut finalement renversé. En 1799, Napoléon Bonaparte accéda au pouvoir en tant que premier consul et rompit tous les accords entre les Français et les forces révolutionnaires africaines, y compris le décret abolissant l’esclavage.
De 1802 à 1803, le vicomte de Rochambeau [Donatien-Marie-Joseph de Vimeur] fit régner la terreur dans la région nord de Saint-Domingue afin de rétablir le contrôle français sur la colonie ; Ses méthodes comprenaient l’utilisation de 1 500 dogues cubains pour traquer les Africains et, semble-t-il, la combustion de soufre dans les cales des navires pour étouffer les prisonniers rebelles.
Rochambeau disait aux soldats français : « Ce n’est plus de la bravoure que je vous demande. C’est de la rage.» Ils jetèrent tant de corps dans les eaux près du Cap (aujourd’hui Cap-Haïtien) que, pendant longtemps, les gens refusèrent de manger le poisson pêché là-bas.

L’Ouverture fut arrêté par les Français en 1802 et mourut l’année suivante dans une prison du Jura, près de la frontière suisse. Cependant, son armée, désormais sous le commandement de Jean-Jacques Dessalines, continua le combat. Le jour de l’An 1804, les forces de Dessalines déclarèrent leur indépendance de la France et rebaptisèrent leur pays Haïti (aujourd’hui Haïti, mot taïno signifiant « pays des montagnes »).
Le peuple haïtien mena la première révolution victorieuse du tiers-monde. Durant les derniers mois des combats, Dessalines demanda à sa filleule, Catherine Flon, de retirer la partie blanche du drapeau français, de coudre le rouge et le bleu ensemble et d’inscrire sur leur drapeau d’indépendance « La liberté ou la mort ». Une fois leur liberté conquise, les mots disparurent du drapeau.
Mais la liberté n’est pas si facile à obtenir.
Les États-Unis nouvellement créés, bâtis sur les fondements de l’esclavage, craignaient que la Révolution haïtienne ne s’étende à leur propre territoire. En 1792, le président américain George Washington chargea son secrétaire d’État, Thomas Jefferson, d’envoyer trois quarts de million de dollars d’aide pour aider les propriétaires de plantations à réprimer les révoltes. En juillet 1802, Thomas Jefferson, alors président des États-Unis, écrivit à l’ambassadeur de Grande-Bretagne aux États-Unis, Rufus King : « L’évolution de la situation dans les îles voisines des Antilles semble avoir considérablement stimulé l’esprit des esclaves de différentes régions des États-Unis. Une forte propension à l’insurrection s’est manifestée parmi eux.»

C’est pourquoi Jefferson et son cabinet se mirent en quête de tous les moyens d’étouffer la Révolution haïtienne. Le 21 février 1806, Jefferson interdit le commerce avec « certaines parties de l’île de Saint-Domingue », notamment Haïti. En 1824, le sénateur de Caroline du Sud, Robert Hayne, l’exprima sans détour : « Notre politique à l’égard d’Haïti est claire. Nous ne pourrons jamais reconnaître son indépendance. La paix et la sécurité d’une grande partie de notre Union nous interdisent même d’en discuter.» La liberté d’Haïti constituait un défi à l’esclavage américain.
En 1825, dans un acte de diplomatie de la canonnière, le roi de France Charles X envoya une flotte de navires de guerre dans les eaux haïtiennes et exigea de la jeune nation le versement de 150 millions de francs en « compensation » pour la perte de sa colonie et de sa main-d’œuvre asservie. Cette somme représentait dix fois le budget annuel d’Haïti et l’équivalent du montant payé par les États-Unis pour le territoire de la Louisiane.
Haïti emprunta auprès des banques françaises pour payer cette somme, puis tomba dans un piège de la dette dont elle n’a jamais pu sortir.
De 1825 à 1947, date à laquelle Haïti a finalement remboursé sa dette, 80 % de sa richesse – environ 21 milliards de dollars – avait servi à ce paiement, plongeant le pays dans un état de chaos total (on estime que les Haïtiens ont fini par payer plus du double de la valeur de l’indemnité).
Ce paiement est odieux. Ni la France ni la Citibank, qui a racheté la dette, n’ont jamais présenté d’excuses pour ce pillage.
Chaque fois qu’Haïti a tenté de se relever, elle a été renversée.
En 1915, lorsque le nouveau gouvernement haïtien a tenté d’asseoir sa souveraineté après l’assassinat du président Jean Vilbrun Guillaume Sam, proche des États-Unis, les forces armées américaines sont intervenues – occupant l’île pendant 19 ans, jusqu’en 1934 – puis ont instauré le régime dictatorial brutal des Duvalier, qui a gouverné en son nom de 1957 à 1986.

En décembre 1990, le mouvement lavalas (inondation) d’énergie populaire, visiblement ancrée dans la paysannerie haïtienne, a porté un ancien prêtre – Jean-Bertrand Aristide – à la présidence avec 70 % des voix. Aucun Haïtien n’avait auparavant obtenu un tel mandat.
On se serait cru une fois de plus à L’Ouverture, ou même à la révolte de Piquet de 1844 et à son Armée souffrante. Le leadership d’Aristide et son engagement envers la paysannerie étaient aussi menaçants que ces épisodes passés.
Huit mois plus tard, le 30 septembre 1991, l’armée et la police, soutenues par les États-Unis, renversèrent Aristide. Finalement, sous la pression internationale, Aristide fut autorisé à terminer son mandat de 1994 à 1996, mais sous de sévères restrictions.
En 2000, Aristide obtint un mandat encore plus large, recueillant 90 % des voix. Le coup d’État et le carcan américain qu’il dut porter pour terminer son premier mandat l’avaient radicalisé.
Il demanda à la France de verser 22 milliards de dollars de réparations pour cette indemnité. La France affirma que la question avait été réglée par des traités du XIXe siècle et qu’aucune réparation de ce type ne serait versée.
En 2004, Aristide fut renversé par un coup d’État soutenu par la France et les États-Unis et remplacé par une junte militaire qui renonça aux demandes de réparations d’Haïti.
La question de l’indemnisation a été occultée par les ouragans ; les tremblements de terre ; l’invasion des forces de maintien de la paix des Nations Unies après le coup d’État, qui a entraîné une épidémie de choléra et des abus sexuels endémiques ; le fléau de la dette extérieure ; le poids de la déflation ; la déforestation généralisée ; l’effondrement de l’agriculture haïtienne dû au dumping des produits américains ; l’interdiction d’un projet de loi sur le salaire minimum ; l’assassinat d’un président non élu ; et, plus récemment, l’emprise de la violence des gangs.
Tout cela est lié au refus des impérialistes de laisser Haïti respirer ; ils n’ont jamais pu pardonner aux Haïtiens d’avoir été le premier peuple au monde à mener une révolution victorieuse contre l’impérialisme.
Le 20 février, le poète et peintre haïtien Frankétienne est décédé à Delmas, Port-au-Prince, à l’âge de 88 ans. Tout au long de sa vie, il a réfléchi à sa naissance en 1936 d’une mère haïtienne violée par un Américain.
Frankétienne est resté dans son pays natal malgré les épreuves, donnant la parole à un peuple désespéré d’avenir. Dans son superbe ouvrage Fleurs d’insomnie (Insomnia Fowers, 1986), écrit à la fin du cauchemar des Duvalier, Frankétienne s’interrogeait :
Rêver est sans aucun doute le premier chemin vers la liberté.
Rêver, c’est déjà être libre.
*Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d’écriture et correspondant en chef de Globetrotter. Il est rédacteur chez LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institut de recherche sociale. Il est chercheur principal non résident à l’Institut Chongyang d’études financières de l’Université Renmin de Chine. Il est l’auteur de plus de 20 ouvrages, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont « Struggle Makes Us Human: Learning From Movements for Socialism » et, avec Noam Chomsky, « The Withdrawal: Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power ».
Cet article est tiré de Tricontinental : Institut de recherche sociale.
Consortium News 13 Mai 2025