Président et Premier ministre ne font toujours pas bon ménage en Haïti !

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De gauche à droite les anciens Premier-ministres Jacques Edouard Alexis, Michèle Pierre-Louis et Yvon Neptune

Le non respect des attributions constitutionnelles liées au poste, la méfiance entre premier ministre et le président, l’obligation de se refugier dans la technique face au manque de pouvoir, l’écart important et considérable entre les prescrits constitutionnels et la réalité, la substitution du premier ministre par le président….  Les rapports entre Premier ministre et président ne ressemblent pas toujours à une partie de plaisir.

Des anciens premiers ministres haïtiens se sont confiés sur leurs expériences au sein de l’administration de l’Etat le 3 mai 2018, lors d’une conférence internationale sur la corruption et la transparence en Haïti, organisée à l’initiative de l’Université Quisqueya et Institute 2014, autour du thème : Corruption et transparence : mécanismes et enjeux.

Jacques Edouard Alexis, Yvon Neptune, Michèle Duvivier Pierre Louis ont chacun abordé un aspect du sous-thème : Responsabilités et transparence : le cas de la Primature, mais n’ont pas caché de faire état de leur appréhension des relations de pouvoir avec le président, les ministres et le parlement au cours de l’exercice de leur fonction.

Un PM  fantôme ?

Yvon Neptune, premier ministre de 2002 à 2004 au cours du deuxième mandat du président Jean Bertrand Aristide, a passé en revue des articles de la Constitution de 1987 faisant état des attributions, missions et responsabilités liées au poste. Il a insisté sur le fait que nombre d’entre eux ne sont pas respectés.

« Le président de la République choisit un Premier ministre. Le premier ministre en accord avec le président choisit les membres de son cabinet ministériel [selon la Constitution]. Je ne sais pas si des anciens premiers ministres présents ont effectivement participé dans le processus de choix des ministres », dit-il.

Neptune critique le fait que le PM peut constater que certains ministres des ministères stratégiques généralement reçoivent des directives que du chef de l’Etat, mais pas du PM. Il en est de même des directeurs généraux de ministères et/ou d’organismes autonomes qui ne sont nullement choisis par lui.

Si, selon la loi mère de la République, le premier ministre exerce son pouvoir réglementaire par arrêté, dans la réalité, c’en est tout autre chose.

« Ce qui peut affecter significativement l’efficacité du gouvernement », se plaint-il. « Je peux vous dire très sincèrement que le premier ministre ne peut révoquer que les gens qu’il employaient à la Primature. Le reste c’est vraiment de la foutaise », insiste Neptune, en rapport à l’article de la Constitution qui laisse entendre que le PM peut nommer et révoquer directement ou par délégation les fonctionnaires publics selon les conditions prévues par celle-ci et par la loi sur le statut général de la fonction publique.

Si selon la loi mère de la République, le premier ministre exerce son pouvoir réglementaire par arrêté, dans la réalité, c’en est tout autre chose. « Je ne sais pas si ça a existé du temps de Jacques Edouard Alexis et autres. Je n’ai jamais eu l’opportunité de rédiger un arrêté. Je signais plutôt autre chose qui venait du Palais National, confie-t-il. Dans la pratique du pouvoir, des fois les normes et la hiérarchie cèdent le pas aux rapports, influences et proximités des intérêts individuels et/ou de clan ».

En conclusion, Yvon Neptune estime que si on se limite du côté formel de la lettre et même de l’esprit des articles de la Constitution, on aurait tendance à croire que le Premier ministre ne devrait avoir aucune difficulté à exercer son autorité dans l’accomplissement de ses missions.

« La réalité peut être tout autre », dit-il. Car révèle-t-il pour diverses raisons, le cabinet du PM et le cabinet ministériel n’ont pas toujours l’articulation dynamique qui aiderait le PM à mener avec succès appréciable la coordination et l’exécution du programme de gouvernement.

Depuis quelque temps, la Primature est dotée d’une nouveauté – secrétariat général et le PM ne se contente plus, comme dans un passé pas trop lointain que du conseil des ministres organise le président pour se réunir avec le cabinet ministériel, à en croire Neptune. Ainsi, un conseil de gouvernement ne risque plus d’être perçu comme une tentative de menée suspecte contre la présidence et un arrêté du premier ministre n’est pas assimilé à un acte de rivalité avec le président.

« La question maintenant est : Pourquoi en dépit de ces apparents progrès, les présidents continuent  de s’approprier le pilotage d’actions qui sont du ressort du premier ministre ? L’interdiction de faire deux mandats consécutifs les poussent peut-être à tout embrasser. Espérant ainsi laisser à leur départ des réalisations plus en couleurs que structurantes », termine-t-il.

La réalité des autres premiers semble n’être pas trop différente.

Un président qui se substitue au PM ?

Jacques Edouard Alexis fut Premier ministre du 26 mars 1999 au 7 février 2001 et du 9 juin 2006 au 5 septembre 2008, respectivement sous le président Jean Bertrand Aristide et celui de René Préval.

Comme « gros problème » confronté à la Primature, il avance le non respect des décisions du comité de priorité, dans le processus de la préparation du budget de la République. Il critique le fait que le chef de l’Etat outrepasse un document accepté au Conseil des ministres lequel peut suivre le ministre des Finances pour préparer le projet de budget. « Nous avions eu une situation à la primature où le président de la République peut à lui seul dicter au ministre des Finances les secteurs qu’il faut prioriser. Il se fout pas mal des réunions et des décisions prises  au comité de priorité. C’est ca la réalité que j’ai vécu moi-même », révèle-t-il.

Une situation qu’il qualifie de « terrible ». « Il se trouve à ce moment là, les députés et les sénateurs que le président instrumentait pour prendre ces décisions savaient déjà que c’est tel secteur qui allait avoir la priorité dans la préparation du budget. Et il s’arrangeait pour m’interpeller», poursuit Jacques Edouard Alexis dans son intervention.

Déclassement des matériels procurés à prix d’or pour les revendre à des particuliers, la mauvaise utilisation des fonds de renseignement au niveau de la primature, le dossier de nomination de la fonction publique … Le PM a eu pour son compte lors de son passage à la primature. Loin de faire des recommandations, l’ex fonctionnaire a de préférence dit avoir beaucoup plus de questions sur le combat contre la corruption. « Est-ce que c’est normal de continuer à considérer le président de la République en Haïti comme mineur dans l’exercice de ses fonctions alors que le président peut orienter comme il veut  toutes les dépenses qui vont être faites dans un secteur donné. Je ne le pense pas », dénonce-t-il, ajoutant que des contrats ont été donnés à des groupes, sans même les voir comme premier ministre.  « Vous voyez donc pourquoi mon nom ne peut pas être cité dans le cadre des histoires de Pétro Caribe et ses compagnies. Je ne le savais pas », persiste-t-il. « C’est ça la réalité ».

Jacques Edouard Alexis assure que l’impunité doit être combattue sous toutes ses formes et critique la présence d’une complicité exagérée qui existe dans le pays. « Le népotisme et le mounpanisme doivent-être bannis dans la fonction et l’administration publiques », plaide-t-il, ajoutant que la lutte contre la corruption s’impose comme une bataille incontournable, sans relâche et urgentissime.

Rapport de force défavorable ?

De son coté, Michèle Duvivier Pierre-Louis qui a été la deuxième femme à accéder au poste de Première ministre entre 2008 et 2009, après Claudette Werleigh a surtout mis l’accent sur l’absence du mode d’emploi des prescrits constitutionnels et des lois haïtiennes liés aux attributions du poste de premier ministre.

« Je suis arrivée dans un gouvernement en qualité de PM, sachant qu’il n’a pas de guide pratique,  il faut apprendre sur le tas. Et on arrive avec son savoir, ses compétences, son savoir faire pour essayer de comprendre la complexité des relations avec le président, avec son cabinet, avec les ministres, avec le parlement, avec l’international, avec la société civile et la société en général », soutient-elle, ajoutant que c’est un processus extrêmement difficile.

A en croire, l’ex-haut fonctionnaire, le gouvernement haïtien ne problématise pas ses objectifs de pouvoir. Le président peut beau être légitime, mais savoir ce qu’est ce qu’il veut accomplir en 5 ans et qu’est ce qu’il voudrait cibler, sont des questions qui restent pendantes. « Qu’est ce qu’il voudrait qui reste comme réalisations ? Et comment ses ministres vont s’aligner sur les choix faits ? Ca n’existe pas », explique-t-elle. « Chaque ministre / ministère fait sa monographie. Comment trouver une cohésion gouvernementale ? »

Mme Pierre-Louis a présenté un ensemble d’efforts consentis par son gouvernement afin de mieux structurer l’État haïtien en vue de mettre le cap sur le développement tant évoqué. L’ancienne Première ministre a avoué avoir vainement essayé d’initier le gouvernement électronique (E-Gouvernement) pour lutter contre la corruption et harmoniser les actions du gouvernement lors de son mandat.

« Il existe une réelle déconnexion entre le citoyen/ la citoyenne et l’Etat. Comment casser cette déconnexion ? », se questionne Mme Pierre-Louis qui a également fait état du rapport troublant qui existe avec le président, les ministres et le parlement.

Face aux rapports de force défavorable, elle se dit obligée de se rabattre sur la technique dans l’exercice de sa fonction.  « Si j’ai une chose à me reprocher, c’est d’avoir été beaucoup trop naïve.  Je crois que j’ai été trop naïve », termine l’apôtre de l’e-gouvernance (la gouvernance recourant aux technologies de l’information) qui n’a jamais pu atterrir en Haïti.

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