Politique de la précarité

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Par MARIO BUCCI

 

            Le concept de précarité est confus et changeant de signe. Ceci n’est pas dû à la diversité de situations individuelles et collectives qui peuvent se retrouver sous ce terme – personnes sans emploi ou dans un emploi précaire, personnes vivant sans domicile fixe, migrants sans papiers, personnes souffrant de maladies mentales ou chroniques, … C’est plutôt que ce mot se prête à deux lectures de signe opposé du conflit autour du travail et de la définition de ce qu’est l’utilité sociale de l’activité humaine.

Ces deux lectures sont opposées, mais complémentaires – aucune n’efface l’autre – et leur utilité réside dans les éléments d’inspiration pour l’action des individus et des acteurs sociaux. Dans ce bref article nous présentons de façon synthétique chacune des deux clefs de lecture que l’on peut prêter à la notion de précarité.

Commandement capitaliste

La précarité peut être vue comme une rupture, un affaiblissement par rapport à un état de stabilité et de sécurité, perdu ou souhaitable. Elle est le produit du fonctionnement du capitalisme financiarisé et mondialisé, qui fait de l’instabilité et de la crise son mode opératoire des derniers quarante ans.

Pour illustrer cela par un exemple très concret on peut considérer les données suivantes. Dans l’UE entre 2005 et 2012 les contrats à durée déterminée sont passés de 63 millions à 124 millions. Si à cela on ajoute les chômeurs en augmentation constante, on peut estimer qu’environ un quart de la population dite active de l’UE se trouve en situation de précarité d’emploi. Et ce chiffre de la précarité augmente davantage lorsque l’on prend en compte des nouvelles catégories qui ne sont pas recensées par les statistiques officielles : les « non actifs » – les personnes « découragées », qui renoncent à chercher un emploi, et les jeunes qui ne sont ni en situation d’emploi, ni d’étudiant ni de formation (les NEET) ; et les personnes qui tout en ayant un emploi sont à risque de le perdre à cause d’une restructuration ou d’une délocalisation ou de non renouvellement d’un contrat de sous-traitance. Ceci nous donne une idée basique de la dimension du problème de la précarité.

On nous vend cette « flexibilité » comme une condition préalable à la stabilité ou à la sécurité, une sorte de prix à payer en vue d’une amélioration de nos conditions de vie à venir (ou de celles des générations futures). Pourtant on constate qu’en 2008 encore un peu plus d’un quart des contrats atypiques d’emploi dans l’UE s’étaient transformés en CDI, tandis qu’un an après ce pourcentage avait baissé de dix points, avec seul 16% de passages à un contrat stable. Et pour compléter le portrait on peut ajouter qu’à l’époque néolibérale la croissance d’emplois pendant les phases d’expansion économique s’accompagne d’une croissance de contrats précaires (donc une partie croissante des nouveaux emplois a un caractère précaire), lorsque pendant les phases de récession les pertes d’emploi se concentrent en premier lieu sur les contrats à durée déterminée. Aucune stabilité, aucune sécurité ne dérive de la précarité contractuelle.

Cette lecture renvoie donc à une analyse des mécanismes contemporains de fonctionnement du capitalisme, et voit la précarité comme un produit de ces mécanismes dont travailleuses et travailleurs sont les victimes, celles et ceux qui paient le prix de l’accumulation et de la concentration de la richesse. Cette lecture peut induire l’idée que la précarité peut être éliminée par des politiques économiques et sociales correctives. Elle nous permet par ailleurs de comprendre la nécessité de l’organisation de travailleuses et travailleurs, ainsi que de toute autre catégorie de précaires en vue d’un rééquilibrage des rapports de force, avec l’objectif de renverser, même partiellement, la redistribution des richesses et des coûts.

Autonomie du travail

La deuxième clef de lecture part du constat que, tout au long de l’histoire du capitalisme, on assiste à des luttes visant à récupérer ou à conquérir l’autonomie du travail. Autonomie qui se décline à différents niveaux : qu’il s’agisse de la décision sur ce qui est à produire (la finalité du travail), ou des conditions de l’organisation de la production (organisation du travail), ou encore la liberté de choisir auprès de quel employeur s’engager et pendant combien de temps (mobilité du travail). Les travailleuses et les travailleurs ont depuis toujours résisté à leur mise au travail, à la transformation de leur travail vivant en travail abstrait, à leur soumission à un patron.

À côté des luttes pour le salaire et la réduction du temps de travail, travailleuses et travailleurs se sont battu-e-s pendant des siècles pour la maîtrise de l’organisation du travail : pour élargir leur autonomie dans l’activité, pour des formes de coopération non-hiérarchisées et contre l’organisation disciplinaire du rapport de travail. Ces luttes pour l’autonomie ont été des luttes qui mettaient en question le commandement capitaliste de la production et qui aspiraient à la libération de l’activité (le travail) de cette autorité.

L’époque néolibérale a ravivé ces conflits, du fait des profondes transformations dans l’organisation et la gestion des processus productifs, en opposition directe aux objectifs des luttes sociales des années 1950-1980. À la recherche d’autonomie s’oppose l’autonomie contrôlée de l’externalisation et de l’économie des plateformes. La coopération sociale non-hiérarchisée est subsumée et exploitée à travers les nouvelles formes d’organisation de la production. La critique anti-bureaucratique est contrée par la déréglementation du travail et par les pratiques néomanagériales.

Cela fait qu’un éventuel renouveau des luttes pour la qualité du travail apparaît sans grand espoir. Jeunes des classes moyennes qui connaissent un appauvrissement progressif, et générations scolarisées des classes populaires frustrées dans leurs aspirations à une vie meilleure, sont confrontés à l’impossibilité d’une stabilité et d’une sécurité que les générations précédentes ont pu connaître, tout comme de voir satisfaites leurs aspirations à une activité professionnelle avec une place pour la créativité et l’expressivité.

La réalité vécue du travail subordonné – qu’il soit régi par un rapport stable ou instable – est de plus en plus répétitive, normée, contrôlée, vidée de tout élément susceptible de déviation de la stricte discipline imposée par le management. Et ceci vaut de plus en plus aussi pour toutes les activités de service, de care, d’éducation qui relèvent du non-marchand.

Cette friction entre aspirations et conditions réelles fait qu’un nombre croissant de personnes – surtout des jeunes – choisit la précarité, entendue comme création des conditions permettant l’autonomie et la mise en place d’activités correspondant aux aspirations. Les petits boulots servent souvent à assurer des moyens qui permettent de se dédier à des activités non-rémunérées autonomes et créatives. Souvent ces initiatives relèvent de la coopération, désormais aussi en réseau.

En guise de conclusion

Les activités créatives, collaboratives, solidaires, peu ou pas rémunérées, sont la plupart du temps isolées, de petite taille, fragiles et de courte durée. Et, surtout, sont souvent en proies à l’appropriation capitaliste : voir l’exemple des logiciels libres. Toutefois elles montrent d’une part quelle est l’utilité sociale qui prévaut lorsque l’activité est libérée du commandement capitaliste, et d’autre part elles enseignent que le changement est possible déjà dans un cadre capitaliste.

Toutes seules, elles ne pourront probablement pas provoquer le changement de mode de production qui est nécessaire : les mobilisations, le conflit, les changements structurels restent indispensables. Mais l’horizon d’une réappropriation de la définition de l’utilité sociale et de la mise en place des conditions générales pour que cela soit possible reste l’indication indispensable au dépassement de la condition de précarité non choisie.

 

GRESEA 22 Jun 2017

 

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