Prototype du chanteur boute-en-train, Joe s’est illustré avec un phrasé torrentiel, une verve et une exubérance toutes personnelles. Une diction à la fois naturelle et railleuse qui lui a permis de s’installer comme le plus singulier showman de son ère. J.T a eu le privilège de grandir dans une ambiance musicale, grâce à son oncle Michel Renaud qui était un pourvoyeur de la basse-hélicon et aussi un joueur de banjo, lui ayant donné droit d’être membre patenté de l’ «Orchestre Symphonique de Port-au-Prince ». C’est ainsi que le petit ‘’Joe’’ fut bercé par la sonorité bourdonnante de la basse qu’avait l’habitude de jouer son oncle chaque matin. Atteint par la furie musicale, il se retrouva à la chorale de l’église Saint Gérard du Bas-Peu-de-Chose à Port-au-Prince. Un soir de Noël de 1934, alors qu’il donnait une démonstration au sein de la chorale dans le cadre de la célébration traditionnelle de la messe de minuit, il se fit remarquer dans l’assistance par une certaine Lina Mathon Blanchet; laquelle conquise par sa singularité vocale dans la performance en solo du classique Minuit chrétien, fit au gamin l’offre d’une bourse d’études dans l’établissement Maud Turian où elle dispensait des cours de musique et de techniques vocales.
En 1944, ‘’Joe’’ initia en compagnie de quelques amis écoliers la formation du groupe « Les Gais Trouvères », au sein duquel il fit montre de ses capacités dans des paramètres d’orientation hybride. Il s’y impliqua avec passion malgré l’objection de son père qui voyait mal une carrière musicale pour l’avenir de sa progéniture. Entretemps, le groupe devint «Les Gais troubadours », qu’il continua d’allumer de son tempo florissant. Cependant à cette intersection de sa vie, il continua à faire la convoitise d’autres compétiteurs de poids. C’est ainsi que durant une répétition de son groupe, il fut sollicité par le célèbre maestro Issa Sahieh pour tenir l’avant scène du groupe le plus sophistiqué de l’époque. Une offre qu’il ne pouvait pas refuser. Le voilà catapulté aux côtés des : ‘’Nono’’ Lamy, Roland et Raoul Guillaume, Serge Lebon, Guy Durosier, Emmanuel Duroseau et autres artistes émergeants de ce temps, comme l’infaillible et le plus émulé des animateurs avec son élégance outrancière, son timbre expressif et son jive évident qui en firent un modèle du genre. A partir de là, ses prestations atteignirent la rigueur du professionnalisme et il fut acclamé en vedette patentée. Les lieux les plus fréquentés furent pris d’assaut sous l’impulsion de la bande à Sahïeh : Cabane Choucoune, El Rancho, Rex Théâtre, Paramount, Capitol où le grand public vint inlassablement supporter l’ascension du ‘’jeune loup blanc’’ surnom qui lui fut donné par ses nombreux fans.
Les morceaux comme : A ba la basilica, Au dann a mire, Sharp shooter, Pese kafe,Charlatan, Panamam tonbe etc, furent refleuris sous le timbre distingué de J. Trouillot et sont sur toutes les lèvres. A ce stade, les contraintes du vedettariat amenèrent à des responsabilités et à des décisions rationnelles. N’ayant pas reçu cette augmentation de salaire que le groupe revendiquait de la part de l’administration, ‘’Joe’’ et un noyau du groupe sous la direction de Raoul Guillaume firent défection et s’installèrent dans le cadre de Cabane Choucoune sous la direction de Ernst Lamy au sein duquel il gratifia des tubes tels que: Konpè krapo ,Rasanbleman, Gabélus, Jako, Hougan kabrit O, Qu’est-ce qui frappe à ma porte ? (Tototo to to), Redi redi, Michaelle, Bel ange de mon c?ur, Konbit, Illusion,et autres. Il prit ensuite part à la sarabande du groupe de Raoul Guillaume avec lequel il pulvérisera les traditionnels: Sizo, Les cornes, Kay madan Bruno, Sans famille, Twa fey, Twa rasin. Puis ,décida de muter dans le cadre du Casino International où les propositions furent plus alléchantes. Dans le plus affluent des clubs ambiants de la ville situé dans l’aire de la Cité de L’Exposition du Bicentenaire. Avec ses casinos, ses touristes, l’éclat des musiques du terroir, et un public à la hauteur de ses goûts et de ses possibilités. Joe atteignit un palier supplémentaire avec des hits qu’il composa ainsi que des interprétations de calibre dont : Faux serment, Jou va Jou vyen, Only you, Un peu d’amour, beaucoup de peine, Adieu Lisbonne, Madame, Cosas del alma, Machann fèy, Oro basso, Beau brumel, M’pa gen chans, Paysanne d’amour, Egoisme, Haïti, la perle des antilles, Mon capitaine, Mwen pa gen manman ,entre autres. Devenue la vedette du ‘’Casino International’’, il fut continuellement sous les feux de la rampe et côtoyait des sommités internationales, dont le roi du mambo, le cubain Perez Prado avec qui il se lia d’amitié au temps où ce dernier venait collaborer avec le groupe de Sahieh.
Et c’est durant l’une de ces lumineuses soirées au Casino International, qu’il fit la rencontre du Comte Zorli d’Italie, propriétaire de nombreux casinos à travers l’Europe, et qui étaitt l’ oncle de Jozzepe Zezarri, alors en charge du Casino International de Port-au- Prince. Conquis par le talent et la dominance scénique de ‘’Joe’’, il lui proposa de tourner en Europe. C’est ainsi que fut rassemblé un groupe composé de : Murat Pierre en qualité de chef d’orchestre et saxophoniste, Wébert Sicot au sax, Antoine Osselin comme batteur, Emmanuel Duroseau au clavier, Kesnel Hall à la trompette, André Desrouleau au tambour, Denise Lallemand comme choriste et danseuse pour la chaude ambiance et Joe Trouillot comme plat de résistance pour gratifier de ses envolées fulgurantes des spectateurs qui y prirent goût, non pas pour le caractère exotique de la musique, mais pour sa qualité. C’est ainsi que dès 1957, ‘’Joe’’ et sa bande firent irruption à Southhampton en Angleterre où ils s’illustrèrent durant plus de trois semaines ; prenant d’assaut l’Hotel Hilton de Londres dans des prestations du tonnerre. Une étape qui les amena en : Suisse, Espagne, France, Portugal et Italie qui ont successivement apprécié les rythmes autochtones haïtiens ainsi que des paramètres latino-américains qui ont garni le répertoire de cette pléiade de musiciens chevronnés, assorti du gosier tout en musicalité de J.T.
En Italie où il connut un grand succès, JAT en profita pour composer son morceau fétiche, né à partir d’une mésaventure à Milan, lorsque Wébert Sicot et lui se firent rouler dans la farine par un bijoutier-escroc qui leur vendit des bijoux avariés ‘’krizokal’’, qu’ils crûrent être authentiques. Cette affaire lui inspira le hit Oro basso avec lequel, il galvanisa ses fans de retour en Haïti, pour venir honorer le reste de son contrat au sein de « l’Orchestre du Casino International ».Et reprendre aussi la route des tournées, afin de gratifier de sa marque distincte les publics de : Curaçao, Venezuela, Sainte Croix, Martinique, Guadeloupe et autres excursions d’outre-mer dont il s’affirma en pourvoyeur singulier. Mais, une horrible tragédie vint mettre un terme à sa collaboration avec le ‹‹Casino International››. C’était en 1961, alors qu’il finissait de chanter le morceau ‘’Faux serment’’, il en profita pour aller souhaiter ses meilleurs vœux à la cousine du pianiste Emmanuel Duroseau, en l’occurrence , Marie Claude Duroseau qui célébrait son anniversaire de naissance accompagnée de son fiancé. Alors qu’il regagnait le podium, une extraordinaire détonation se fit entendre. Une bombe venait d’éclater sur la piste faisant des tas de victimes, incluant les corps inanimés de Marie Claude et de son fiancé. Quant à ‘’Joe’’, il échappa de justesse à cet acte de terrorisme que le gouvernement macoute avait l’habitude de commettre en vue d’intimider la population.
Ultérieurement, il fut repéré au Canada au début des années 1960, au comble d’une importante collaboration avec Télé Métropole de Montréal, prenant part à de multiples initiatives fort d’une popularité grandissante et une renommée qui lui donnèrent droit d’être demandé à tous les grands rendez-vous et des performances dans les endroits les plus cotés du Canada. Il initia la formation de « Do Re Mi », en compagnie de son arrangeur préféré ‘’Nono’’ Lamy et d’autres randonnées qui l’imposèrent en légende vivante. Les Etats-Unis aussi ne furent pas négligés, notamment dans le villes à forte agglomération haïtienne, spécialement New-York où il fut incessamment réclamé par ses compatriotes exilés ou en proie à la nostalgie. Auxquels il fit l’offrande d’autres productions, de son gosier chaleureux, dont un disque de noël en duo avec la chanteuse Maryse Coulanges. Il fit aussi sa marque dans le «Combo Express» de Montréal durant les mid-seventies en compagnie de son inséparable partenaire et arrangeur le fameux trompettiste Kesnel Hall, parmi d’autres. A cette étape, il se mit à la contrebasse, en explorant les sonorités bourdonnantes de son oncle Michel, qui furent les oraisons matinales de son enfance. En 1983, il retourna au pays où il donna au public local des prestations d’envergure, tout en le renouant avec des souvenirs inaltérables. Il en profita pour inculquer un sens d’organisation au milieu du show-biz,en organisant diverses cérémonies de remise de distinction aux musiciens artistes de son époque. Toujours infatigable, JT continua de sillonner les allées du music hall national et d’ailleurs, et à remettre son ouvrage à l’heure, avec un portfolio fleuri de quelques centaines de ses compositions incluant un remake allégorique du morceau : Haïti chérie de Othello Bayard, dont il réinventa les paroles qui suivent, à partir des fantasmes de ‘’babydoc’’ :
Ayiti cheri, pi bon peyi pase wou nan pwen
Papa m te di m sa lè l mouri l ap kite l pou mwen
Fòk mwen te piye l, pou m te bay tonton m yo manje
Pou m santi vrèman tout mizè mwen fè w pase
Gen gwo solèy, kraze fòs tout malere
Ba yo kleren tanbou pou tonbe danse
Men jodi a, Ayisyen gen je kale
Yo pito mouri pou peyi a sa sove…
En 1998, on le retrouva dans une collaboration avec «Les Shleu- Shleu», (version T. Moïse), qui refaisait surface dans un disque compact titré: “Kenbe ren mwen”, dans lequel, J.T prouva qu’il n’avait rien perdu de son entrain. Suivi d’un «classique»: “Les hits des années 50”; comprenant quelques morceaux élaborés avec le «Casino International», avec son parfum rétro et des souvenirs inébranlables. Tout en continuant à se maintenir en showman incomparable ; propageant sa marque indélébile de vocaliste impénitent, mais aussi un dissimulateur des rythmes de son pays, lesquels il a contribué à faire connaitre dans les endroits les plus reculés de la terre, avant sa mort.
Ndlr. Joe Trouillot le patriarche de la chanson haïtienne est mort ce jeudi 29 octobre 2015 à Montréal à l’âge de 93 ans. Il est parti pour l’au-delà après avoir combattu pendant deux longues années infections et autres complications résultant de son quatorzième AVC. (Radio Télévision Caraïbes et Le Nouvelliste combinés en date du 30 octobre 2015).