Finalement, le Président Jovenel Moïse n’est jamais là où l’attendait l’opposition depuis son élection en 2017. Sur son projet de reforme constitutionnelle, il est évident que tout le monde s’attendait à ce qu’il installe une Assemblée Nationale Constituante en vue de plancher sur la nouvelle Constitution qu’il a promise au pays. Surtout après la formation du Conseil Electoral Provisoire (CEP) le 22 septembre 2020 dont la mission est d’organiser un referendum populaire sur la nouvelle Constitution et les élections générales dans le pays et tout autre scrutin jusqu’à l’instauration d’un Conseil Electoral Permanent (CEP).
Personne n’avait imaginé que ce serait un tout petit Comité, même pas une Commission, qui prendrait en charge la rédaction de cette Charte fondamentale appelée à remplacer la Constitution de 1987. Prenant toute la classe politique et l’opposition plurielle en particulier de vitesse, histoire d’aller vite et pas forcément bien dans son projet, le chef de l’Etat qui ne veut plus perdre de temps, a donc opté pour un Comité Consultatif Indépendant (CCI) selon la formule consacrée en vue d’élaborer le document qui sera soumis à l’approbation de la population par voie référendaire. Selon l’arrêté présidentiel nommant ce Comité devant travailler sur le texte constitutionnel, il est composé de cinq (5) membres dont deux se passent de présentation dans le pays. En effet, si parmi les cinq membres trois demeurent peu connus du grand public, tel n’est pas le cas pour celui qui préside le Comité consultatif. Il s’agit de l’ancien Président provisoire de la République, Me Boniface Alexandre.
Agé de 84 ans, cet ancien Président de la Cour de cassation dans les années 2000 avait été désigné Président d’Haïti par la Communauté internationale lors de la transition politique qui succéda au Président Jean-Bertrand Aristide après son renversement et son départ pour l’exil suite au mouvement de contestation mené par l’opposition en général et le Groupe des 184 en particulier dirigé par l’homme d’affaires Andy Apaid Jr. Ce mouvement avait duré de mai 2001 à février 2004. Pour conduire le pays vers de nouvelles élections, le Président Boniface Alexandre s’était associé, toujours choisi par la Communauté internationale, d’une personnalité de la diaspora haïtienne et haut fonctionnaire de l’ONU, Gérard Latortue dit Gros Gérard, comme Premier ministre du gouvernement intérimaire. Durant deux ans (2004-2006), ce duo a conduit les affaires publiques du pays jusqu’à l’élection de René Préval à la présidence de la République pour un second mandat de cinq (5) ans.
Donc, comme il le dit lui-même, Me Boniface Alexandre ne se retrouve point en terrain inconnu sur la Constitution vu qu’il fut Président de la Cour de cassation où il surveillait et travaillait sur l’inconstitutionnalité de certains dossiers et en tant que chef de l’Etat quand il était en conflit récurrent avec son chef de gouvernement qui s’accaparait légalement de tous les pouvoirs exécutifs. « À la Cour de cassation, j’ai traité tous les dossiers relatifs à l’inconstitutionnalité des lois. Au Palais national, toutes les difficultés que nous avions à résoudre résidaient dans la Constitution de 1987. Tous les Présidents qui se sont succédé au Palais national peuvent, pour une raison ou pour une autre, ne pas dénoncer cette Constitution. Mais le moment est venu de dire la vérité au peuple haïtien. La Constitution de 1987 est responsable de toutes les difficultés que nous avons rencontrées » affirme le Président du Comité Consultatif Indépendant, Me Boniface Alexandre.
Outre ce vieux baroudeur des Pouvoirs judiciaire et Exécutif, dans l’équipe, on retrouve un autre vieux de la vieille dans le domaine de la sécurité publique et de la politique pour avoir été non seulement à la tête de l’ancienne FAD’H (Formes Armées d’Haïti), mais aussi ministre des Affaires Etrangères et, à deux reprises, brièvement à la tête du pays, le général de brigade Hérard Abraham. Cet ancien haut gradé de l’armée haïtienne est un cas rare dans l’histoire contemporaine d’Haïti. Hérard Abraham est un cas unique dans ce pays.
Deux fois, 1989 et 1991, ce militaire que tout le monde respecte et qui jouit d’une popularité certaine a eu la possibilité de garder le pouvoir suprême et de devenir légalement Président provisoire de la République. Mais, deux fois, ce militaire de carrière a décliné de manière intelligente cette possibilité de s’installer au Palais national comme ses frères d’armes, Henry Namphy, Prosper Avril et même Raoul Cédras, l’auteur du coup d’État militaire contre le Président Jean-Bertrand Aristide en 1991. Visiblement affaibli, le général Hérard Abraham a accepté la proposition du Président Jovenel Moïse d’intégrer le Comité Consultatif Indépendant qui remplira le rôle d’Assemblée constituante afin de participer à l’élaboration de la nouvelle Loi mère que le chef de l’Etat qui ne semble reculer devant rien souhaite laisser en héritage au pays. Avec l’ancien Président Boniface Alexandre et l’ex-général Hérard Abraham, ce sont deux personnalités inattendues qui font irruption dans la sphère du pouvoir pour venir soutenir la cause d’un chef d’Etat qui ambitionne de laisser son empreinte dans les anales de la République.
Les trois autres récipiendaires du Comité, Louis Naud Pierre, Me Mona Jean et Jean Emmanuel Eloi sont les moins connus. À part le premier qui présidait l’une des nombreuses Commissions mises en place par le Président Jovenel Moïse dont l’éphémère Commission sur les États généraux de la Nation dont on n’a jamais su ce qu’elle est devenue. En tout cas, ces cinq personnalités ont du pain sur la planche dans la mesure où le décret qui les a nommés et a défini leur mission est très précis et même contraignant. D’après ledit décret, dans l’article 10, on peut lire que le Comité doit rendre son cahier au plus tard dans un délai de deux (2) mois maximum à compter de la date de l’installation des cinq membres. Oui, vous avez bien lu, le Comité consultatif dispose de deux petits mois pour remettre au Président Jovenel Moïse un projet fini de Constitution en plus d’un Rapport de travaux préparatoires. Un délai qui peut surprendre pour de tels travaux quand on sait qu’il faut du temps pour réfléchir et procéder à la rédaction d’un texte, certes non complexe, mais qui ne doit être ni bâclé ni confus comme certains le reprochent, à juste titre, à la Constitution de 1987.
À moins, comme disent les mauvaises langues, que les premiers drafts de la nouvelle Constitution ne soient déjà disponibles et que le chef de l’Etat n’en dispose déjà des grandes lignes. Sinon, certains doutent que ce court délai soit suffisant pour que les cinq membres du Comité puissent rendre un texte répondant à l’attente de l’ensemble des acteurs et de la population comme le souhaite le Président de la République lui-même qui, lors de l’installation du Comité le vendredi 30 octobre 2020, a donné les grandes lignes d’une Charte qu’il veut être inclusive : « Le peuple veut une Constitution qui tient compte de sa culture, de ses mœurs et de sa conception des autorités. Le peuple veut une Constitution qui tient compte de ses racines. Cette Constitution doit être simple, claire, précise, facile d’application, sans qu’elle n’écarte les progrès réalisés dans le respect des droits de l’homme et des libertés. Cette Constitution doit équilibrer les trois (3) Pouvoirs de l’Etat, sans que l’un soit en collision avec l’autre, sans que l’un piétine l’autre. Cette Constitution doit être inclusive », précise le locataire du Palais national.
Selon Jovenel Moïse qui préfère s’appuyer non pas sur l’actuelle Constitution mais sur l’Acte de l’indépendance d’Haïti, une façon très symbolique et politique à la fois, pour dire qu’il est déjà dans la nouvelle République qu’il veut fonder « Les enfants d’Haïti, la diaspora haïtienne n’auront plus à connaître d’exclusion. La Constitution est l’affaire de tous. Que vous soyez en Haïti ou dans la diaspora. La Constitution concerne l’équilibre de la nation, la souveraineté nationale ». Pour marquer la rupture avec la Constitution en vigueur, ce sont deux documents symboliques qui ont servi de référence au discours du chef de l’Etat ce 30 octobre 2020 : l’Acte de l’indépendance d’Haïti du 1er janvier 1804 et plus surprenant, la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen du 10 décembre 1948. Pour Jovenel Moïse, ces deux textes fondamentaux demeurent la référence ultime de la démocratie.
Toujours dans le symbolisme de rupture qui a marqué cette journée, c’est au Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH) et non au Palais national comme il est de coutume, que les cinq membres du Comité, les mains apposées sur un extrait de l’Acte de l’indépendance d’Haïti, ont prêté le serment suivant « Je jure sur mon honneur devant la Nation de remplir fidèlement mon mandat en travaillant à l’élaboration d’un projet de Constitution conforme aux aspirations du peuple haïtien et qui permette le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Même s’ils jurent d’accomplir leur tâche fidèlement, Me Boniface Alexandre, le général Hérard Abraham et leurs collègues ne seront pas seuls finalement puisque le chef de l’Etat, dans son allocution au MUPANAH, les a exhortés à faire appel à d’autres spécialistes et experts dans le domaine constitutionnel pour rédiger la nouvelle Constitution.
En tout cas, très enthousiaste et visiblement flatté que le Président de la République ait fait appel à lui pour conduire les travaux, Me Boniface Alexandre croit qu’il pourra lever ce défi même si le Comité Consultatif Indépendant qu’il préside ne dispose que de soixante jours pour ces travaux d’Hercule « J’ai toujours souhaité servir mon pays jusqu’à ce que le sommeil du tombeau ferme mes yeux. Malgré mon âge avancé, je suis fier de présider ce Comité. Je vais faire de mon mieux pour que le Président de la République et le peuple haïtien ne soient pas déçus. Je crois que la tâche sera difficile. Mais, grâce aux connaissances acquises à la Cour de cassation et au Palais national, avec le concours et la participation de mes collègues, la tâche ne sera pas très difficile » a avancé l’ancien Président provisoire de la République disposé à rendre service à son lointain successeur. Reste à répondre à la question que tout le monde se pose : pourquoi un Comité consultatif ?
Le choix d’un Comité, très restreint d’ailleurs, au lieu de former une Assemblée Nationale Constituante pléthorique avec des personnalités et des experts ayant la capacité et les compétences requises pour un tel travail. Plusieurs hypothèses peuvent apporter des éléments de réponses. Car, dans cette conjoncture politique très incertaine, il y a une seule qui tient la route : le facteur temps. Une Assemblée constituante demanderait certainement que le Président se lance dans des négociations sans fin avec des groupes et des acteurs de la Société civile et politique dont il n’est pas sûr d’aboutir à temps à la formation de cette assemblée. En plus, cela demanderait aussi un budget énorme sans compter les moyens logistiques considérables : véhicules de fonction, chauffeurs, sécurité, etc. Or, en nommant juste un petit Comité composé de cinq personnes, les formalités sont beaucoup plus simples à régler sans oublier que cela coûte beaucoup moins cher en ressources humaines et financières.
Sans oublier qu’il y a moins de polémiques et de débats politiciens qui auraient pu enflammer le pays sur le sujet. Bien sûr l’opposition a joué sa petite musique en ne reconnaissant pas le Comité Consultatif Indépendant, n’empêche qu’il y a moins de tapages médiatiques et de déclarations hostiles que si c’était une méga assemblée composée de cinquante sept membres comme il en a été pour l’Assemblée Nationale Constituante de 1987. Cette nouvelle initiative du Président Jovenel Moïse, même si elle est contestée par l’opposition sur le fond et sur la forme, comme il fallait s’y attendre, est la preuve qu’il continue d’avancer presque sans obstacle avec son projet de reforme constitutionnelle qui constitue pour lui la quintessence de son quinquennat.
C.C