Tout Washington est scandalisé, tandis que les membres du Congrès rivalisent entre eux pour diaboliser la Russie à cause de sa supposée ingérence dans les récentes élections présidentielles américaines. « Toute intervention étrangère dans nos élections est absolument inacceptable », a déclaré Paul Ryan, le Président de la Chambre des représentants. Le comportement des russes, selon d’autres députés, représente une « attaque contre nos principes fondamentaux démocratiques » qui « devrait alarmer tous les Américains », parce qu’ils « frappent au cœur de notre société libre. » Cet éclat de vertueuse indignation serait plus facile à gober si les Etats-Unis n’avaient pas eux-mêmes pris l’habitude chronique d’intervenir dans les élections à l’étranger.
Sur une période d’un peu plus d’un siècle, les leaders américains ont utilisé toute une variété d’outils pour influencer les électeurs dans des pays étrangers. Nous avons choisi des candidats, les avons conseillés, financé leurs partis, conçu leurs campagnes, corrompu les médias pour les soutenir, menacé ou calomnié leurs rivaux.
L’une de nos premières opérations pour façonner le résultat d’une élection étrangère s’est déroulée à Cuba. Après que notre pays ait aidé les rebelles à renverser les Espagnols en 1898, nous avons organisé une élection présidentielle, recruté un candidat pro-américain et empêché d’autres candidats de se lancer contre lui. Deux ans, après que les Etats-Unis aient annexé Hawaï, nous avons mis en place un système électoral qui niait le droit de suffrage à la plupart des indigènes Hawaïens, assurant ainsi que seuls des candidats pro-américains pourraient être élus.
Durant la Guerre Froide, influencer les élections étrangères était une des priorités absolues pour la CIA. Une de ces premières opérations majeures a consisté à assurer qu’un parti proche de nous gagne les élections de 1948 en Italie. Il s’agit s’une opération incluant divers stratagèmes comme encourager les italo-américains à envoyer des lettres à leurs familles [en Italie] pour les prévenir qu’il n’y aurait plus d’aide des Etats-Unis si le mauvais parti gagnait les élections. Encouragée par son succès en Italie, la CIA a rapidement commencé à s’occuper d’autres pays.
En 1953, les Etats-Unis ont dégoté un ex-fonctionnaire vietnamien qui avait vécu dans des séminaires catholiques dans notre pays, et se sont arrangé pour le faire arriver à la présidence du Vietnam du Sud, nouvellement créé. Il était supposé rester deux ans à ce poste, le temps que des élections aient lieu ; mais quand il devint claire qu’il les perdrait, les élections furent annulées. « Je pense que nous devrions le soutenir sur ce point », dit le Secrétaire d’Etat américain. La CIA mis en place ensuite un plébiscite favorisant notre homme. Il était interdit de faire campagne contre lui, 98.2% des électeurs approuvèrent son gouvernement, l’ambassadeur américain dit du plébiscite que c’était un « succès retentissant ».
En 1955, la CIA a donné 1 million de dollars a un parti pro-américain en Indonésie. Deux ans
plus tard, les Etats-Unis ont aidé un homme politique ami de notre pays à devenir président du Liban en finançant les campagnes de ses soutiens pour le Parlement. « Pendant la période électorale, je me suis rendu régulièrement au palais présidentiel avec un attaché-case rempli de livres libanaises », écrirait plus tard un agent de la CIA. « Le président insistait pour s’occuper de chaque transaction personnellement ».
Notre intervention dans les élections libanaises a provoqué des protestations de la part de ceux qui croyaient que seuls les citoyens Libanais devaient s’occuper du futur de leur pays. Les Etats-Unis ont envoyé des troupes au Liban pour supprimer ce sursaut de nationalisme. C’est plus ou moins ce qui se passa en République Dominicaine, qui fut envahie en 1965 après que les électeurs aient choisi un président que nous considérions inacceptable. Notre intervention dans les élections chiliennes de 1964 fut plus discrète ; elle consista à financer clandestinement nos candidats préférés et à payer des journaux et des radios pour déformer les informations de façon à les favoriser.
L’élection chilienne suivante, en 1970, donna lieu à une des interventions américaines les plus poussées. La CIA et d’autres agences gouvernementales ont utilisé une variété de moyens de pressions pour éviter que le Congrès du Chili confirme la victoire d’un candidat présidentiel socialiste. Cette opération inclut l’envoi d’armes à des conspirateurs qui, quelques heures après les avoir reçues, assassinèrent le Commandant de l’armée chilienne, qui avait refusé de mener une révolte contre la démocratie. Son assassinat n’empêcha pas l’accession au pouvoir du candidat auquel nous nous opposions, mais les Etats-Unis punirent continuellement le Chili pendant les trois années suivantes jusqu’à ce les militaires menèrent un coup d’Etat mettant ainsi fin à un gouvernement démocratique. Un officier américain affirma que l’intervention au Chili était devenue nécessaire à cause de « la stupidité de son propre peuple », qui avait voté pour un candidat auquel nous nous opposions.
Parmi plusieurs opérations de la CIA orchestrées pour influencer des élections dans le Proche-Orient, une menée en 1975 aida à élire un premier ministre en Israël, dont la politique plaisait aux Etats-Unis. En Amérique centrale, intervenir dans les élections est une habitude encore plus ancienne. En 1984, la CIA a recruté un économiste pro-américain pour l’élection présidentielle du Nicaragua, et quand il devint claire qu’il allait perdre, elle le retira de la campagne tout en se lamentant du manque de liberté démocratique au Nicaragua. En 2009, les Etats-Unis ont encouragé un coup d’Etat des militaires qui éjecta du pouvoir le président du Honduras, et approuva ensuite une nouvelle élection dans laquelle celui-ci n’avait pas le droit de participer.
L’intervention américaine la plus récente dans les affaires politiques d’un pays étranger est certainement celle d’Ukraine. En 2014, alors que les manifestants se rassemblaient pour renverser leur gouvernement, une haute fonctionnaire du Département d’Etat est apparue dans la foule pour encourager la révolte. Elle a été surprise alors qu’elle disait à un assistant quel politicien ukrainien était l’homme que les américains avaient choisi pour être le prochain leader, affirmant que les Etats-Unis se chargeraient de provoquer cette situation. Quelques semaines plus tard, « notre homme » devint le premier ministre, déclenchant une crise qui se termina avec l’intervention militaire russe.
Condamner l’ingérence dans les élections étrangères est parfaitement raisonnable. Cependant, tous ceux qui hurlent hypocritement contre les Russes à Washington préfèrent fermer les yeux sur certains chapitres de l’histoire.
Stephen Kinzer est un journaliste américain, correspondant en Amérique centrale dans les années 80, responsable du bureau du New York Times à Berlin (1990-1996) puis à Istanbul (1996-2000). Il est membre du Watson Institute for International and Public Affairs de la Brown University (Etats-Unis), et auteur du livre « Le vrai drapeau, Roosevelt, Mark Twain, et la naissance de l’Empire Américain » (publication prochaine). Sur Twitter @stephenkinzer.
Stephen Kinzer
Boston Globe 8 Janvier 2017
Traduit par Luis Alberto Reygada
Pour Le Grand Soir 13 janvier 2017
Comité Valmy 17 janvier 2017