On ne peut évoquer l’horrible massacre de Marchaterre, massacre de paysans désarmés, sans omettre de le placer dans le contexte de la première occupation américaine de 1915 à 1934 qui bénéficia de la complicité des classes dominantes et des intellectuels à leur traîne. En effet, depuis la mort de Dessalines le 17 octobre 1806, politiciens véreux et matois, grands dons, éléments d’une bourgeoisie naissante, étaient toujours à couteaux tirés, insatisfaits de la gestion des gouvernements en place dont ils bénéficiaient pourtant. Chacune des fractions des classes exploiteuses visait à concentrer entre leurs mains tout le pouvoir économique et tout le pouvoir politique. Il en résultait un climat permanent d’instabilité dont profita l’impérialisme pour débarquer dans le pays sous le fallacieux prétexte d’y rétablir l’ordre.
En réalité, la vraie raison de l’occupation résidait dans l’application de la politique expansionniste-impérialiste des États-Unis. En effet, depuis que le président James Monroe avait énoncé, en 1823, la doctrine qui porte son nom, à savoir “l’Amérique aux Américains”, la république multi-étoilée s’était donné pour mission (‘civilisatrice’) d’étendre, unilatéralement, sa domination politique, économique, à l’occasion militaire, sur toute l’Amérique latine et sur toute la Caraïbe.
Plus précisément, l’Oncle Sam ne pouvait plus tolérer le poids de l’influence des Européens en Haïti, les Allemands en particulier. L’occupation à long terme visait à les neutraliser et éventuellement les chasser en vue du contrôle exclusif, politique, économique, militaire, voire même culturel de notre pays. Le 2 décembre 1823, le président James Monroe n’avait-il pas déclaré, péremptoirement, urbi et orbi : « Aux Européens, le Vieux Continent, aux Américains le Nouveau Monde.»?
L’occupant ressuscita la corvée une loi haïtienne qui n’était plus appliquée depuis des lustres et qui représentait une forme d’esclavage car la paysannerie recrutée de force était astreinte à de durs travaux dont le profit allait à l’occupant qui avait besoin entre autres choses d’établir les routes devant faciliter leur pénétration dans le pays et l’exploitation de nos ressources. La corvée obligeait les paysans à fournir six jours de travail gratuits pour la construction et l’entretien de ces routes. Des terres furent expropriées au détriment de la paysannerie, au profit des grandes compagnies; des impôts étaient perçus qui exaspéraient les petits et moyens commerçants.
Les nationaux subirent l’humiliation, l’occupant n’eut aucun respect des lois qu’il “faisait, défaisait et modifiait à son gré”, il accaparait manu militari les richesses du pays. Les dérivés de la canne à sucre furent taxés ; des mesures drastiques furent prises pour éviter l’émigration massive des paysans vers Cuba, ces paysans qui furent expropriés de leurs terres au profit de la culture massive du sisal implantée par les Américains dans les projets Shada. Or, l’on sait les luttes séculaires des paysans depuis le mouvement paysan dirigé par les Goman et les Acaau, en 1807, pour posséder leur propre portion de terre garante de l’amélioration de leur statut socio-économique. Le ferment de rébellion et de révolte était là qui attendait le moment propice de se révéler.
Il ne faut pas que le massacre perpétré à Marchaterre reste enseveli dans l’oubli.
D’un autre côté, les classes possédantes, noires et mulâtres confondues, commençaient à se réveiller de leur torpeur et soumission à l’occupant, venu du sud des États-Unis pour la plupart, et qui ne se privait pas d’afficher son comportement raciste. Le progrès socio-économique dont les élites espéraient bénéficier grâce à l’occupation se révéla illusoire. En outre, l’élite urbaine perdait de plus en plus le contrôle de la résistance paysanne dirigée par Charlemagne Péralte et Benoît Batraville. Elle en vint même à avoir peur des “bandits”, ainsi l’occupant désignait les paysans guérilleros, les “cacos”. Les leaders politiques, de leur côté, autrefois soumis aveuglément aux Blancs, commençaient à se révolter au point de barrer la route à Borno, cette créature servile des Américains qui se cherchait un autre mandat.
C’était un ras-le-bol, une effervescence politique anti-américainer à travers tout le pays. Tant de barbarie, d’humiliations, de vexations ne pouvaient ne pas susciter de réactions. C’est ce qui arriva à Marchaterre, le 6 décembre 1929. Selon Kethly Millet : « …une foule de 1500 hommes se dirigea vers la ville des Cayes aux cris de “À bas la misère”. Les objectifs se précisent tout au long du parcours et à son arrivée aux Cayes la foule réclame la libération de trois leaders emprisonnés, la levée des scellés apposés sur les distilleries de «Quatre Chemins»… Dans le tumulte, quelques pierres furent lancées et les Marines armés de mitraillettes et de fusils automatiques, qui bloquaient la route aux manifestants ouvrirent le feu. 22 paysans furent tués sur le coup et 51 autres blessés. » Il fallait tracer un exemple, réprimer des “brigands” et terroriser la population, les couches paysannes en particulier.
Il ne faut pas que le massacre perpétré à Marchaterre reste enseveli dans l’oubli. Depuis ce 6 décembre de la violence extrême et de l’horreur, nos gouvernants ne se sont guère souciés de fustiger ce crime odieux, sordide, monstrueux perpétré sur une paysannerie sans défense. Dans nos écoles aux mains d’une bourgeoisie, d’une petite bourgeoisie et d’étrangers largement dénués de sentiments anti-impérialistes, le culte du souvenir de ces héros anonymes morts pour défendre leurs droits à leurs terres, leur dignité, au respect de leur personne, à la liberté, n’a jamais été enseigné, n’est pas à l’honneur.
Déposer hypocritement des gerbes de fleurs pour commémorer tant de barbarie, tant de violences subies par les masses, comme pour le massacre de la ruelle Vaillant ou le massacre de St. Jean Bosco, ne suffit pas. Ces gestes d’un jour posés par les continuateurs des mêmes classes possédantes qui applaudirent l’occupation de 1915, gestes rehaussés de discours ronflants, creux et insipides, valent très peu sinon rien, tant que les catégories détentrices des pouvoirs, l’État et les forces répressives à leur service n’auront pas pris leur distance avec l’impérialisme, principale source de nos malheurs, avec ces forces occultes extérieures agissant dans l’ombre pour casser la lutte des masses révoltées contre l’oppression, la misère et une occupation renouvelée en 1994 et en 2004 sous forme de Mission des Nations-unies pour la Stabilité d’Haïti (MINUSTAH) devenue, le 15 octobre 2017, la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH).
Marchaterre, c’et le viol de notre souveraineté, de notre dignité de peuple. C’et un cruel mépris envers les justes revendications des paysans qui pacifiquement, les mains nues, criaient: “À bas la misère. Retirez vos scellés apposés sur les distilleries de Quatre Chemins. Libérez trois des leaders emprisonnés.” C’est une manifestation grotesque, sanglante du racisme de l’occupant. C’est la volonté manifeste du pouvoir impérial, bestial, brutal, animal, de montrer sa puissance, de réprimer dans le sang toute manifestation de refus de l’occupation, de ses dérives, délires, cruautés et cruelle absence d’humanité. C’est la négation de notre existence de peuple souverain. C’est enfin la volonté inavouée de l’occupant de voler au secours de la mémoire collective politique et militaire de la France pour effacer à jamais le souvenir de l’humiliante déroute subie à Vertières par le colonialisme esclavagiste.
Pour le moment, nous n’avons pas le dessus dans cette épreuve de force séculaire entre la lutte des masses et le pouvoir impérialiste servi par des classes dominantes asservies et des intellectuels au rabais à leur solde. Mais un jour viendra où ils ne nous auront plus. Les colonies: ce sera fini. Merci, Manno Charlemagne: “C’est fini les colonies”.
Sources consultées:
Stanley Karly JEAN-BERNARD. Le lourd fardeau de l’occupation américaine d’Haïti de 1915. Le National. 30 juillet 2015.
Kethly Millet, L’occupation américaine et les paysans 1915-1930, Collectifs Paroles.
Belleau Jean-Philippe. Massacres perpetrated in the 20th Century in Haiti. http://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/en/document/massacres-perpetrated-20th-century-haiti, ISSN 1961-9898 .
Mac-Arthur Fils-Aimé. Marchaterre ou le massacre du 6 décembre 1929. https://www.ciso.qc.ca/…/marchaterre-ou-le-massacre-de-6-decemb…
Il est bon de connaître l histoire de son pays. Merci j ai lu et relu cet article sur les paysans de marché à terre
[…] au Venezuela puis dans l’Amérique du Sud, la révolution des Cacos de 1869 à 1870, et le drame de Marchaterre survenu le 6 décembre […]