Déchouquer le système défaillant a été le slogan de ralliement de la contestation politique et citoyenne en Haïti entre 2018 et 2019. Pourtant cette contestation antisystème a échoué à faire vaciller même une brique de la structure du système, et ce pour des raisons structurelles et systémiques. Sans doute vous vous demandez aussi pourquoi le régime du PHTK a résisté à plus d’un an de révolte sociale sur fond de contestation citoyenne antisystème ?
Voici la première partie d’une réflexion qui tente d’expliquer l’indigence comme facteur déterminant de l’effondrement du collectif. Ici, l’indigence n’est plus pensée comme simple concept porteur de privation, mais comme une structure intelligente obéissant à une axiomatique dont les axiomes et postulats sont objectivables. C’est cette structure que nous tentons de décrire pour permettre de bien savoir identifier l’indigence pour mieux la combattre. C’est là notre contribution citoyenne à la lutte contre le système : brandir les étendards de la vérité pour refléter la lumière de la justice et la projeter là où les autres agonisent dans le noir.
Le constat de l’échec de la contestation antisystème
Et voici qu’après plus d’un an de révolte sociale portée par une forte mobilisation populaire contre la corruption et une fulgurante demande citoyenne pour la transparence (Kote Kòb PetroKaribe A ?), le régime politique haïtien, sous la houlette du PHTK, bénéficie d’un répit qui sonne comme un revers pour la contestation antisystème. Ce n’est certes qu’un sursis précaire, mais il n’en a pas moins des allures de victoire. Et pour cause, car il va être mis à contribution pour lancer la machine électorale et faire miroiter la perspective d’un changement par le renouvellement des pilotes (politiques) et éventuellement de quelques règles d’usage (nouvelle constitution). Mais dans le fond, le système restera invariant.
Or, changer de pilote et/ou changer quelques règles d’usage sans changer les programmes (système d’exploitation et programmes auxiliaires) et sans repenser le modèle économique qui régit leur utilisation, c’est perdre de vue que le pilote n’est qu’un utilisateur final et qu’il ne pourra, idéalement qu’apporter, sa touche personnelle pour performer l’exploitation du logiciel. Or cette, exploitation, nous le savons tous, répond à des finalités définies par un concepteur respectant les exigences d’un cahier de charges techniques soumises par un commanditaire. Ce sera toujours une victoire pour le système de parler des performances des pilotes sans repenser les finalités du système d’exploitation, sans questionner les liens de subordination du concepteur vis-à-vis du commanditaire, sans s’assurer de l’adhésion de toutes les parties prenantes à l’intérêt public national.
C’est donc une victoire qui, sans être glorieuse, garantira la continuité du système et, au-delà de la conjoncture, sa pérennité en renforçant sa structure et en consolidant ses assisses. Une victoire qui, dans l’immédiat, éloigne la demande citoyenne de justice, pourtant si forte pendant la contestation. Une victoire qui banalise l’exigence d’imputabilité et d’exemplarité formulée par la société comme inhérente à l’exercice d’un leadership politique responsable. L’échec de la contestation antisystème est donc manifeste par l’impunité qui agit comme pilier du système pour maintenir le régime politique actuel en accordant une consécration à l’irresponsabilité et une prime à la médiocrité. Ce maintien doit être compris et pris pour ce qu’il est : non comme un attachement personnel à ceux qui sont en fonction, mais comme un sauf-conduit à tous ceux et toutes celles qui irresponsablement sacrifieront malicieusement l’intérêt public et national au profit d’intérêts privés et étrangers. L’impunité apparait donc comme un pilier stratégique de la structure qui assure la pérennité du système en équilibrant le pilier de l’irresponsabilité.
Penser la contestation de manière systémique
Le constat est douloureux : la lutte contre le système n’aura servi qu’à renforcer le système. C’est là un paradoxe sur lequel il faut s’attarder longuement, car il livre les clés pour bien comprendre le fonctionnement du système. Combien nombreux sont les observateurs qui se demandent encore comment un régime si décrié, si incompétent et si impopulaire a-t-il pu résister à ce déferlement social qui a duré plus d’un an ? Combien voudraient comprendre comment un régime englué dans des scandales à répétition où se profilent des crimes de sang et d’argent puisse surfer sur la colère sociale et rebondir sur ses béquilles comme un miraculé ?
Certains nous diront que c’est indéniablement grâce au support du puissant allié américain. Nul ne dira le contraire. Pourtant, sur d’autres théâtres, ce même puissant allié américain échoue piteusement à imposer ses quatre volontés. Ce qui prouve que d’autres peuples parviennent dignement à lui résister et que la soumission indigne n’est pas une fatalité. Cuba et le Venezuela en sont les principaux exemples. Il y a donc dans l’écosystème haïtien des facteurs endogènes qui expliquent l’invincibilité apparente d’un système dont la défaillance et l’obsolescence sont unanimement reconnues. Ce sont ces facteurs qu’il faut expliciter et intégrer dans une équation pour montrer pourquoi la médiocrité a tant de succès et d’avenir en Haïti. Ces facteurs sont d’autant plus importants à être mis à jour qu’au-delà d’êtres des piliers qui équilibrent la structure du système, ils sont des composantes de nos propres médiocrités. Voilà qui nous oriente vers notre ligne directrice : l’échec de la contestation citoyenne antisystème s’explique aussi par l’imposture et l’indignité dont le collectif fait montre dans son adaptation et sa résilience vis-à-vis du système.
De l’irresponsabilité à l’impunité, de l’imposture à l’indignité, voilà nommés les 4 piliers qui s’équilibrent deux à deux pour assurer la stabilité d’un système que nous prétendons tous combattre et que, pourtant, nous confortons dans sa structure en lui apportant les soutiens qui consolident ses assisses. Il faut donc faire preuve de pensée systémique pour saisir cette structure dans sa complexité, dans sa reliance et dans son intelligence, mais aussi de pensée critique pour pouvoir déterminer ses propres contributions à sa stabilité et s’éloigner des zones de confort qu’il procure. Car, pour défaillante et déficiente que soit cette structure en termes de résultats pour le collectif, elle n’est pas moins performante pour ses commanditaires et ses bénéficiaires. Ce qui témoigne du reste de l’intelligence du concepteur qui parvient à assurer la pérennité du système en reposant sa structure sur un ensemble de défaillances qui s’équilibrent par les médiocrités du collectif.
D’où la nécessité de bien relier les causes objectives de la pérennité du système aux intérêts des acteurs en présence afin de faire ressortir les facteurs de succès qui donnent au système son caractère d’invincibilité et à nos malheurs des accents de fatalité.
L’indigence comme système
Sous l’angle de cette structure, l’échec de la contestation antisystème en Haïti n’a rien de surprenant. Il est la variable expliquée de ce que nous appelons l’indigence systémique. Par indigence, il s’entend un ensemble d’attitudes médiocres qu’un groupe social développe, en toute connaissance de cause ou par ignorance, pour profiter, s’adapter ou fuir un contexte de précarité. L’indigence atteint son apogée quand ceux et celles qui la mettent en œuvre font passer leurs médiocrités pour de l’intelligence. L’indigence désigne donc autant les attitudes médiocres des individus et du collectif que les contingences sociales, les facteurs structurels et les contraintes économiques qui permettent ces attitudes. Manifestement, ce sont nos médiocrités collectives qui expliquent que, malgré l’insécurité, la pauvreté économique, la misère sociale, la cherté de la vie, l’inflation galopante, la saleté de nos rues, l’instabilité politique, la corruption systémique, l’injustice criante et les tares innombrables du système, le collectif haïtien trouve le temps pour danser et piaffer au son de la musique de ceux-là mêmes qui le condamnent à vivre comme un éternel peuple assisté ? Qui d’autre, qu’un peuple résilient, peuple fainéant, peuple insignifiant, peuple impuissant, peuple toujours en fuite vers d’autres ailleurs, peuple refusant de se prendre en charge, peuple de Ti Malice, peut accepter d’être le dindon heureux d’une mise en scène permanente au bout de laquelle il se fait toujours farcir ?
Qui doute encore que l’écosystème haïtien obéit à une structure rendant invariante toute action pour le changement ?
Voilà pourquoi il nous semble important de décrire de manière systémique l’indigence en faisant ressortir les lois et les opérateurs de sa structure. Au fond, derrière les paradoxes culturels, les contradictions sociales, les déterminismes économiques, les contingences diplomatiques, la clochardisation du leadership politique, les postures professionnelles ambiguës, le désengagement des citoyens, l’adaptation collective à l’impuissance, la culture de l’infraction et de l’entre-soi, il y a une structure parfaitement modélisable par quelques variables qui peuvent objectiver la problématique de l’indigence.
Ce sont elles qui nous avaient permis de postuler en juin 2018, au plus fort de la lutte contre le système, que dans sa forme actuelle la mobilisation citoyenne et populaire contre le système ne pourra accoucher que d’une souris, puisque nourrie par les mêmes forces qui structurent le système. En effet, dans une tribune disponible sur notre blogue et sur le site du journal militant Le Grand Soir, nous écrivions que « Le PHTK [..] ainsi que ses alliés nationaux du secteur privé et ses donneurs d’ordre de la communauté internationale peuvent dormir sur leurs lauriers […]. Les vociférations de la rue, les tours de piste religieuses à la Jéricho des Petro Challengers, les notes de protestation de la société civile n’y changeront rien. L’impuissance collective est là. L’imposture aussi. […] Elles livrent le spectacle d’un peuple insignifiant qui ne peut pas décider de son destin […]. Ainsi il est presque sûr que rien ne se passera dans les prochains jours…Et tout laisse croire que la rose continuera de s’imposer comme nuance dominante de l’écosystème politique haïtien pour les prochaines années ».
Force est de constater, un an et demi plus tard, que nous avions vu juste. Non pas parce que nous avons un don particulier pour la voyance, mais simplement parce que nous avons appris à observer le jeu des acteurs en présence, à comprendre leurs stratégies et à relier leurs motivations à des causes objectives qui rendent compte des forces et des intérêts en jeu. À partir d’un modèle de CAS, CAUSE-ACTEURS-STRATEGIE, nous avons pris le temps de noter les similitudes avec d’autres CAS, nous avons formulé des hypothèses, découvert des postulats et des axiomes. Ce qui nous a permis d’élaborer un modèle pour expliquer l’effondrement du collectif haïtien. Nous avons fait appel aux travaux d’autres penseurs et il nous est apparu avec Simone Weil que partout où il y a effondrement, il y a déracinement, privation, absence et vide. Et comme par bonheur, l’indigence n’étant rien d’autre qu’un immense vide, Vide éthique, vide humain, vide intégral, vide abyssal, Hannah Arendt nous a permis d’identifier la passerelle dans laquelle se propagent toutes les médiocrités qui contribuent à la déshumanisation, à l’errance et à la défaillance. Mais, c’est surtout dans la pensée complexe d’Edgar Morin que nous nous sommes le plus longuement ressourcés pour élaborer cette axiomatique de l’indigence.
Ainsi, l’indigence, au-delà d’être un concept porteur de sens pour comprendre l’effondrement par la privation et l’absence de liens qu’il évoque, se révèle désormais sous la forme d’une axiomatique avec un théorème, des postulats, des variables, des lois et une équation qui modélisent la défaillance heureuse d’un collectif qui s’effondre sous le poids de ses médiocrités. La puissance suggestive du concept se trouve dans le fait qu’il évoque une déshumanisation célébrée par imposture, impuissance et indignité. Sa puissance analytique est désormais assurée par des variables.
Voilà révélée l’équation de l’indigence : la défaillance permanente en un lieu est proportionnelle à la somme des médiocrités humaines promues comme facteurs de succès. C’est ce rayonnement indigent, nourri par un fumier foisonnant, qui éclabousse de son enfumage tout effort pour faire briller un peu de lumière.
Qui doute encore que l’écosystème haïtien obéit à une structure rendant invariante toute action pour le changement ? Qui doute encore que l’échec de la contestation antisystème déferlant sur Haïti entre 2017 et 2019, dans le sillage du dossier PetroCaribe, est en lien direct avec l’imposture systémique qui caractérise les actions de cette petite bourgeoise haïtienne contestataire n’existant que par ses accointances avec le Blanc ? Qui doute encore que la stratégie du système consiste à produire systématiquement par des contre feux puissamment nourris un abondant enfumage pour tout obscurcir ? Qui doute encore que l’invicibilité du système est fonction de l’intelligence adaptative du collectif et de l’impensé agissant qui permettent à chacun par sa débrouillardise de s’adapter toujours à la laideur et à la médiocrité pour survivre.
Oui l’invincibilité du système n’est pas une fatalité. Elle suit une loi objective qu’on peut formuler comme étant le théorème de l’indigence renforcée par ses contradictions et qui semble être une application de la fameuse règle algébrique « moins par moins égale plus ». En effet, l’indigence haïtienne n’est rien d’autre qu’un ensemble de faiblesses et de déficiences couplées qui s’appuient les unes sur les autres pour se structurer et se renforcer en laissant invariante toute action pour le changement.
Dans notre prochain article nous livrerons les lois de l’indigence afin que chacun puisse mieux voir comment il contribue objectivement, et peut être inconsciemment, à structurer un système qu’il prétend combattre. Il nous a semblé opportun de réfléchir sur le concept de l’indigence et de lui donner une structure de système pour mieux mettre en relief les failles qui lézardent les murs de nos succès. Si, comme le disait Albert Camus, « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde », alors, faire l’effort de bien les nommer et de les structurer conceptuellement dans une équation pour les rendre encore plus intelligibles ne peut qu’être qu’une contribution pour le changement. C’est ce que la pensée complexe et systémique nous apprend, puisqu’elle nous rappelle que « la façon de penser le monde conduit à une autre façon d’agir » (Edgar Morin). On comprend alors pourquoi tout sera toujours défaillant partout où le modèle économique du système indigent empêche toujours de trouver le temps et de faire les sacrifices pour habiter l’intelligence et vivre l’éthique comme une nouvelle manière d’être digne.
LGS 28 mars 2020