(Partie II)
Comme tout le laissait présager, le Conseil de Sécurité a voté, avec l’abstention de la Chine et de la Russie, le lundi 2 octobre 2023, une résolution autorisant une force d’assistance sécuritaire pour aider la Police d’Haïti à faire face aux gangs (des rues). Fidèle à notre approche complexe du réel haïtien, nous croyons que cette assistance sera un nouvel échec. En effet, la dimension complexe du réel haïtien est occultée par la dimension sécuritaire qui est médiatisée à dessein pour des raisons évidentes. Au nombre de ces raisons se trouve le fait que la défaillance sécuritaire, qui impacte toute la société aujourd’hui, n’est que le résultat de nombreuses fissures, mal dimensionnées, qui se sont logées dans les processus organisationnels du pays. N’étant jamais traitées, elles se sont structurées en modèle de réussite ; lequel modèle, en raison de l’impunité, a corrompu et effiloché tout le tissu social en y creusant des failles béantes vers lesquelles glissent inexorablement toutes les stratégies, tous les projets, indépendamment de leurs finalités et de l’expertise qui les gouverne. Donc, croire qu’en ramenant l’activité des gangs à une certaine normalité va empêcher l’extinction de la société haïtienne est une folie.
Dans la première partie de cette réflexion, que nous prolongeons, nous avons montré que trois grandes dimensions défaillances structurent le contexte de gangstérisation dans lequel Haïti agonise depuis le triomphe du banditisme légal en 2011. Ces trois dimensions défaillances sont :
- La dimension sécuritaire qui apporte de lourdes incertitudes pour la population ;
- La dimension stratégique et politique qui met à nu l’insignifiance des acteurs étatiques ;
- La dimension existentielle qui, par la perte de sens institutions étatiques et la perte de confiance entre la population et ses prétendus représentants, menace la cohésion sociale et le devenir d’Haïti.
Impuissantes, devant cette défaillance en trois dimensions, qui, au demeurant, révèle leur futilité, les élites politiques, économiques, sociales et académiques haïtiennes ont opté pour le même cycle d’impostures qui vise à protéger leur confort indigent. Comme en 1915, 1994 et 2004, elles ont fait appel à la communauté internationale pour venir renouveler les impostures, sans changer les structures, de la géostratégie de la déshumanisation, dont elles sont les portefaix et les bénéficiaires locaux. Et comme de fait, que le Conseil de Sécurité des Nations Unies a voté le lundi 2 octobre 2023 ‘‘une résolution autorisant une nouvelle mission d’assistance sécuritaire pour aider la Police Nationale d’Haïti à faire face aux gangs’’, maitriser la dimension sécuritaire et éviter que le pays ne s’effondre totalement.
Et évidemment cela laisse augurer pour certains une reprise probable à la vie normale.
Du risque à la probabilité de l’échec
Or si l’on regarde bien la complexité et multidimensionnalité de la défaillance haïtienne, le risque pour que cette nouvelle assistance ne soit qu’une imposture de plus est élevé. Et même qu’il est aussi probable que cette assistance soit la dernière qui propulsera Haïti, comme un fossile anthropologique, dans les abysses de l’histoire. Car la légende des peuples n’est pas éternelle, elle se renouvelle dans le cycle des saisons par l’entretien de la braise de la dignité qui doit sans cesse, malgré les vents géostratégiques contraires, raviver et maintenir allumée la flamme de l’intelligence collective. Or, il est manifeste que la dignité nationale haïtienne a été enfouie par ses élites indigentes sous un fumier de cendres pour mieux réchauffer leur confort médiocre, tant le pays est gouverné indignement et irresponsablement. Quant à l’intelligence collective, il y a longtemps qu’elle a été enfumée, tant il ne reste plus rien qui relie les Haïtiens entre eux, à leur territoire, à leur histoire et à la mémoire de leur indépendance.
Partant de ces faits, la crainte de voir cette nouvelle assistance se transformer en un nouvel échec et entrainer l’extinction de la population haïtienne est objectivement fondée. D’ailleurs, elle peut être prouvée doublement. Par le constat de la mauvaise appropriation du contexte indigent dans lequel évolue Haïti et par le bilan des activités de l’assistance internationale en Haïti.
Le constat de la mauvaise appropriation du contexte
En votant la résolution du 2 octobre 2023, le Conseil de Sécurité de l’ONU a orienté cette assistance, dont Haïti a, reconnaissons-le, cruellement besoin, vers la dimension sécuritaire défaillante. Car, à première vue, la dimension sécuritaire parait la plus urgente et la plus prépondérante. D’autant que tous les diagnostics officiels veulent laisser croire que l’insécurité est la dimension originelle qui a rendu dysfonctionnelle la gouvernance stratégique et impacté la cohésion sociale. Dès lors, on peut penser, intuitivement et de bonne foi, qu’agir sur la dimension sécuritaire peut permettre de résorber les défaillances de ces deux dimensions.
Mais c’est là une approche imprudente, car elle ne tient pas compte de la complexité du réel haïtien. Au vrai, ce n’est pas tant par imprudence stratégique que l’on refuse de tenir compte du vrai réel problématique haïtien, mais par indigence stratégique. En promouvant la dimension sécuritaire et en orientant consciemment l’assistance vers un renforcement de la police pour ‘‘mater’’ les gangs, les stratèges nationaux et internationaux veulent simplement trois choses :
- Parvenir à un climat de trêve avec les gangs qui s’uniraient sous un leadership pour devenir un acteur du dialogue national tant voulu par l’Occident ;
- Permettre des élections inclusives qui seraient, comme d’habitude truquées pour restaurer un semblant de légitimité institutionnelle
- Faciliter, en certains endroits, une reprise des activités pseudos socio-culturelles qui font d’Haïti cette ‘‘chérie’’ infatigable pour toutes les enculades et ce joyeux bordel où l’on vient s’encanailler sous les tropiques.
Il est certes vrai, à première vue, que la dimension sécuritaire haïtienne parait la plus urgente et la plus prépondérante. D’autant qu’on puisse penser, intuitivement et de bonne foi, qu’agir sur la dimension sécuritaire peut permettre de résorber les défaillances des dimensions institutionnelles et sociales qu’elle a impactées. Mais c’est une approche incomplète et tronquée, car elle ne tient pas compte de la complexité et des boucles de rétroactions qui relient ces dimensions. D’ailleurs, la complexité nous enseigne que les effets d’une cause peuvent s’entrelacer et acquérir une autonomie capable de faire émerger de nouvelles défaillances méconnues.
Donc, s’il est vrai que l’urgence de cette assistance se fait plus insistante sur la dimension sécuritaire, et donc vitale pour l’institution policière, il ne faut pas cependant oublier que la sécurité s’inscrit dans la complexité d’une globalité sociale dont le territoire est le théâtre où se performent des activités sociales qui donnent lieu à des interactions entre des institutions et des individus. Ces interactions multiples, tissées autour de logiques économiques (richesse) et de logiques politiques (pouvoir), s’enchevêtrent dans des liaisons insoupçonnées et malsaines, toujours porteuses de risques pour la société et sa cohésion.
Dans cette approche complexe, il est possible que ce ne soit pas la défaillance sécuritaire qui ait impacté la dimension institutionnelle et sociale du pays, mais plutôt la défaillance de la société, à travers les fissures dans les processus de ses organisations qui ont permis l’ascension de projets politiques défaillants. Projets qui, en permettant la réussite de nombres groupes mafieux incontrôlables et liés à des intérêts mafieux transnationaux, ont transformé l’État de droit rêvé, à la chute des Duvalier, en État de passe-droits transfiguré. Transformation indigente qui logiquement a entrainé la faillite de l’apprentissage de la démocratie, entre 1986 et 2023. Faillite qui a effiloché le tissu social, en poussant les classes moyennes à résilier leurs responsabilités envers le pays pour imiter les élites délinquantes dans leur culte des rêves d’ailleurs. Cette métamorphose sociale des classes moyennes haïtiennes, qui renoncent au flambeau du savoir comme attracteur éclairant le pouvoir pour l’innovation sociale, a poussé les couches populaires les plus défavorisées à passer, de la débrouillardise individuelle et infractionnelle, dans laquelle les confinait la résilience, aux paliers supérieurs de la grande criminalité en se proposant, d’abord comme mercenaires au service de puissants hommes d’affaires et politiques, puis en prenant de l’autonomie jusqu’à devenir incontrôlables.
Voilà le contexte indigent et complexe dans lequel Haïti transparait dans son agonie : comme une société stratifiée en gangs polymorphes locaux, lesquels tournent autour d’un BIG GANG international. Contexte occulté, à dessein, car masquant la nature ‘‘gangster-o-gène’’ des élites économiques, sociales, académiques et politiques haïtiennes. Nature gangster-o-gène qui ne fait aucun doute pour l’observateur intranquille et contextuel, car elle rejaillit dans le modèle d’affaires qui verrouille le génome de la réussite dans le pays sur les fondements de la soumission, de la corruption, de l’allégeance, du renoncement à l’intelligence. Et comme l’enseigne la pensée stratégique : aucune société ne vaut mieux que son modèle de réussite. Car ce sont toujours les ressources accumulées au cours du temps et la manière dont elles ont été accumulées qui définissent les degrés de liberté du changement dans une société. Autrement dit, le mode d’accumulation (primitive) de la richesse détermine l’humanité d’une société.
Est-il besoin de dire que la nouvelle assistance sécuritaire n’a pas vocation à résoudre des problèmes aussi complexes. D’ailleurs si elle vient, ce n’est pas pour innover ce que ses mandataires ont si durablement structuré. Elle ne viendra que pour agir comme un émondeur. En ce sens qu’elle se focalisera sur les branches incontrôlables, inutiles, parasites du gangstérisme d’état, en redonnant forme et vie aux jeunes pousses qui seront anoblies pour la prochaine moisson.
Les leçons du passé
Il apparait donc manifeste que dans les termes restrictifs de sa mission à finalité sécuritaire, dans ses objectifs centrés sur le renforcement de l’action policière pour agir contre les (certains) gangs de rue, la nouvelle mission d’assistance ne pourra pas s’attaquer aux dimensions sociales, économiques, académiques et culturelles qui sont les enclaves où se structurent les liaisons mafieuses et ‘‘gangster-o-gènes’’qui régulent la dimension sécuritaire. Mais au-delà, cette nouvelle assistance à Haïti en cette fin d’année 2023, oblige à contempler l’édifice de l’État de droit qui a été initié en 1993 par le même Conseil de Sécurité des Nations-Unies (ONU) sous la forme d’un ambitieux projet. Opérationnalisé par des acteurs nationaux, le projet Etat de Droit a été conçu, planifié, supervisé, monitoré, renforcé et célébré par la « fine fleur de l’expertise onusienne » intervenant sur différentes thématiques fondant le socle de l’état de droit : droits humains, gouvernance institutionnelle, accessibilité à la justice, administration pénitentiaire et professionnalisation de la Police. Pour soutenir ces interventions, des missions, en boucle continue, se sont succédé en faisant miroiter les vertus de l’état de droit et les promesses du renforcement institutionnel. En 30 ans, Haïti a expérimenté plus d’une dizaine mission d’expertise et d’assistance sécuritaire et judiciaire.
Et voilà qu’aujourd’hui, ceux, qui ont mis en place ces missions défaillantes, reviennent avec une énième mission. En tout état de cause, il convient de regarder le chemin parcouru, pour voir si le crépuscule du renforcement institutionnel haïtien a tenu les promesses de l’aube démocratique que miroitait l’État de droit. L’objectif n’est pas seulement d’agiter des sujets qui fâchent, mais d’établir, sans complaisance, le bilan de ces nombreuses interventions sur le domaine de la justice et de la sécurité publique en Haïti. Car, c’est dans l’exercice de ces évaluations qu’il faut chercher les raisons d’espérer que cette nouvelle mission ne sera pas comme les précédentes. Sans cette évaluation éthique, les promesses de changement pour Haïti continueront incessamment d’être renouvelées pour des résultats qui ne profiteront qu’à ceux et celles qui les mettent en œuvre.
Ainsi, il y a lieu de questionner le bilan onusien en matière de renforcement judiciaire et sécuritaire en Haïti. La justice haïtienne est-elle devenue plus indépendante des forces politiques, économiques et sociales ? La qualité des décisions de justice s’est-elle améliorée ? L’impartialité et l’équitabilité font-elles partie des valeurs promues par la justice haïtienne ? La gouvernance judiciaire, à travers l’existence du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) installée depuis 2012, s’est-elle crédibilisée ? Le CSPJ a-t-il formulé et proposé au MJSP une vision stratégique pour un meilleur fonctionnement des tribunaux et des cours ? La justice haïtienne a-t-elle gagné en légitimité aux yeux de la population haïtienne ? La police est-elle devenue plu professionnelle, c’est-à-dire moins barbare et violente que les macoutes et les militaires ? La stratégie de la justice et de la sécurité publique repose-t-elle sur des outils d’intelligence ? L’Office National d’Identification (ONI) remplit-il sa mission stratégique de gouverner l’identité comme un écosystème intégré de données probantes pour faciliter l’émergence des politiques publiques intelligentes, dont notamment sécuritaires ?
Nul besoin de grande expertise d’évaluation pour répondre non à toutes ces questions. Car le fait même d’avoir besoin, 30 ans plus tard, d’une nouvelle mission pour la justice et la sécurité traduit l’échec des solutions du passé. Et notre hypothèse est que si elles ont échoué, c’est parce qu’elles ont été extraites d’une boite à outils contenant des stratégies simplifiantes, programmées sur le court terme, et qui ignorent le vrai contexte problématique et qui ne se soucient du temps de l’apprentissage pour l’appropriation nationale.
Cet enseignement de l’échec des solutions du passé invite à la méfiance, car la science des données nous dit ‘‘ce qui fut sera’’. Même si la complexité relativise en disant que ce qui fut sera, tant que les mêmes causes continues d’être produites dans le même contexte indigent, avec la même intentionnalité déshumanisante des acteurs.
Du plaidoyer à la brèche innovante
Pourtant, nous devons continuer de croire à une brèche pouvant conduire à une possible résurgence de la conscience collective haïtienne, dans ce qu’il reste au pays d’intelligence disséminée sur le territoire et ailleurs. Nous croyons qu’il existe toujours, même dans les contextes les plus incertains, un centre d’intérêt à trouver et des liens à retisser pour régénérer la dignité nationale et, chemin faisant, partir à la reconquête de l’intelligence collective, évaporée dans les rêves blancs. L’enseignement que nous avons appris de la reliance du vivant avec la nature nous permet de dire que partout où l’intelligence rencontre la dignité, elles se fusionnent en une volonté de puissance qui laisse la trace d’une innovation capable d‘agir sur les défaillances persistantes et les cycles de crise invariants.
C’est seulement quand la dignité auréole le flambeau de l’intelligence que ceux qui portent ce flambeau peuvent trouver la brèche d’une ligne de fuite pour extraire le pays de cette indigence locale. Laquelle, précisons-le n’est qu’un ‘‘écho-système’’ de l’indigence globale qui déshumanise à tout vent pour ses besoins de croissance et d’abondance. Mais pour paraphraser le poète, là où l’indigence croit, croit aussi l’intelligence. Il suffit d’un flambeau éclairant pour la trouver. C’est donc la chance ultime pour que ceux et celles qui ont un tant soit peu d’intelligence, de dignité, laissent leurs traces éthiques pour orienter le pays vers une autre voie.
Dans un pays comme Haïti qui est traversé par un invariant cycle de déshumanisation, détenir une compétence rare et distinctive ou exercer un poste de responsabilité doit s’accompagner d’une exigence de redevabilité et d’exemplarité envers les institutions et envers la société. Dans un contexte humain, socialement, économiquement et politiquement précaire, où les incertitudes poussent les gens à vivre dans une insouciance qui confine à l’insignifiance et à l’irresponsabilité de résilier leurs devoirs citoyens, il faut des exemples d’engagement authentique pour relever les consciences en laissant des traces éclairantes qui résonneront dans la mémoire collective d’une irradiante intelligence et d’une ferveur éthique propices à embraser l’écosystème pour désenfumer l’indigence.
Dans notre prochaine et dernière tribune sur cette thématique, nous viendrons soutenir un plaidoyer pour donner des pistes d’une possible orientation de la stratégie de cette nouvelle assistance vers une intelligente approche processuelle et contextuelle de veille informationnelle et de prospective éthique pour un meilleur impact sur le long terme. Notre optimisme s’inspire de la pensée de Ravi Shankar que nous paraphrasons volontiers pour les besoins de notre raisonnance : là où se forge un engagement éthique et authentique, s’enflamme et s’embrase toujours une énergie créatrice, libératrice et transformatrice.
Cette tribune se veut une humble volonté de contribuer à désenfumer le shithole. Aussi nous voulons rappeler que ce n’est pas en fuyant et en occultant les dimensions indigentes du réel que l’on apprend à solutionner les problèmes de son pays. C’est au contraire en se confrontant à elles pour mieux connaitre leurs fissures et trouver, à travers leurs craquelures, les voies pour canaliser l’érosion de ce fumier tridimensionnel au centre duquel trône ce cercle des insignifiants anoblis. Cercle constitué de lettrés malicieux qui ne comprennent pas encore qu’ils peuvent se soumettre, jusqu’au bout de l’indigence au BIG GANG international, ils ne seront aux yeux des stratèges occidentaux, qui programment l’errance d’Haïti, que des adjuvants pour le triomphe de la déshumanisation.
Erno Renoncourt, 10 Octobre2023