Le savoir au prisme de la performance paradoxale dans les espaces shitholiens

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Le verrou indigent de l'espace shitholien haïtien © Erno Renoncourt

Certains universitaires, qui prêtent leur service à certains régimes politiques indigents, se réfugient derrière le mythe d’un savoir dont la neutralité en fait un outil technocratique au service de la performance par la bonne gouvernance et la gestion axée sur les résultats. Mais cela résonne comme un bug, car la performance revendiquée est paradoxalement défaillante. Où est l’erreur ?

Dans son édition du 5 Avril 2023, pour son 13ème numéro de l’année, l’hebdomadaire Haïti en Marche, a publié une courte rubrique, intitulée « Économie/Société », pour mettre en relief un de ces paradoxes fleuris qu’on retrouve dans l’espace shitholien haïtien. Je rappelle que dans l’axiomatique de l’indigence, un espace shitholien est un écosystème humainement précarisé, muni d’une norme de réussite appelée asservissement assumé, et caractérisé par deux propriétés insignifiantes, marronnage et enfumage, qui s’enchevêtrent pour laisser invariants tous les domaines problématiques connus, donnant ainsi lieu à de nombreux paradoxes anthropologiques. C’est l’un de ces paradoxes qu’évoque de manière anodine et anecdotique Haïti en Marche : pendant que « les recettes de l’État sont en hausse [vertigineuse : note personnelle], la qualité de vie de la population baisse [drastiquement : note personnelle] ».

Même si l’ironie n’est pas manifeste chez l’auteur de ce court article, mais elle n’est pas moins sous-jacente et bien présente. Et pour cause ! Puisque cet éloquent paradoxe est enchevêtré dans le réseau de failles qui érode la dignité du collectif haïtien et précarise l’écosystème national en rappelant son statut d’espace shitholien reconnu. En effet, pour ceux qui ont l’intelligence de toujours se référer à un modèle pour penser, non par à-coups, mais par système, ce fait anecdotique n’est rien d’autre que la matérialisation d’une période, pour ainsi dire, la partie isolée du cycle qui caractérise l’évolution ”cacastrophique” d’Haïti, de son indépendance célébrée en 1804 à son indigence actée en 2021. La particularité de cette période est qu’elle est portée par une crête et un creux qui sont solidaires d’une même dynamique formant la tectonique qui shitholise Haïti. La crête symbolise la réussite de la minorité politique, culturelle, économique, qui a les bonnes accointances avec les intérêts mafieux et étrangers ; et le creux matérialise la défaillance de la grande majorité de la population. Toute l’évolution du pays est jalonnée par ces morceaux de courbe (ces périodes) qui se joignent de bout en but pour former, dans un plan, la trajectoire erratique d’Haïti.

Osez demander à l’Haïtien, qui se rue sur le programme Biden pour fuir le shithole, de réfléchir aux conséquences que cette érosion de ressources humaines va avoir sur le pays.

Évidemment, dans le repère spatio-temporel du réel, qui est loin d’être celui d’un plan à deux dimensions, car courbé et déformé par les incertitudes locales et globales, cette courbe erratique est enjolivée par des impostures qui tendent à lui donner la forme d’une heureuse résilience. Dans le contexte haïtien, elle prend la forme de la spirale de l’escargot ! Une métaphore pour traduire le fait que le collectif haïtien, malgré sa marche lente, mais certaine, vers l’agonie, pense que ce rythme rampant et gluant à petit pas, Tipa Tipa, est une débrouillardise à célébrer, puisqu’elle permet à quelques-uns de sortir du shithole. C’est cette débrouillardise que le collectif célèbre à tue-tête comme un succès minimal insignifiant confortable, sans mesurer sa portée sur le collectif, qui permet aux maîtres du chaos dans le monde d’entretenir sa déshumanisation : Il suffit qu’on donne à quelques-uns des plus soumis d’entre les Haïtiens quelques prix, quelques récompenses, quelques distinctions, et vite fait, tous les Haïtiens oublient que la main qui décore et donne la récompense à certains d’entre eux est la même qui arme la géostratégie de leur errance collective.

Osez demander à l’Haïtien, qui se rue sur le programme Biden pour fuir le shithole, de réfléchir aux conséquences que cette érosion de ressources humaines va avoir sur le pays. Sans état d’âme, il vous dira qu’Haïti est tout sauf un pays, et qu’il ne peut pas sacrifier sa vie pour ce trou de merde.  Mais, il oubliera que ce n’est pas un pays qui donne de la valeur à ceux qui l’habitent, et que c’est au contraire, ceux qui habitent un lieu qui laissent resplendir leur dignité et exploitent leur culture pour faire briller leur pays. Et dans la plus grande imposture cet haïtien, devenu diaspora, aura à cœur d’imposer au monde sa grandeur de peuple en célébrant chaque 1er janvier l’indépendance, qui, au demeurant, fut obtenu par un acte de sacrifice de ceux qui ont préféré tout risquer pour vivre libres plutôt que de se contenter de la fausse pitié du blanc.

Ainsi, le fait que les recettes de l’État haïtien augmentent en laissant invariante la misère crasseuse de la population n’est qu’un motif de l’indigence qui caractérise l’écosystème haïtien. Performance pour quelques-uns en contre haut, défaillance pour la majorité en contre bas. Dans les livres d’histoire universelle de demain, on parlera, et avec quel effroi, de cette génération d’Haïtiens, composée d’experts, de doctorés, de diplômés, de lettrés, anoblis par le blanc et propulsés au sommet de la réussite de leur pays, mais qui ont laissé invariant leur écosystème, en préférant se ruer sur les rêves blancs d’ailleurs. Pour comprendre la portée de cette indigence, il faut se référer, comme toujours, à un modèle systémique pour permettre à la pensée de crever la bulle d’enfumage qui transforme le shithole en un étouffoir déshumanisant. Dans notre cas, notre modèle consiste à se référer à la pensée complexe pour permettre à l’épistémique de s’appuyer sur un référentiel éthique capable de dimensionner pragmatiquement l’action collective. Ainsi, il nous parait opportun de comprendre le rôle du savoir, de la connaissance et de la culture dans le devenir d’un pays. C’est en comprenant ce rôle qu’on pourra évaluer le bilan des réussites académiques, des distinctions honorifiques et des récompenses culturelles en regard du réseau des 10 grandes défaillances qui caractérisent la nature shitholienne de l’écosystème institutionnel haïtien.

La performance paradoxale au prisme de l’errance haïtienne © Erno Renoncourt

Si je contextualise le paradoxe relaté par Haïti en Marche en raisonnant dans la complexité, c’est parce que le savoir oblige à une posture d’intelligence quand il côtoie la défaillance. En ce sens, il est salutaire d’apprendre à penser à contre-sens dans un monde indigent. Einstein disait que l’innovation n’était que la capacité de savoir penser à côté, dans la marge. Dès lors, quand on regarde le profil des experts, des doctorés, des diplômés, des lettrés qui prêtent leur service au pouvoir indigent haïtien, comme ministres, directeurs généraux, cadres supérieurs de la fonction publique, consultants, on se demande que valent réellement leur diplôme et leurs titres académiques ? Ah, je sais, certains diront qu’ils ne sont que des « technocrates » et qu’ils ne sont là que pour délivrer un service technique, sans engagement politique. Mais cette réponse ne tient pas la route pour deux bonnes raisons.

La première est que tous les savoirs participent du monde social dans lequel ils émergent, en ce sens, il n’y a aucun savoir neutre et désengagé. Un savoir ne peut aboutir à une performance que s’il s’approprie le contexte de valeurs de son écosystème pour dimensionner ses actions. C’est ce que la pensée complexe appelle l’écologie de l’action : toute action subit l’influence des valeurs de l’écosystème sur lequel elle agit, puisque le mouvement qu’elle entraînera est formé par un couple de forces où action et réaction s’enchevêtrent dans un cycle de récursivité qui tend à créer une distorsion d’avec les objectifs. En conséquence, l’expert en économie qui ne questionne pas son rôle de consultant dans un écosystème où l’économie est criminalisée est un insignifiant, qu’importe le label économique de son doctorat. L’expert statisticien qui ne questionne pas la cohérence et la congruence des processus à la base des données qu’il analyse est un insignifiant, qu’importe le label académique de son doctorat.

La seconde est que même en assumant la neutralité du savoir comme outil de technicité au service de la performance, ce savoir n’est pas moins insignifiant, puisqu’en ne sachant pas bien dimensionner la résistance au changement du milieu qu’il veut transformer, il ne pourra que laisser ce milieu invariant, avec le risque même d’être emporté par les rétroactions qui surviendront. Et la performance qui est revendiquée ne sera que paradoxale : des recettes en hausse pour l’État, et des conditions de vie exécrables pour la population. Et c’est là qu’il faut questionner le silence des experts technocrates qui prêtent leur savoir à l’administration publique du pays au regard de cette contre-performance. Car un tel paradoxe témoigne d’une contre-performance certaine, voire d’une indigence manifeste, de la gouvernance publique.

La boucle stratégique innovante © Erno Renoncourt

Et face à ce constat, osons le dire, au risque de perdre les amitiés et les sympathies des experts qui collaborent avec ce gouvernement indigent : dans des contextes de totale indigence, certains silences ont la résonance angoissante de lourds aveux de médiocrité et de profonde assumation de culpabilité. Ce n’est pas tant la collaboration des experts avec l’indigence que nous contestons ici, car l’intelligence n’a de pertinence que si elle se confronte à l’indigence pour la transformer en performance. Or, le fait que cette expertise se déroule dans une totale insignifiance, par méconnaissance du contexte et refus d’assumation de valeurs opposées à l’indigence, elle ne peut que laisser invariant le contexte problématique dont elle a la charge de transformer.

L’une des grandes défaillances de l’écosystème haïtien est la méconnaissance qu’ont les acteurs managériaux, techniques et opérationnels des liens insoupçonnés entre le système décisionnel (vision et formulation de stratégie), le système d’information (articulation et archivage des données des processus) et le système opérant (production et livraison des services). Contrairement à ce que l’on pense, l’intelligence stratégique d’un management ne vient pas des compétences du manager, mais de sa vision qui est éclairée par sa maitrise des données du contexte problématique pour qu’elle puisse dimensionner les processus et les outils appelés à opérationnaliser les activités qui doivent être pilotées par des acteurs métiers compétents et intègres.

Les liaisons communicantes d’une organisation apprenante © Erno Renoncourt

Or, en regardant les 10 grandes défaillances qui caractérisent l’espace shitholien haïtien, on voit bien que la première signale que la vision de la stratégie est enfumée par un épais brouillard. Elle ne peut trouver l’agilité pour se performer, car il n’y a aucune reliance qui permet d’articuler la cohérence entre données, processus et décision. D’ailleurs, l’écosystème informationnel de la gouvernance stratégique haïtienne est un vaste foutoir. Un éminent statisticien qui travaille pour les plus grandes banques du pays a confié à ses proches combien le métier de statisticien est insignifiant en Haïti, car les décideurs ne croient pas dans la valeur des données. Est-ce étonnant que le PDG de l’une de ces banques soit l’une des principales figures épinglées par la communauté internationale pour participation active aux associations de malfaiteurs et financement de la criminalité ?

C’est le système d’information qui fait le lien entre le décisionnel et l’opérationnel. Il restitue au décisionnel ce qu’il reçoit de l’opérationnel pour permettre à la stratégie de maîtriser les leviers de pilotage, de dimensionner les processus et de performer les services. C’est un mouvement perpétuel qui repose, autant sur des compétences rares, distinctives et éthiques à tous les étages de la structure organisationnelle, que sur des capteurs informationnels sensibles pour une fluidification communicationnelle authentique. Le moindre écart par rapport à ces exigences peut induire une défaillance de la stratégie.

Or, il n’y a sur les grands domaines stratégiques haïtiens, justice, éducation, économie, santé, sécurité sociale, sécurité publique, aucune maitrise des processus, aucune intelligence des données, aucun capteur informationnel sensible pour détecter les signaux faibles de frémissements des défaillances, aucune communication authentique en raison du marronnage. Et pour les acteurs métiers éthiquement compétents, c’est une espèce rare et encore inconnue dans l’écosystème haïtien. Car s’il y en avait, soit, on aurait enregistré des dénonciations et des démissions en série pour protester contre l’indigence du système d’information ; soit ils auraient influencé le management stratégique pour qu’il soit moins indigent, moins insignifiant.

Et c’est en raison de tout cela que le savoir ne peut pas être neutre. Car le pouvoir, comme manifestation de la puissance de l’action collective, a besoin de savoir, puisque selon la formule Savoir, c’est pouvoir. Ce qui sous-entend que c’est le savoir qui éclaire la vision du pouvoir pour performer sa décision et orienter ses actions. Ce qui permet de comprendre aisément que l’absence de services performants pour la population est en lien avec l’indigence de la prise de décision en Haïti, laquelle indigence est un reflet foudroyant du foutoir du système d’information et de l’insignifiant du réseau des experts. Le système d’information comme aide à la décision est le haut lieu de l’impensé stratégique haïtien. C’est encore un autre versant des paradoxes qui donnent à l’écosystème haïtien ses attraits shitholiques : les institutions du pays ont à leur tête des décideurs anoblis, dont certains sont d’illustres universitaires ou experts reconnus dans leur domaine avec un reluisant palmarès académique, pourtant les processus et le système d’information des institutions qu’ils dirigent sont toujours bordéliques. Ces paradoxes ne sont pas anecdotiques, ils matérialisent les nœuds des succès de certains et deviennent les verrous qui maintiennent le pays sur la spirale de son errance.

En ces temps d’indigence, qui nous déshumanisent et nous poussent dans les retranchements de cette séculaire barbarie que la mondialise performe pour ses succès, il faut désenfumer les territoires du savoir futile et de la fausse science pour retracer les lignes de front d’un humanisme authentique dans lequel le savoir peut redevenir à la fois outil de contestation citoyenne, de résistance culturelle et de performance collective. Mais pour cela, il faut que les universités cessent d’être des étouffoirs communicants qui se contentent les échos de la pensée occidentale, pour devenir des lieux de réflexion, de contextualisation des contraintes problématiques de l’écosystème institutionnel. C’est une invitation à désenfumer le fumier qui permet la réussite des insignifiants anoblis régnant en experts et influenceurs sur l’espace shitholien. C’est une urgence citoyenne et un devoir patriotique de répondre à cette invitation, car dans des contextes d’indigence où le management stratégique, faute de vision, assume de recourir au formalisme de la décision poubelle, lequel est enjolivé par les injonctions de la gestion axée sur les résultats, certaines réussites auront toujours l’éclat douteux des miroirs de bordel.

05/04/2023

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