Le commencement de la douleur

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Quel «renforcement de la confiance dans le processus»?

La douleur dont il est question ici ne renvoie pas au roman de Marguerite Duras, ce recueil d’histoires en partie autobiographiques, en partie confabulées. Et je n’ai ni l’intention ni la prétention d’en venir à une dissertation élaborée à propos de cette expérience subjective neuropsychologique pluridimensionnelle qu’est la douleur, d’autant que c’est déjà assez douloureux de s’attarder chaque semaine à comprendre et à interpréter l’irrationalité autant que l’ubuesque des politiciens en général, des politichiens haïtiens en particulier.

Que n’a-t-on dit et écrit à propos de la douleur? Déjà, au Ve s. av. J.-C, le brave Euripide disait que «Tous les jours de l’homme sont tissés par la douleur». Non, mon ‘‘Pipide’’, ne sombrons pas dans le tragique. Pour avoir eu trop de Pensées diverses, Montesquieu s’est laissé aller jusqu’à… penser: « En courant après le plaisir, on attrape la douleur». Tout dépend du plaisir, mon cher Montès.

Pierre Reverdy, dans  Le livre de mon bord,  est de l’avis que « à la pointe de la douleur physique l’on peut s’évanouir ; à la pointe de la douleur morale, en dehors du suicide, il n’y a pas de recours». Dieu merci, je n’ai pas encore eu de tentations suicidaires. Et comment oublier «L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert»? Ah mon cher Alfredo! Que d’orages avec votre Georges Sand! Et vous ne fûtes pas  heureux non plus avec Mme Caroline Jaubert, femme de salon qui vous surnomma  « le prince Phosphore de cœur-volant ». Deux «maîtresses», maîtresses-femmes qui ont «puni» le «délaissé» «comme d’un crime / D’avoir essayé d’être heureux».

La douleur, idée maîtresse du présent texte, est plutôt un héritage de ma grand-mère paternelle que vous avez déjà rencontrée au hasard de mes flâneries par les sentiers de la mémoire. Elle n’a rien de neuropsychologique, de psychanalytique, de thérapeutique, voire même d’euripidique. C’est une douleur assez caractéristique, en ce sens que elle a un «commencement», disons aigu, mais elle peut passer à une durable chronicité, avec même une tendance à des poussées paroxystiques, comme en ont témoigné les vingt-cinq années du duvaliérisme sanmanman. Permettez que j’illustre mon propos.

Lors des tumultueuses élections de 1957, le citoyen Franck Séraphin fut élu député sous la bannière du sénateur Louis Déjoie. Dès son entrée au parlement, il se fit remarquer par son honnêteté, son franc-parler et son désir d’être digne du choix de ses électeurs. Duvalier ne tarda pas à jeter son masque luciférien, et Séraphin commença alors à dénoncer les dérives du dictateur. Un soir de grande douleur luciférienne, le parlementaire disparut de la circulation et on n’en entendit plus parler de lui. Quand la nouvelle parvint aux oreilles de Grand-mère, sa réaction fut spontanée: «c’est le commencement de la douleur», voulant dire qu’il fallait s’attendre à d’autres exactions, d’autres dérives, d’autres disparitions, d’autres violences, d’autres douleurs engendrées par le monstre.

On sait que suite à l’arrivée à la présidence plutôt rocambolesque, funambulesque, presque clownesque de Jocelerme Privert, le 7 février 2016, le pouvoir avait pris toutes les dispositions non seulement pour faire le jour sur les crapuleuses, ignominieuses, débâcleuses élections de 2015, mais encore pour amorcer un processus électoral digne de ce nom et en finir – plein d’optimisme qu’il était – avec un climat politique, économique instable, incertain si ce n’est inquiétant quand on considère l’insécurité qui plastronne bâbordement et tribordement. Le pays attendait sereinement.

Mais voilà que deux mois plus tard, surgit le commencement de la douleur quand, le 18 mai, au petit jour, des assaillants lourdement armés, en treillis militaire, prennent pour cible le commissariat des Cayes. Un policier a été tué. Apparemment, les assaillants ont eu le temps d’emporter l’arsenal du commissariat avant de tirer à bout portant sur les agents qui s’y trouvaient. Pris en chasse par la police, six individus ont trouvé la mort après que leur véhicule eut chaviré dans un ravin. Douloureuse expédition qui s’est terminée par une ravinade.

Les forces de l’ordre ont procédé à l’arrestation, dans la zone de Camp Perrin, de quatre assaillants après l’accident, l’un d’entre eux  répondant au nom de Rémy Théléus. Ce dernier a indiqué très clairement au micro des journalistes que les agresseurs agissaient sur ordre de leur chef  Guy Philippe. Tiens! Selon  ce Théléus, c’était l’amorce d’une série d’attaques contre tous les commissariats du pays dans l’objectif de semer la pagaille afin de renverser le président provisoire, Jocelerme Privert. Quand on se rappelle le rôle sinistre joué par Philippe et son alter ego Jodel Chamblain en 2003-2004, on ne peut qu’être d’accord avec Grand-mère: oui, c’était le commencement de la douleur.

Quand on sait aussi les rapports déstabilisateurs entre ce malfrat de Philippe et «le laboratoire», on pressent, on craint que quelque chose de sinistre, rappelant le massacre de la ruelle Vaillant, ne soit à l’ordre du jour dans l’esprit de gens pervers, ennemis du peuple haïtien.  Pourquoi alors cette douleur aiguë d’attaquer un commissariat, de faire des victimes, de renverser un chef d’État – même malement élu – et d’empêcher la tenue d’élections supposées établir un semblant de fonctionnalité des institutions du pays et un climat d’apaisement? Quelle mouche-à-douleur a donc piqué Philippe le maléfique?

Suivez mon regard, ma plume et l’ombre de la douleur commencée avec Guy Philippe, et qui a continué, le 8 septembre, dans l’après-midi, avec une importante cargaison d’armes saisie au port de St. Marc. Les plus hautes autorités policières et judiciaires s’y étaient transportées. Le Secrétaire d’État à la Sécurité publique, l’ineffable Himler Rebu, ancien dirigeant du sinistre corps des Léopards du nazillon Jean Claude Duvalier avait eu seulement à déclarer que les autorités concernées, ces autorités que la malice populaire dit être «constipées», allaient prendre les dispositions appropriées.

Le 24 septembre dernier, le ministre de la Justice, Camille Edouard Jr. a informé que l’enquête sur cette énorme cargaison d’armes «progresse de façon satisfaisante». Il a annoncé que l’expéditeur et le destinataire ont été identifiés et qu’ils seront bientôt arrêtés. Bientôt? Un adverbe suspect. Le Premier Ministre Jean-Charles également Chef du Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN), a confirmé que les autorités sont déjà en mesure d’identifier l’origine de ces armes ainsi que leur destination;  mais il a souligné que « La situation est sensible à un tel point que nous ne voulons pas encore révéler certaines informations». Apa li, papa!   François Anick Joseph, le ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, a jugé bon de venir kore son collègue, entretenant ainsi la douleur de l’attente. En effet, a-t-il dit, il y a «la nécessité de ne pas nuire à l’enquête en cours». Surtout, il a mis en garde «contre toute précipitation» (sic) et a recommandé de faire attention aux homonymes (resic), d’autant qu’il faut coffrer  le vrai concerné. De plus, les forces de l’ordre recherchent deux individus, dont un agent douanier de Saint-Marc, qui sont actuellement en cavale. Dans les contreforts du Bahoruco ou le long du malecón (bord de mer) de Santo Domingo?

Pas un seul nom n’a été cité. Jésus, Marie, Joseph! Bizarre. Étrange leur affaire. Motus, bouche cousue, chut! Le FBI, vye patwon blan y ap venere, collabore à cette enquête décidément ultrasecrète. Il n’a pas encore dit son premier mot, voire son dernier. Nous sommes pris dans les trois rois, courbés sous le poids d’une douleur je dirais interférentielle, immictionnelle dans nos affaires. Grosse affaire et grosses affaires!

On n’aurait jamais imaginé le silence des enquêteurs aussi précieux sinon même plus précieux que l’or. Car, si d’aventure, parmi les destinataires de cet arsenal de violence découvert à St. Marc, on retrouvait les noms de truands appartenant au PHTK, il faudrait bien calmer ce moment paroxystique de la douleur, continuer à se taire, laisser faire… l’oubli, l’impunité et permettre à l’insécurité de courir à bride abattue. Al yon bon peyi!

Oui, elle continue, la douleur des menaces à la démocratie, au fair-play politique, au droit à des débats contradictoires, à la liberté de la parole, à une compétition électorale impartiale et honnête. En effet, la veille de l’intervention du ministre de la Justice, Camille Edouard Jr. informant que l’enquête sur l’énorme cargaison d’armes saisie à St. Marc «progresse de façon satisfaisante», soit le 23 septembre, la caravane de Pitit Dessalines a été attaquée par des hommes armés à Cerca la Source. Sept des partisans de Moïse Jean Charles ont été blessés.

Le lendemain 24 septembre, le cortège de Pitit Dessalines a eu une fois de plus à faire face à des actes de violence après un meeting à Cerca la Source, dans le département du Centre; et la voiture utilisée par le candidat Jean Charles a eu les vitres brisées, selon Rezo Nòdwès. Le surlendemain, pour la deuxième fois en moins d`une semaine, le candidat à la présidence de   Pitit Dessalines, l`ancien sénateur Jean-Charles Moise, a fait l`objet de violentes attaques sur sa personne et ses partisans. «Pour qui sont ces [balles] qui sifflent sur nos têtes»? Pour qui et pourquoi cette douleur au flanc de la démocratie?

Le dimanche 25 septembre 2016, des individus armés à moto ont ouvert le feu sur le cortège de l’actuel député de Marchand-Dessalines, Gracia Delva,  alors qu’il était en campagne, à St. Marc, dans le  cadre des prochaines sénatoriales. Delva est candidat au poste de sénateur de l’Artibonite sous la bannière de Ayiti An Aksyon (AAA). Les deux assaillants à moto ont pu prendre la fuite. Le parlementaire qui a failli laisser sa peau lors de l’attaque n’a pointé personne du doigt. Il n’aurait reçu aucune menace avant l’incident. N’empêche, la douleur d’une violence partisane ne désempare pas. Aveugle, impitoyable, elle continue de faire mal sans sembler vouloir arrêter.  Atmosphère de rififi en puissance.

Douleur voulue? Douleur entretenue? Pas si facile de répondre. Le fait est que lorsqu’elle a commencé, elle semble continuer sa progression de façon multiforme. C’est ainsi que le lundi 26 septembre, un gros incendie s’est déclaré sur un champ en friche jouxtant la plantation de bananes du candidat à la présidence Jovenel Moise, propriétaire de la firme Agritrans à Trou du Nord. Les travailleurs agricoles sur le terrain étaient en train de préparer le lancement d’une nouvelle plantation, et ont eu du mal à circonscrire le fléau.

Heureusement, grâce aux efforts des employés de Caracol, dépêchés rapidement sur les lieux, avec un camion-citerne, le sinistre a été jugulé. Il n’y a eu ni perte de vies, ni blessés.   Jovenel Moïse a été pourtant coi là-dessus. Pas de soupçons, pas d’accusations, pas de lonjedwèt de sa part. Ne soupçonne-t-il rien, ne soupçonne-t-il personne? Étrange. Moment paroxystique d’une douleur accidentelle d’enfantement d’élections annoncées comme normales? Sabotage? Manoeuvre de flambante et flagrante diversion? En vérité je vous le dis: faisons plutôt confiance à notre tortuesque justice. Foi de la Tulipe.

Plus haut, j’ai fait allusion à la progression de façon multiforme de la douleur. Elle peut en effet revêtir une forme très inattendue: la douleur d’un certain embarras, d’un certain mal-être, d’un sentiment voisin de celui de la culpabilité, par exemple. Il me vient alors à l’esprit  ces deux journées portes-ouvertes, le mercredi 28 septembre écoulé, au centre de tabulation des votes (CTV), à l’intention des candidats aux scrutins du 9 octobre, ce dans la «perspective du renforcement de la confiance dans le processus». Mais, y a-t-il jamais eu de «confiance dans le processus»? Dekilakyèl confiance? La vérité ne viendra sûrement pas de la bouche d’Opont Pierre Louis.

La bande à Berlanger a reçu en héritage un cadeau empoisonné du CEP qui l’a précédée. Elle a mauvaise conscience par association. Au fait, il est déjà bruit qu’un certain Apaid Junior aurait été invité ou même se serait invité au festin tabulatoire des votes. L’homme d’une certaine caravane, le mec d’un miroir aux alouettes présenté sous forme d’un «Nouveau contrat social» qui n’a jamais atterri, n’a pas bonne presse, lui qui a mystifié, roulé, berné, pigeonné, bétizé ces intellectuels et artistes patekwè d’un certain «Collectif NON», tous friands de relyasyon, tous heureux de fricoter dans les hauteurs de Péguy Ville et de renifler les aisselles santidou d’une bourgeoisie médiocre, rapace et égoïste qui les a bien lâchés après le 29 février 2004, n’étant pas du même monde que ces petits-bourgeois collectifistes! Fichtre!

Apaid fut, un temps, la face civile de mercenaires militaires payés par la CIA, conduits par un présumé trafiquant de drogues du nom de Guy Philippe. Assez pour donner des sueurs froides à la bande berlangère. D’où leur douleur sourde d’être soupçonnée de tendances, d’attirances, de préférences, d’inclination, d’orientation, de disposition, de propension et même de pulsion pierrelouisiennes. D’où le besoin pressant de portes-ouvertes. D’où cette fuite en avant du «renforcement de la confiance dans le processus»; fuite propre à renforcer les soupçons, éveillés du reste par les propos du directeur du CTV, Robinson Chérilus. Ce dernier a en effet parlé «de renforcer la transparence du processus». De transparence il n’y en a jamais eu, diable!

Il y a aussi cette douleur muette que la majorité silencieuse n’exprime par aucun discours, aucune manifestation de rue, aucune fuite en avant. Chérilus lui aura beau donné la garantie que le centre de tabulation est «entièrement sous sa responsabilité», le directeur exécutif du Conseil Électoral Provisoire, Uder Antoine, lui a beau susurré la garantie que toutes les structures déconcentrées (sic) du CEP  travaillent à offrir une meilleure performance lors des élections du 9 octobre, elle reste vivement préoccupée par les actes de violence qui affectent l’atmosphère de la campagne électorale et entretiennent une douleur souterraine, préoccupante, taraudante, vrillante, turlupinante, agaçante, tracassante, tourmentante, harcelante, lancinante.

De façon intuitive, elle sait que le pire peut arriver à n’importe quel moment. Car les charognards nostalgiques des élections dassomanes de 2015 mûrissent dans le secret de la nuit de leurs instincts criminels le grisou de la vengeance. Et alors, ce serait vraiment le commencement de la douleur grand-maternelle. Douleur aiguë de chambardement, de menaces non voilées, d’affrontements entre bandes partisanes surexcitées, d’accusations et d’échanges verbaux violents entre candidats rivaux, de sang versé, de morts, de deuil, d’interventions policières brutales, de renvoi des élections et d’une énième mort de la démocratie…

1er octobre 2016

 

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