« La peur empêche les individus d’être Libres, mais ne les empêche pas de mourir. Tôt ou tard, la mort sera au rendez-vous. Chacun de nous doit être digne de la recevoir dans sa résidence, dans la rue ou à l’hôpital, c’est-à-dire avec l’assurance d’avoir accompli ses devoirs envers son prochain et soi-même, d’avoir exercé ses droits, et le plus important, d’avoir combattu l’injustice sous toutes ses formes. »
(Robert Lodimus, Il faut sauver Carthage, 250 pages)
Lorsque, au milieu de l’aube fuyante, nous pensons aux masses haïtiennes, la seule image qui se forme dans notre mémoire, c’est celle du poète Jean Cayrol dans les prisons nazies. Elles étaient tellement dures que l’espérance de vie des détenus, en toute logique, ne pouvait pas aller au-delà de trois mois. Pourtant, Cayrol a survécu durant deux ans dans cette galère de cruauté. Sa survie ne tenait pas seulement du miracle divin, mais encore de l’entraide mutuelle et de la solidarité réciproque. « Chaque prisonnier français, raconte Cayrol, m’a donné une cuiller de soupe pendant plusieurs jours, ce qui m’a fait une assiette de soupe. J’ai pu survivre grâce à cela, parce que je pesais trente kilos à ce moment-là. »
Avec le temps et à partir de ce témoignage, nous sommes en mesure nous-mêmes de comprendre comment les citoyennes et les citoyens des pays défavorisés, comme Haïti, sont arrivés à résister à l’usure malfaisante de la disette criminogène et à survivre dans les jungles apocalyptiques de l’appauvrissement criminel.
Dans les bidonvilles, les favelas, les quartiers interlopes, les individus ont appris à partager entre eux leurs maigres ressources alimentaires, à se nourrir mutuellement, tant soit peu, à tour de rôle : fractionner les petites portions de riz, de haricots, d’huile, de sel, etc. pour éviter que la faim tenaillante ne les emporte au cimetière les uns après les autres. Dans les ruelles empestantes, les corridors boueux, les « bols bleus » voyagent d’ajoupa en ajoupa, de taudis en taudis. Et avec un élan de générosité intense, inviolable et un sentiment de fraternité intarissable… C’est cette chaîne solide d’assistance mutuelle qui empêche, jusqu’à présent, la flamme de résilience des « misérables » de la planète, victimes de l’insatiabilité du « capital subjuguant », de s’éteindre brutalement.
L’université, dispensatrice des grands savoirs intellectuels, vulgarisatrice des brillantes connaissances théoriques sur l’évolution de la science et pour le progrès de la technologie moderne multidimensionnelle, a failli à la tâche noble du développement humain. La célèbre formule « E=mc2 » du physicien Albert Einstein, comme on le sait, a servi à détruire, plutôt qu’à construire… Et, dans bien des cas, à rabaisser l’individu à un niveau inférieur à celui de la « bête », plutôt qu’à l’ « ennoblir ». Les grandes facultés qui scintillent dans les poumons des universités de Harvard, Stanford, Tokyo, Toronto, Paris-Sorbonne, etc. classées les meilleures au monde, n’apprennent pas à leurs futurs diplômés de la Haute finance, comme on l’aurait présupposé, l’art de sauver, d’améliorer la vie des nécessiteux, mais d’exploiter les masses ignorantes au profit du « capital mortifère ». Qui, selon vous, ont inventé les formules systémiques qui huilent les moteurs économiques des « États rapaces » et qui tablent sur les techniques de l’ « appauvrissement des pauvres »? Où se trouvent les laboratoires qui permettent aux « scientifiques serviles », proimpérialistes, de concocter malignement ces méthodes inhumaines d’aliénation et de subjugation? Ils passent leur temps à peaufiner le « mal »… Polir la « malfaisance ». Sculpter la « méchanceté » au millimètre près de la perfection. Les seuls bénéficiaires des nombreuses recherches qui sont effectuées sur les techniques de fructification et de multiplication du « capital » restent et demeurent les 20% d’individus scélérats qui détiennent 80% des richesses de la planète. La dernière « invention maléfique » porte le vocable de « mondialisation ».
Le soir du 12 janvier 2010 où Port-au-Prince s’est désintégré sous la puissance meurtrière du tremblement de terre, les « corporatocrates », pour adopter le concept de John Perkins, se sont frotté les mains. Ils ont vu dans ce terrible malheur qui a fait au-delà de 200 mille victimes, l’occasion alléchante de réaliser des milliards de profits sur le « capital ». Ce serait simpliste, même bête et idiot d’imaginer que les motivations des pays comme les États-Unis, la France, le Canada… accourus sur les lieux du désastre étaient totalement mues par un élan de philanthropie. Pour les « argentivores », les guerres et les catastrophes naturelles recèlent une logique cynique et une sadicité sordide: la capitalisation par n’importe quel moyen, à n’importe quel prix, et dans toutes les situations… Même debout sur les cadavres, les tenants de l’impérialisme omnivore cherchent, inventent, créent des opportunités inusitées pour gonfler la panse de leurs finances. La guerre entre la Russie et l’Ukraine illustre parfaitement ces propos. Les États occidentaux parlent déjà de reconstruction du pays de Zelenski, la « marionnette parlante et bavante » de Washington. Ces rapaces n’ont même pas la décence d’attendre la fin des hostilités pour manifester leur gourmandise et exposer leur vénalité. Après l’assassinat de Mouammar Kadhafi, la France de Sarkozy, – accusée à tort ou à raison dans la perpétration du crime affreux –, a affiché le même comportement immoral et irrévérencieux. Aucun respect pour les cadavres des victimes innocentes!
L’éducation, couteau à double tranchant, eu égard à son mode d’utilisation, peut donc se révéler un instrument d’asservissement et/ou de conscientisation. Nous évoquons bien ouvertement le rôle précis que l’enseignement universitaire se prédispose, se réserve dans un contexte d’aliénation – qui est celui d’une dictature politique – ou de conscientisation – qui se réfère au processus d’une révolution quelconque dans l’environnement intrasociétal…
Aucune insurrection populaire ne saurait atteindre ses objectifs spécifiques sans bénéficier du soutien d’un secteur de l’armée et de la police.
En définitive, l’université forme des agents de perpétuation ou de reproduction des « systèmes ». Dans les deux cas, elle devient l’« échiquier » sur lequel se glissent également – sans vouloir dire complètement – des pions marqués à l’encre invisible du statu quo : préserver ce qui est, sous le fallacieux prétexte de « choix idéal » pour le présent et l’avenir d’une nation… Néanmoins, rien ne peut demeurer statique sur une terre tournante. Les mentalités évoluent. Les besoins se relayent. Les rêves s’accroissent. Les ambitions s’aiguisent. Les fossés inégalitaires s’élargissent. Les « nouveaux maîtres du monde » sont piégés, juste pour le mentionner… C’est à ce carrefour que les intellectuels progressistes – considérés comme des déviants par les milieux conservateurs et réfractaires – tels que Lincoln, Castro, Sukarno, Lénine, Cabral, Trotski, Allende, Sandino, Zapata, Roumain, Alexis… interviennent pour requestionner, redéfinir le rôle de l’université en tant qu’outil indispensable de transfert des savoirs effilés, courroie fiable de transmission des connaissances aiguisées, et, en conséquence, repenser et adopter un « curriculum prescrit et réel » qui tienne compte des réalités politiques ambiantes, des nécessités économiques latentes, des revendications sociales urgentes, des aspirations culturelles et identitaires… qui émergent de la conscience révolutionnaire du peuple éveillé.
Cette dimension analytique échappe facilement aux ressources intellectuelles limitées des gens simples qui, en butte aux pressions lourdes des conditions existentielles de la quotidienneté, ne peuvent pas voir au-delà des nuages opaques, derrière lesquels se dissimulent les grands enjeux hégémoniques et néocoloniaux qui orientent, déterminent la politique intérieure et extérieure des « États » riches, kleptocratiques, arrogants, belliqueux…
Souvent, les individus s’unissent pour s’ériger contre des femmes, des hommes, des familles, des groupes puissants, au lieu de se dresser contre un « système », objet complexe et résistant duquel résulte une dynamique politique et économique savamment inventée et mise en place pour les besoins de la cause de l’impérialisme monopolistique et monolithique. Les « dépossédés » de la terre doivent comprendre que, pour changer leur sort, il ne leur sera jamais suffisant de faire éclater leur colère dans la rue, marcher contre les châteaux et les palais, lancer des pierres contre les vitrines des magasins et les sièges des multinationales, enflammer des pneus sur les chaussées goudronnées, crier « à bas » jusqu’à l’épuisement de la corde vocale. Le grenier politique des pays émergents ou en voie de développement regorge de flagorneurs au service inconditionnel du «capital », et complètement subordonnés, nettement soumis au diktat des « États dominants ». Dans les situations politiques explosives, la communauté internationale qui dirige l’orchestre politique mondial parvient toujours à trouver – et sans difficulté – un « piètre instrumentiste», « un rossignol des bois », un « vilain et médiocre sorbonnard » pour remplacer un « président fantoche ». Le président américain Franklin D. Roosevelt aurait déclaré ironiquement, en faisant allusion à la bamboche et orgie politiques somozistes : « Somoza est peut-être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute… » En 1422, époque lointaine de Charles VII et du duc d’Uzès, pair de France, l’équivalence donnerait : « Le roi est mort, vive le roi! » De manière cocasse, Somoza hérita Somoza; Duvalier succéda à Duvalier; Kabila remplaçait Kabila… Et cela, même lorsqu’un poète révolté, comme Rigoberto Lopez Pérez, un 21 septembre 1956 au Nicaragua, décida de sacrifier son art pour accomplir un acte courageux, quoique le geste héroïque fût suicidaire et ultime. Il assassina le président Anastasio Somoza Garcia et fut abattu sur-le- champ. Poète, Rigoberto Lopez Pérez avait 27 ans…
Les sociétés paralysées par la peur de mourir sombrent dans l’humiliation, pataugent dans l’immobilisme et la léthargie.
Dans Parole d’homme, Roger Garaudy parle d’une époque de sa vie où il n’avait pas encore appris à mourir. En d’autres termes, l’écrivain a avoué qu’il cherchait encore le chemin de l’engagement moral que confère la militance politique bâtie solidement sur le roc de la conviction idéologique. Les sociétés paralysées par la peur de mourir sombrent dans l’humiliation, pataugent dans l’immobilisme et la léthargie. Les peuples qui pâtissent des cruautés de l’impérialisme, qui subissent les persécutions des États hégémoniques, qui sont écrasés par les dictatures féroces, sadiques, cyniques et impitoyables doivent apprendre à honorer continuellement la mémoire de ces valeureux martyrs. Les héros comme Rigoberto Lopez Pérez méritent une place de choix dans le cœur de chacun des citoyens, femmes et hommes, qui souffrent quotidiennement des méfaits du capitalisme destructeur et amoral.
Pour ceux qui connaissent la tragédie de la « mutinerie du Cuirassé Potemkine » de 1905, adaptée au cinéma par Sergei Eisenstein, nous rappelons que c’est l’assassinat du chef Vakoulintchouk et le massacre spectaculaire des civils sur les marches de l’escalier d’Odessa qui ont pavé la voie durant 12 années, selon certains historiens communistes dont Léon Moussinac, à la révolution d’octobre de 1917. Une histoire de viande pourrie rongée par des vers que l’on donna à manger aux marins du Cuirassé Potemkine déclencha une révolte populaire et changea le cours de l’histoire du peuple russe.
Aucune insurrection populaire, dans un contexte de changement, ne saurait atteindre ses objectifs spécifiques sans bénéficier du soutien d’un secteur de l’armée et de la police. En 1789, les militaires se sont rangés aux côtés des insurgés français. Des soldats en guenille, pieds nus ont participé à la grande insurrection. Ils ont dirigé le peuple vers la Bastille. Et vous connaissez la suite. Idem, en1917, pour la révolution d’octobre. La monarchie s’effondra. Au milieu de la population en furie, il y avait encore des soldats humiliés dans leur pauvreté. Et révoltés dans leur conscience. 7 février 1986 en Haïti, l’observation ne repousse pas la logique…! Car, le « soldat famélique », le « gendarme mal fagoté », le « policier freluquet », tôt ou tard, l’un et l’autre se souviennent que ce sont les corridors sinueux qu’ils doivent longer en zigzagant pour aller retrouver leur épouse ou leur concubine, et leurs enfants! Et, sans surprise, ils refusent d’obtempérer aux ordres…! Et c’est le début du grand chambardement, dont parle le poète et guérillero Richard Brisson, qui va ouvrir, dans la plupart des cas, les portes du défoulement populaire, du changement sociétal et du progrès économique.
Depuis que la talentueuse essayiste Susan George, à l’instar de nombreux autres chercheurs économiques et théoriciens politiques, nous a révélé en 1976 « Comment meurt l’autre moitié du monde », nous risquons de devenir, – par l’inaction, l’immobilisme et la lâcheté –, complices d’un « crime grave » : la destruction programmée des populations appauvries de la périphérie. Le « Capital » génère partout des souffrances frustratives. Nous avons la responsabilité de le combattre. Et surtout le devoir de le détruire.