Le chef de la lutte anti-corruption illégalement évincé: « Nous avons une dictature qui prend forme ».

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Sonel Jean-François

Début juillet, le président haïtien Jovenel Moïse a nommé deux alliés politiques pour prendre en charge les deux bureaux de lutte contre la corruption en Haïti. L’une de ces deux unités anti-corruption prétend dans un rapport, l’année dernière, que Moïse a blanchi des millions de dollars à travers son agro-industrie d’exportation de bananes entre 2007 et 2013 ; tandis que l’autre a publié un rapport confidentiel sur l’activité bancaire irrégulière de Moïse.

Le 6 juillet, Moïse a illégalement licencié pour la deuxième fois Sonel Jean-François, directeur général de l’Unité centrale des renseignements financiers (UCREF), un bureau créé en 2001 pour enquêter sur le blanchiment de l’argent sale. En août 2016, l’UCREF a publié un rapport de 68 pages qui a accusé Jovenel Moïse, alors PDG d’Agritrans, d’avoir probablement blanchi quelque 6 millions de dollars à travers son entreprise. Le rapport a abouti à un acte d’accusation qui est censé être encore poursuivi par le système de justice haïtien.

En tant que directeur de l’UCREF depuis mai 2016, Sonel Jean-François était censé avoir un mandat de trois ans. Moïse avait à l’origine essayé de le renvoyer le 19 avril ; mais il y a eu un féroce tollé contre ce renvoi prématuré et illégal. Le successeur proposé par Jean-François, l’ancien inspecteur général de police Fritz Jean, a refusé d’accepter le poste, en citant des «réserves», selon le porte-parole présidentiel Lucien Jura.

Joseph Oldy Bellegarde, le nouveau responsable de l’UCREF, a été nommé directeur des opérations de l’UCREF par l’ancien président Michel Martelly et est proche du PHTK.

Jean-François a continué de diriger l’UCREF jusqu’au 6 juillet, quand il a appris par un appel téléphonique d’un ami qu’il avait été remplacé par Joseph Oldy Bellegarde, un fonctionnaire nommé directeur des opérations de l’UCREF par l’ancien président Michel Martelly, le prédécesseur et mentor de Moïse. « Je n’ai reçu aucune communication officielle sur mon éviction », a déclaré Jean-François à Haïti Liberté dans une longue interview.

Le lendemain, 7 juillet, Moïse a publié un décret dans Le Moniteur, le journal officiel du gouvernement, remplaçant également l’ancien procureur de Port-au-Prince et ancien chef du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), Lionel Constant Bourgoin, responsable de l’Unité Anti-Corruption (ULCC) par le Major David Bazile, qui siège au conseil d’administration du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK).

L’ancien procureur de Port-au-Prince, Lionel Constant Bourgoin, a été remplacé en tant que responsable de l’unité anticorruption (ULCC).

L’ULCC de Bourgoin étudiait également les finances louches de Moïse. « Deux emprunts – un de 600 000 $ et un autre de 19 millions de gourdes haïtiennes, soit environ 436 064 $ à l’époque – figuraient parmi plusieurs opérations problématiques signalées dans un rapport de 47 pages [de l’ULCC] sur les pratiques de prêt de la Banque Populaire Haïtienne » , a écrit le Miami Herald. « Le rapport confidentiel, vu par le Herald, note que les deux prêts de Moïse sont délinquants et ont été rapidement approuvés sans suivre les procédures et garanties normales. Il note que les prêts ont été approuvés avant même que Moïse n’ait rempli les demandes et avant que la banque n’ait reçu la paperasse ».

« Nous avons une dictature qui prend forme », a déclaré Sonel Jean-François. « C’est ce qui se passe quand une personne contrôle tout le pouvoir. Comme Montesquieu l’a dit, Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir tient en échec le pouvoir. Par exemple, aux États-Unis, le président Trump a pris une décision controversée, éventuellement illégale. Le pouvoir judiciaire a donc dû sanctionner cette décision. C’est un système de contrepoids ».

« Mais en Haïti, tout le pouvoir est centralisé chez M. Jovenel Moïse », poursuit Jean-François. « Il a l’exécutif, il a le législatif, il a le pouvoir judiciaire ».

Après avoir remporté la présidence avec moins de 10% de l’électorat dans une élection avec un record d’absentéisme en novembre 2016, Moïse et le PHTK ont concocté une «Caravane pour le Changement», une campagne de plusieurs mois de plusieurs millions de dollars qui vise à générer un soutien pour son agenda politique. Des centaines de véhicules officiels convergent vers une ville où des scènes ont été construites et des groupes musicaux populaires jouant dans une atmosphère carnavalesque. À la fin, Moïse prononce un discours pour l’occasion. C’est semblable aux multiples carnavals que Martelly avait l’habitude de parrainer.

« C’est pourquoi je peux dire que la maladie dont souffre le président, n’est pas celle qu’il conte au médecin. Le président se rend compte tout simplement que je ne suis pas une personne sans colonne vertébrale, qui s’incline facilement, que je ne recevrai pas les ordres d’un ministre ou d’un président pour faire ceci ou cela que la loi interdit. Ainsi, il s’est rendu compte qu’il devait trouver quelqu’un de plus obéissant ».

« Maintenant, nous avons cet événement Caravane », poursuit Jean-François. « Ce serait bien si nous avions des institutions indépendantes comme l’UCREF et l’ULCC pour enquêter sur l’argent dépensé, pour voir s’il y a eu corruption ou blanchiment d’argent dans le cadre de cette soi-disant Caravane, où beaucoup d’argent liquide est distribué ».

« Malheureusement », a-t-il déclaré, « ils ont placé un chef PHTK à la tête de l’ULCC, et le Parlement [allié de Moïse] a adopté une loi qui met l’UCREF complètement sous le contrôle de [PHTK] avec un directeur général qui est complètement à leur service. Ainsi, toutes les institutions de contrôle sont en mauvaise santé juste au moment où nous voyons la corruption et le détournement de fonds en hausse. Regardez ce qui s’est passé avec le fonds PetroCaribe où beaucoup d’argent a été dépensé de manière corrompue, il y a eu de nombreux projets qui n’ont jamais été achevés … Maintenant, le Président a déclaré l’état d’urgence … afin qu’ils puissent prendre le contrôle de toutes ces institutions [de contrôle] de sorte qu’elles ne puissent pas faire le travail de surveillance que la loi exige d’elles ».

Le Maj. David Bazile, anciennement ministre de l’Intérieur de Martelly, reprend maintenant l’Unité Anti-Corruption (ULCC).

Dans sa longue interview avec Haïti Liberté, Jean-François a exposé les différentes façons qu’il considère ces développements comme étant une grave menace pour la démocratie haïtienne.

« M. [Joseph Oldy] Bellegarde est lié à plusieurs personnes de haut niveau dans le régime de Jovenel Moïse », a déclaré Jean-François, se référant à l’homme qui l’a remplacé. « C’est tout ce que je me sens à l’aise de dire ».

Néanmoins, il a expliqué plus en détail que « l’UCREF est une agence qui doit travailler dans le plus grand secret. Si vous faites une enquête sur le blanchiment d’argent, vous ne devez rien dire à personne, surtout pas à la personne qui fait l’objet d’une enquête. Cette personne ne devrait en prendre connaissance qu’après que vous ayez terminé la préparation du rapport et l’ayez soumis à un juge d’instruction. Le sujet devrait être mis au courant de l’enquête lorsqu’il en est informé par le juge ».

De toute évidence, une créature du régime comme Bellegarde serait peu susceptible de maintenir une telle discrétion, et encore moins mener des enquêtes sur ceux au pouvoir comme le président Moïse.

En attendant, le major David Bazile, qui a remplacé Bourgoin, très respecté en tant que chef de l’ULCC, était l’ancien ministre de l’Intérieur du président Michel Martelly.

Bazile « est au conseil d’administration du PHTK », a déclaré Jean-François. « Lorsqu’ils choisissent un leader du parti même qui est au pouvoir, et le choisissent précisément pour diriger une agence de contrôle qui est censée enquêter sur la corruption, … il est difficile pour une personne comme celle-ci de conserver toute indépendance, de sauvegarder toute autonomie dans les cas qu’elle examine ».

Bourgoin, d’autre part, de l’avis de Jean-François, était « impartial, indépendant et ne faisait partie d’aucune structure politique ». La nomination de Bazile laisse à Jean-François de «sérieux doutes» sur la question de savoir s’il y aura des efforts pour faire avancer « la lutte contre la corruption ».

Jean-François rejette complètement l’argument de Jovenel Moïse selon lequel il a été «nommé de manière inappropriée».

Au contraire, « j’ai été nommé selon un processus qui était transparent, légal, et qui suivait les strictes lignes directrices de la loi de 2001 [établissant l’UCREF] », contrairement à plusieurs de ses prédécesseurs, a déclaré Jean-François. Il a été examiné et proposé par le Comité national de lutte contre le blanchiment des avoirs (CNLBA), qui comprenait des représentants de la banque centrale, des associations professionnelles bancaires, du ministère de la Justice, des associations de microfinance et de la police, entre autres.

Malheureusement, « nous avons un parlement entièrement contrôlé par M. Jovenel Moïse, le Sénat et la Chambre des députés », a déploré Jean-François.

Mais, malheureusement, « nous avons un parlement entièrement contrôlé par M. Jovenel Moïse, le Sénat et la Chambre des députés », a déploré Jean-François. En conséquence, le nouveau parlement – élu lors des mêmes élections controversées de 2015 et 2016 que Moïse – a éliminé le rôle de la CNLBA en proposant et en acceptant le chef de l’UCREF et « a adopté une nouvelle loi en 2017 par laquelle le président peut nommer n’importe qui comme directeur général d’UCREF ».

Malgré la nouvelle loi, l’éviction de Jean-François était illégale car il n’a servi qu’un an et deux mois sur un mandat de trois ans. Lorsque le président Moïse a essayé de remplacer Jean-François en avril par un ancien inspecteur général de police, « heureusement Fritz Jean s’est rendu compte que la mesure était illégale et, en tant qu’homme de loi, il n’a pas accepté et a refusé d’être appointé », a expliqué Jean -François. « Il n’a pas voulu sanctionner un acte illégal ».

« Au début, j’ai dit que le président était de bonne foi ; mais qu’il était mal conseillé », a expliqué Jean-François. « Mais par la suite, je me suis rendu compte qu’il n’était pas du tout de bonne foi, parce qu’il avait des informations en sa possession qu’il a refusées d’accepter ».

Moïse a soutenu que Jean-François avait produit un rapport en 2016 sur le prétendu blanchiment d’argent massif de Moïse pour des raisons politiques, juste avant les élections de novembre dernier.

« Si l’enquête avait été ouverte après que je sois devenu directeur général de [UCREF] en 2016, peut-être l’argument du président aurait été logique », a dit Jean-François. « Mais, heureusement, c’était une enquête qui avait débuté en 2013, bien avant que je ne prenne en mains l’UCREF … C’est pourquoi je peux dire que la maladie dont souffre le président, n’est pas celle qu’il conte au médecin. Le président se rend compte tout simplement que je ne suis pas une personne sans colonne vertébrale, qui s’incline facilement, que je ne recevrai pas les ordres d’un ministre ou d’un président pour faire ceci ou cela que la loi interdit. Ainsi, il s’est rendu compte qu’il devait trouver quelqu’un de plus obéissant ».

« Le président Privert voulait que toutes les institutions fassent leur travail, luttent contre la corruption, luttent contre le blanchiment d’argent. Mais le président Privert n’a jamais donné d’ordres à aucun directeur des généraux d’aucune agence de contrôle », a-t-il déclaré.

Quand on lui a demandé, après son licenciement, s’il avait parlé à l’ex-président Jocelerme Privert, qui l’a nommé directeur général de l’UCREF après la nomination de la CNLBA, Jean-François a répondu: «Non, pas du tout». Mais il a ajouté: « Je pense que je peux dire en toute sécurité que le président Privert, comme beaucoup d’anciens parlementaires, ont beaucoup de respect pour moi … J’ai un dossier qui, selon eux, indique que le juge Sonel Jean-François a fonctionné comme juge en toute indépendance, que j’étais juste ».

Le président Privert « ne m’a jamais demandé d’agir de cette façon sur un dossier donné », a dit Jean-François, et il en était de même pour tous les autres organismes de contrôle qu’il a rencontrés: l’ULCC, l’inspecteur général des Finances, la Cour des comptes, etc.

« Nous avions des réunions pour voir comment nous pouvions faire progresser la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent dans la campagne contre le détournement [de fonds publics]. Vous comprenez que, en Haïti, l’une des demandes du peuple est d’en finir avec ce fléau car, lorsqu’il existe un détournement de fonds, il désavantage toutes les actions destinées au développement. Tous les fonds qui seraient utilisés pour la réalisation du développement, [des fonctionnaires corrompus] les volent, ils les utilisent comme leurs fonds personnels. C’est pourquoi il y a eu une lutte anti-corruption qui s’est dévloppée en réponse aux demandes des gens sous la présidence de M. Martelly, » où la corruption florissait.

« Le président Privert voulait que toutes les institutions fassent leur travail, luttent contre la corruption, luttent contre le blanchiment d’argent. Mais le président Privert n’a jamais donné d’ordres à aucun directeur des généraux d’aucune agence de contrôle », a-t-il déclaré.

Cependant, Jean-François avait une prévision plutôt sombre pour les jours à venir sous le nouveau régime.

« Je pense que [le président Moïse] a le désir ardent de mettre toutes les institutions sous son contrôle, afin qu’elles travaillent pour le régime, afin qu’elles ne puissent bien faire leur travail, afin qu’elles n’aient pas la liberté totale ou toute l’indépendance nécessaire pour fonctionner et donner des résultats », a-t-il dit. « Bien que le président affirme qu’il est là pour renforcer les institutions de l’État, ce que nous voyons vraiment sur le terrain est plus un effort pour démanteler toutes les institutions de contrôle. En attendant, le système judiciaire, qui était déjà faible, est encore plus affaibli par la présidence de M. Jovenel Moïse ».

C’est précisément parce que «le système de justice est faible et que toutes les institutions sont sous le contrôle de [Moïse] que Sonel Jean-François n’a pas pris de mesures contre son licenciement. « C’est pourquoi nous ne sommes pas en train d’agir contre la décision illégale de Jovenel Moïse de mettre fin à mon mandat de trois ans … Je réfléchis toujours, et je ne peux pas encore dire quelle décision et mesure je vais prendre ».

Article traduit de l’anglais au Français par Alexandra Panaguli

 

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