L’artiste engagé Manno Charlemagne meurt à 69 ans

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Le chanteur Manno Charlemagne l'une des voix artistiques et politiques les plus en vue du mouvement anti-impérialiste

(English)

Joseph Emmanuel “Manno” Charlemagne, le chanteur populaire le plus aimé et aussi le plus controversé d’Haïti, est mort dans un hôpital de Miami Beach le 10 décembre après s’être battu plusieurs mois contre un cancer du poumon qui s’était propagé à son cerveau.

Manno Charlemagne en concert

Sa riche et chaude voix de baryton, ses paroles tranchantes et ses chansons avec leur part de poésie ont inspiré la génération haïtienne qui s’est soulevée contre la dictature de Duvalier en 1986. Parfois surnommé  le Bob Marley ou le Bob Dylan haïtien, l’immense popularité de Manno lui avait valu d’accéder au poste de maire de Port-au-Prince en 1995; mais son idéalisme lyrique s’était rapidement brisé contre le roc des dures réalités politiques d’Haïti: éventuellement, il fut presque chassé de la mairie. Au cours de ces dernières années, il s’était retiré de la scène politique haïtienne, à l’exception de quelques sorties malheureuses qu’il a eu à regretter.

Né le 14 avril 1948, Manno a été élevé pendant longtemps par sa tante dans le quartier de Carrefour à Port-au-Prince et a grandi sous la dictature brutale de François “Papa Doc” Duvalier, arrivé au pouvoir en 1957. Sa tante et sa mère étaient toutes deux des chanteuses. Son père, dont Manno n’a appris l’identité que par sa mère en 1985, était aussi un musicien. Quand Manno s’est rendu à New York pour le rencontrer, il a alors appris que son père était mort deux mois plus tôt.

L’artiste engagé Joseph Emmanuel Charlemagne alias Manno

Manno, qui s’est toujours réclamé du «lumpen prolétariat» d’Haïti, a commencé à jouer de la guitare et à chanter à l’âge de 16 ans. En 1968, à l’âge de 20 ans, il a lancé un mini-djaz du nom de Les Remarquables. Mais il s’est orienté rapidement vers la musique traditionnelle twoubadou, une forme de chanson folk haïtienne, et a lancé, avec le chanteur Marco Jeanty, le groupe Les Trouvères.

Après la mort de Papa Doc en 1971 auquel son fils, Jean-Claude “Baby Doc” Duvalier a succédé en tant que “Président-à-vie”, un mouvement démocratique a commencé à se dessiner en Haïti. Manno a alors écrit des chansons très suggestives se rapportant politiquement aux pauvres et aux exploités, ceux-là parmi lesquels il avait grandi. Le duo formé avec Marco a commencé à chanter lors de rencontres clandestines d’étudiants et d’intellectuels à la fin des années 1970.

En mai 1978, le duo joue ses chansons engagées  sur les ondes de Radio Haïti Inter du journaliste Jean Dominique, encouragé en cela par Richard Brisson qui sera plus tard capturé et tué après une tentative ratée de renversement de Duvalier. Le duo fait sensation, et plus tard, cette année-là, le musicologue Raoul Denis enregistre leurs chansons qui ont paru dans un album intitulé simplement Manno et Marco et qui ont été mis sur le marché par Marc Records à New York. Au cours des huit années qui suivirent, jusqu’à la chute de Baby Doc le 7 février 1986, l’album devint la bande sonore attitrée du mouvement pro-démocratique en Haïti et en diaspora.

En 1980, le régime Duvalier a intensifié sa répression contre les activistes en faveur de la démocratie. Après s’être éclipsé d’un concert, Manno est parti en exil aux Etats-Unis le 4 juillet. Pendant les six années passées à Boston et à New York, Manno est devenu un incontournable des rallyes et marches anti-Duvaliéristes. Il a écrit de nombreuses chansons pour le documentaire Canne amère tourné par Haïti Films en 1983,  lequel film a également contribué à propulser le mouvement anti-Duvaliériste et la renommée de Manno.

Entre-temps, il sort ses premiers albums solo, Konviksyon (1984) et Fini les Colonies! (1985) acclamés de par le monde.

Après la chute de Duvalier en 1986, Manno retourna en Haïti et devint l’une des voix artistiques et politiques les plus en vue du nouveau mouvement anti-impérialiste-pro-démocratie lavalas qui amena le président Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en février 1991. En 1990, Manno a sorti l’album Oganizasyon Mondyal, qui a cimenté sa renommée en tant qu’éminent chanteur anti-impérialiste d’Haïti.

Manno dans un concert au Big Night dans le Little Haïti

Un coup d’Etat soutenu par Washington en septembre 1991 a conduit Manno à chercher refuge à l’ambassade d’Argentine, où une délégation des droits de l’homme, présidée par l’ancien procureur général américain Ramsey Clark, l’a rencontré en décembre 1991 (voir le documentaire Killing the Dream de 1992, tourné par Crowing Rooster Arts et qui a  été montré aux États-Unis sur PBS). Le gouvernement militaro-macoute d’alors avait même eu le culot d’exiger une rançon pour garantir un sauf-conduit à Manno. Celui-ci a pu éventuellement quitter l’ambassade, se rendre à l’aéroport et de nouveau a pris le chemin de l’exil en janvier 1992.

Au cours de ses trois années d’exil, celles aussi d’ Aristide, Manno a parcouru le monde en animant des  manifestations, des collectes de fonds et des rassemblements politiques. À son retour en Haïti en 1994, il a mené campagne avec succès en 1995 pour le poste de maire de Port-au-Prince face à Evans Paul, un ancien allié qui avait soutenu indirectement le coup d’État de 1991.

Manno le maire de Port-au-Prince

Une fois dans le troisième bureau exécutif le plus important d’Haïti (après le président et le Premier ministre), Manno, qui s’était déclaré publiquement communiste, a affronté nombre des problèmes insolubles de corruption, de violence et de chaos auxquels est confronté tout politicien haïtien. Bien que leur allié, il s’est retrouvé en désaccord avec Aristide et le président René Préval. L’éviction du Champ de Mars, à Port-au-Prince, par des hommes de main de Manno, de vendeurs illégaux (principalement des femmes) a suscité consternation même parmi ses partisans les plus fidèles. Il a finalement démissionné de son poste en 1999, quelques mois avant la fin de son mandat.

Manno a déménagé pour aller à Miami. On l’a perdu de vue pendant environ deux ans, mais à partir de 2002, il a commencé à jouer deux fois par semaine au restaurant Tap Tap à South Beach avec Richard Laguerre (guitare basse), Damas Jean-François (guitare électrique) et Jocelyn Egourdet (sax ténor). La musique du nouveau groupe a paru sur CD sous le titre de Manno à Tap Tap (Crowing Rooster Arts, 2004), et le groupe a souvent joué salle comble au cours des 15 années suivantes.

Après le coup d’État de 2004 contre Aristide ( lors de son second mandat), Manno s’est de nouveau prononcé contre le coup de force mais a également fait plusieurs remarques à caractère provocateur (c’est dans ses habitudes) à propos  d’Aristide sur les antennes des radios haïtiennes, ce qui lui a valu la colère des masses Lavalas, elles-mêmes très hostiles au coup d’État.

Manno a continué à se rendre en Haïti, principalement pour former des chorales de jeunes dans divers coins reculés de la campagne haïtienne, comme Camp Perrin et Pignon. La blessure et l’humiliation de son échec politique ainsi que son style naturellement provocateur l’ont amené à faire de temps en temps des déclarations intempestives sur les radios haïtiennes, ce qui a ajouté à sa marginalisation politique.

Mais c’est l’ascension du politicien néo-duvaliériste Michel Martelly qui a le plus nui à la réputation de Manno. En effet, Martelly, quoique Tonton Macoute, de son propre aveu, a également grandi à Carrefour. De ce fait il avait connu le jeune Manno, et il admirait aussi l’artiste. Quand il est devenu président d’Haïti en 2010, il a courtisé Manno, lui a offert un bureau et un salaire à titre de «conseiller» au Palais national. Évoquant la corruption scandaleuse régnant dans les couloirs du palais, Manno a finalement démissionné, mais est resté en des termes cordiaux avec son “ami” Martelly, même quand la colère populaire contre Martelly allait en croissant.

À la suite des élections controversées d’octobre 2015, Manno a accepté de siéger dans une commission d’enquête convoquée par Martelly, même si celle-ci était généralement considérée comme un organisme bidon doté d’une autorité purement formelle.

Manno Charlemagne

Après cette dernière incursion dans la politique, qui avait provoqué une grande consternation chez maintes personnes, Manno est revenu à Miami, où il avait repris ses présentations hebdomadaires à Tap Tap.

L’année dernière, les médecins ont diagnostiqué ce qui semblait être une infection pulmonaire  de nature fongique prétendument secondaire à, ou concomitante de quelque cicatrice tuberculeuse. Un traitement  avait été institué en conséquence. Alors qu’il était en Haïti, en juillet, Manno a commencé à avoir des étourdissements et des problèmes d’élocution. Craignant un accident vasculaire cérébral, il est rapidement retourné à Miami, où les médecins ont découvert une énorme tumeur maligne dans son cerveau identifiée comme une métastase d’un cancer pulmonaire [1]. Le 31 juillet, il a subi une opération réussie de 10 heures de temps. L’exérèse de la plus grande partie de la tumeur a été suivie de séances de radiation et de chimiothérapie exténuantes qui l’ont affaibli.

Au début de novembre, Manno a présenté plusieurs convulsions et des manifestations d’accident vasculaire cérébral, qui ont nécessité son hospitalisation, d’abord au Mount Sinai Medical Center, puis, brièvement, à Miami Jewish Health Systems, une maison de retraite dans le quartier de Little Haïti. Juste après la Thanksgiving, il a développé une forte fièvre et a été transporté de la maison de retraite au Mount Sinaï, où on lui a diagnostiqué une embolie pulmonaire que les médecins ont été incapables de juguler. Le cancer de son poumon et les atteintes cancéreuses au cerveau ont continué à progresser inexorablement.

Dans ses derniers jours, entouré d’une demi-sœur, d’une ex-femme, de trois enfants et de visiteurs occasionnels de Tap Tap, Manno a glissé entre sommeil et réveil. Lorsqu’un journaliste d’Haïti Liberté lui a rendu visite le soir du 6 décembre, il était lucide, mais il présentait des  tremblements et avait du mal à parler et à contrôler ses mouvements. Au cours des trois derniers jours de sa vie, il était surtout inconscient, l’hôpital ne prodiguant que des soins palliatifs: la mise en place d’un masque à oxygène et de fortes doses de morphine pour soulager sa douleur.

Manno au Mount Sinai Medical Center

Manno est finalement décédé le 10 décembre, peu après quatre heures du matin. Bien qu’on s’y attendait, la nouvelle de sa mort n’en a pas moins créé une onde de choc dans les milieux haïtiens pour qui Manno était devenu un symbole de résistance à la dictature des Duvalier, un authentique représentant de la culture populaire et un modèle d’engagement politique résolument progressiste contre l’impérialisme américains et ses méfaits tant en Haïti qu’à travers le monde.

Plusieurs livres ont paru sur l’artiste, dont Manno Charlemagne: Trente Ans de Chansons publié par la Fondation Connaissance & Liberté (FOKAL, 2006), et la bande dessinée de Nicole Augereau Quand viennent les bêtes sauvages publiée en 2016. Parmi les films sur lui figurent Konviksyon par Frantz Voltaire (2011) et Dans La Gueule du Crocodile (1998) par les Canadiens Catherine Larivain et Lucie Ouimet. Son dernier album musical intitulé Les Inédits de Manno Charlemagne, est sorti en 2006.

Après que le corps aura été exposé pour être vu en privé par la famille,  le public pourra rendre un dernier hommage à Manno le jeudi 14 décembre à 17h30. à l’église catholique Notre Dame d’Haïti à la 62e rue à Little Haiti, à Miami. Bien que Manno fût un athée dans toute l’acception du terme,  on lui fera  des funérailles religieuses agrémentées d’une messe à 19 h 00. Son corps sera transporté en Haïti le samedi 16 décembre et exposé le mardi 19 décembre au Musée du panthéon national haïtien (MUPANAH) sur le Champ-de-Mars de Port-au-Prince. Les funérailles auront lieu le vendredi 22 décembre.

Pendant ce temps, à Brooklyn, l’organisation politique Konbit Ayisyen pou kore lakay (KAKOLA)  et le journal Haïti Liberté organisent une veillée patriotique traditionnelle pour rendre hommage à Manno le vendredi 15 décembre, de 19h à 23h. Au même moment, à Miami, d’anciens amis, camarades et associés rendront un hommage similaire au Little Haiti Cultural Center sur la NE 2nd Avenue.

Bien que ses dernières années aient été compromises par des erreurs politiques, des associations inconvenantes et des  débordements, Manno Charlemagne a acquis une place permanente dans les cœurs et les souvenirs du peuple haïtien pour ses chansons révolutionnaires, anti-impérialistes et pro-démocratiques des années 1970-1980. et 90s.

Pour donner une idée de son génie et de ce à quoi il a consacré sa vie et son art, il convient de clore sa nécrologie avec ses propres paroles, extraites de deux classiques, Fini les colonies en français, et Konviksyon en Kreyòl;

Tu me prends tout, tu me prends tout, pour deux sous,
Toujours faudrait dire merci à genoux,
Tu m’as eu, tu m’as eu, tu m’auras plus,
C’est fini les colonies, fini le temps du mépris.
Ça va changer un jour, ça va changer bientôt, ça va changer un jour!

 Se konviksyon w ki pou kenbe w
Se li ka fè w reyalize kòm malere
Tout vye chimen velekete
Se lite tout bon pou lite pou sa chanje

Note: [1] Selon le rédacteur du journal, lui-même médecin et pathologiste, il y a eu vraisemblablement une erreur de diagnostic au départ: la pathologie pulmonaire était un cancer, simulant (radiologiquement peut-être) une infection fongique. Correctement diagnostiqué et traité une année plus tôt, le cancer pulmonaire ne se serait peut-être pas propagé au cerveau. Manno aurait pu bénéficier d’une plus longue survie. Toutefois, sans aucun accès au dossier clinique de Manno Charlemagne, l’opinion ici émise ne peut être qu’hypothétique.

Traduction française de la version originale en anglais par Frantz Latour

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