La République d’Haïti est déjà installée sur les rails d’une révolution sociale, politique et économique!

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La République d’Haïti se rapproche de plus en plus de l’épicentre d’un séisme populaire gravissime, avec des conséquences douloureuses pour la classe possédante.

Le vendredi 6 et le samedi 7 juillet 2018, le pays des Haïtiens basculait dans les fournaises de la violence positive. Saccage, pillage des magasins et des supermarchés, plusieurs tentatives d’incendie des hôtels de luxe constituaient le bilan de  trois journées chaudes de bouleversements et d’émeutes.  Des pneus brûlaient jusqu’à lundi matin dans plusieurs quartiers de la capitale. Des barricades coupaient les routes. La colère de la population marginale débordait. Les autorités se terraient. Le ciel tremblait. Les compagnies aériennes internationales suspendaient leurs vols vers les aéroports de Port-au-Prince et du Cap-Haïtien. Enfin, ce que les analystes politiques, les sociologues, les économistes prévoyaient depuis longtemps, étaient, semble-t-il, sur le point d’arriver. La misère, le chômage, la maladie, le banditisme, l’insécurité plurielle, le désespoir avaient allumé une des mèches de l’explosion sociale tant redoutée par les « bourgeois » du bord de mer.

Comme nous l’avons toujours prédit, la République d’Haïti se rapproche de plus en plus de l’épicentre d’un séisme populaire gravissime, avec des conséquences douloureuses pour la classe possédante. Les événements du début de juillet nous ont apporté la certitude que nos compatriotes qui nagent dans la misère et qui dorment dans la crasse sont fatigués de souffrir. Les victimes ont identifié leurs bourreaux. Elles ont décidé de prendre les taureaux par les cornes, de mener leur combat jusqu’à ce qu’il n’y ait aucune trace d’injustice sur la terre des  fondateurs de la patrie. Les menaces grandissent.

la République d’Haïti se rapproche de plus en plus de l’épicentre d’un séisme populaire gravissime, avec des conséquences douloureuses pour la classe possédante.

En ces temps de crainte pour l’oligarchie, la présidence, la primature, le parlement…, nous vous proposons la lecture d’un extrait bouillonnant d’un dialogue entre des paysans éclairés, conscientisés, tiré de  notre roman « Mourir pour Vivre ».

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La population de La Roche abandonna les recherches pour retrouver le petit Sauveur. À mesure que les journées s’achevaient, les espoirs s’amincissaient. Lebon et Francesca s’écroulaient sous le fardeau de leurs douleurs. Les montagnards qui étaient au courant de l’évènement mystérieux racontaient sans réserve, à ceux qui voulaient l’entendre, que l’enfant avait été enlevé vivant par des esprits méchants de la forêt qui avaient probablement bu son sang et dévoré sa chair. Ce fut Pauline qui conseilla avec sagesse l’arrêt des opérations de fouilles qui s’étendaient sur une  grande partie de la région.

– Compatriotes, disait-elle, l’enfant ne pouvait pas aller si loin. Nous avons passé sept longues semaines à fouiller chaque centimètre de la région et nous ne relevons toujours aucune trace du garçon. Si des bêtes sauvages l’avaient dévoré, nous aurions pu au  moins tomber sur ses ossements, sur des traces de sang. J’ai eu hier soir une pensée qui m’a tourmentée toute la journée : comme quoi, Sauveur  ne serait pas mort, et qu’il vivrait quelque part dans un monde mystique dont l’emplacement serait ignoré des humains. Je ne sais pas si tout cela a une part de vérité, mais ce sont des pensées qui viennent dans mon esprit tourmenté. Et puis, j’ai comme le pressentiment que le gamin reviendra un jour pour accomplir une mission importante sur la terre, lorsque les « Forces Invisibles » l’auront libéré, car tous les chrétiens vivants sont nés pour une raison particulière.

Espérandieu, une espèce d’escogriffe, grand, fort, sûr de lui,  surtout épris de ses idées libertaires, et qui, en plus, portait mal son nom, fit planer sa voix au-dessus de la petite foule.

– Notre grand problème à nous de la classe majoritaire des pauvres, nous n’avons pas encore compris qu’il n’y a aucun Dieu du ciel et de la terre, aucun loa de Dahomée, de Bénin, de  Guinée, de Souvenance, de Souscris… qui viendra nous apporter la délivrance miraculeuse.  Nous devons apprendre à nous aimer, à nous supporter, à nous tolérer d’abord, ensuite à nous organiser, accepter de mourir s’il le faut pour que les peuples qui vivotent comme nous, puissent retrouver une condition de vie normale… Viendra le temps où il faudra arrêter de fuir devant les bourreaux de l’univers qui nous persécutent, qui nous maintiennent de force dans la maltraitance, qui nous causent la vie dure, il nous faut arrêter de fuir pour affronter tous nos ennemis en face, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, nous défendre, les vaincre ou mourir…! Avoir donc le courage de frapper ceux qui nous frappent…! De nous unir à ceux qui nous ressemblent…! De nous allier à ceux qui veulent nous aider…! Si nous sommes capables de faire tout cela, je vous le dis en vérité trois fois, nous serons sauvés et affranchis à jamais…

– Moi, je n’aime pas les personnes qui réfléchissent comme vous, Espérandieu. Je dirais plutôt : « Bien parlé commère Pauline », renchérit Clémentine, la concubine de Belfort… Il faut laisser aux « Esprits » la liberté d’exercer leur pouvoir selon la volonté du « Grand et Seul Maître du ciel et de la terre »…

Belfort reprit sa femme…

– Clémentine, Espérandieu est allé à l’école du soir, lorsqu’il était gamin. Il est une victime de la domesticité. Heureusement qu’il a vécu chez des bourgeois progressistes qui ne l’ont pas humilié, qui l’ont traité avec humanité et qui lui ont permis de fréquenter une petite école qui fonctionnait non loin du quartier de ses « maîtres » à la tombée de l’Angélus pour les enfants domestiques. Lorsqu’il est retourné à La Roche, c’est lui qui m’a appris à lire et à écrire en cachette. Mon père n’était pas d’accord, il disait que les autorités pouvaient venir me chercher pour me mettre en prison ou me faire fusiller si elles apprenaient que j’arrivais à comprendre le message que contenaient certains livres, si également elles soupçonnaient que je parvenais à lire et à comprendre ce qui était écrit dans les titres de propriété foncière.

Espérandieu revint à la charge. Il savait bien ce qu’il disait, il fallait qu’il parlât davantage à ses consœurs et confrères, qu’il leur expliquât clairement le sens exact de ses propos… Il n’avait rien, absolument rien contre le « Créateur », mais le Dieu qu’il voulait, c’était celui qui accompagna Josué à Jéricho,  celui qui fit la guerre aux côtés de David, de Salomon, pour faire régner la justice sur la planète, et encore, celui qui guida les mains de Samson pour qu’il se vengeât des Philistins. Et puis, pourquoi pas les « esprits » de Mackandal et de Boukman, ceux-là qui se furent manifestés dans la nuit du 13 au 14 août 1791 pour permettre aux esclaves d’accomplir l’épopée mémorable du 18ème siècle dans les Antilles. Ou encore, le Dieu de Jean le Baptiste, la voix qui cria dans le désert de l’injustice, qui mit courageusement le roi Hérode face à ses crimes et à ses victimes, au grand risque de subir lui-même le « châtiment irréparable » de la décapitation. Et le prophète le subit. Pour Espérandieu, sans qu’il eût la capacité de l’exprimer avec une pure affinité d’esprit, le grand handicap de l’individu était l’incapacité pour lui de transcender sa peur de la mort, une peur qui allait de crescendo et  qui le marinait honteusement dans la sauce indigeste d’une résignation déplorable. L’ignorance et la peur sont les véritables ennemis des misérables

– Je comprends les inquiétudes et les craintes de certains d’entre vous. C’est la religion qui ramollit votre détermination et qui vous dévie des convictions à la base de la fondation de notre patrie. Je ne suis pas un savant, mais mon séjour dans la maison des riches m’ont permis de découvrir beaucoup de choses. Lorsque M. et Mme Anatole Lévrier était en voyage, je ratissais leur bibliothèque à la recherche de vieux bouquins qui me paraissaient intéressants. Et même j’ai entendu un après-midi M. Lévrier déclarer à l’un de ses hôtes : « Je regrette de vous le dire, cher cousin, on ne peut pas écarter la violence dans la lutte pour reconquérir les libertés naturelles, les droits individuels et collectifs. Et, avec votre permission, j’irai encore plus loin : « La violence est un droit et même un devoir, lorsqu’il s’agit de reconquérir des « libertés » usurpées et aliénées, car elle devient légitime. Qu’est ce que le monde a réalisé de façon émerveillée et grandiose sans l’usage de la violence? Tout. Absolument tout. Elle est associée à la défense de l’honneur, rattachée à la reconquête de la dignité humaine… Souvenez-vous, pour évoquer la grande littérature,  de Don Rodrigue et de Chimène, du jeune et fougueux Horace! Et pensez, pour revenir dans un monde réel, à Alexandre Legrand, la prise de la Bastille, Bonaparte, Saint-Domingue et les autres. Naturellement, je parle de la violence positive, celle que l’on se garderait bien d’associer aux crimes sordides qui visent la destruction méchante et gratuite de l’être humain…» J’ai retrouvé le bout de papier sur lequel il avait griffonné les mêmes mots. Peut-être, devrait-il s’en servir plus tard pour compléter l’un de ses livres. M. Lévrier était journaliste et écrivain. Je ne savais pas ce que cela signifiait. C’est l’instituteur de la classe où j’allais qui m’a fourni toutes les explications. Un soir, les gendarmes sont arrivés et ils ont emmené M. Délinois avec eux. Ils avaient barricadé les portes et les barrières et chassé les élèves à coups de pieds. M. Délinois n’était jamais réapparu… M. Lévrier disait encore à ses distingués convives : « Prenez garde, Mesdames et Messieurs, prenez garde, car le couvercle finira bien par sauter…!» Il répétait souvent cela…

Lhérisson, le bouffon de La Roche, celui qui, dans les bons comme dans les mauvais jours, avait toujours une anecdote à rapporter, une histoire drôle à raconter, interrompit Espérandieu. Il gratta sa gorge, puis ajouta :

– L’Éternel a ordonné d’aimer son prochain comme  soi-même, d’accord; cependant, il faut admettre que cela pose un sérieux problème : celui pour moi de savoir qui est mon prochain? Dieu ne me l’a pas indiqué clairement… Mon ennemi, serait-il également mon prochain, je parle de l’individu ignoble qui m’exploite, qui refuse de me laisser progresser, qui accapare tout ce que je possède, qui vole ma force de travail pour s’enrichir à mes dépens, qui est allé à l’école et qui refuse de m’y envoyer, qui va se faire soigner à l’étranger lorsqu’il est malade, alors qu’il fait tout pour empêcher que l’on construise un petit dispensaire à la campagne, qui remplit les poubelles avec des restes de nourriture que son ventre rassasié vomisse pendant que mes gosses, ma femme qui est enceinte se couchent avec des bulles d’air dans l’estomac, oui, serait-il aussi mon prochain, le cinglé qui me fait mettre en prison lorsque  je revendique mes droits, lorsque je dis ouvertement ce que je pense, le grossier personnage cravaté qui dort au chaud, à l’abri des cyclones, des ouragans, des inondations… dans son palais doré, pendant que je grêle de froid dans un taudis qui n’arrive même pas à tromper le soleil, le type hautain, gras, ventru touffu qui se déplace dans sa limousine, alors que moi, je me tape des centaines de kilomètres à pied ou à dos d’âne, qui est selon vous mon prochain, le grand don malhonnête qui me condamne à la corvée en me contraignant à travailler sur des terres qui devraient également m’appartenir, puisque dans les faits, lui et moi sommes censés détenir les mêmes droits et les mêmes privilèges à la naissance, dites-le moi, Ô Éternel, qui  est mon prochain,  qui est celui que je dois aimer comme moi-même et qui mériterait que ses crimes lui soient remis soixante-dix-sept fois sept fois, ou plutôt, mon prochain est-il celui qui vit, souffre, mange, boit, habite, vagabonde, pleure, dort, se réveille, trime, bourrique, s’habille, parle, pense, rêve, se déplace… comme moi, et encore, le paradis serait-il le lieu de récompense réservé aux âmes qui pêchent et qui ne vont pas à l’église pour se repentir, tandis que l’enfer, l’endroit prédestiné aux victimes de la méchanceté humaine pour le prolongement éternel de leurs douleurs muettes?

Nous les paysans, nous ne possédons pas grand-chose, nous ne savons ni lire dans les livres ni écrire dans les cahiers, mais nous sommes capables de comprendre, puisque nous sommes nés avec une intelligence qui nous permet de fonctionner…

Silas, l’homme qui venait d’ailleurs, l’étranger de nulle part, le fils adoptif de La Roche, debout entre Pauline et Espérandieu, coupa la parole à Lhérisson. Il semblait édifié… On ne reconnaissait à Silas aucun parent dans le village. Il n’en avait pas. Il était arrivé à La Roche une nuit du mois de décembre glacial, avec pour tout trésor un baluchon qui contenait un vieux gobelet qui avait dû le servir en chemin pour se désaltérer, une chemise et un pantalon très usés. Ses regards étaient perçants de crainte et d’angoisse, on aurait dit les yeux d’un chat effrayé, poursuivi par une meute de chiens méchants. Il titubait dans l’obscurité et ce fut Espérandieu qui avança à sa rencontre. Silas, après avoir repris son souffle, raconta sa mésaventure au Conseil des sages de La Roche. Il ne pouvait pas supporter cela, que le gendarme traitât cette pauvre dame comme il le fit, lui assénât des coups de matraques sur tout le corps jusqu’à ce que couverte de sang, elle perdît connaissance et expirât sans que personne l’eût secouru. Silas bondit sur le militaire assassin et l’étrangla. Il eut toute la caserne de la métropole à ses trousses. La Roche l’avait accueilli en héros après avoir écouté son courageux récit que les habitants enterrèrent dans le plus grand secret. Les Rochois l’avaient donc adopté et depuis cette fameuse nuit, il était devenu à part entière l’un des leurs. Il changea son nom de Richard pour celui de Silas. Il avait toujours caché à ses compatriotes qu’il venait d’une famille aisée, qu’il était allé à l’école secondaire et qu’il se prédestinait à la médecine dans le but de soigner les gens des mornes et des campagnes qui n’avaient pas accès au service d’un médecin de famille. Mais Silas qui n’avait plus grand-chose à voir avec Richard ne regrettait rien, car c’était pour lui comme prendre la défense de la veuve et de l’orphelin. Il avait appris à bêcher, piocher, labourer  la terre, jeter les nasses et les filets à la mer comme tous les autres… Hélas, le cataclysme qui  causa la destruction complète du village des pêcheurs n’avait pas épargné sa petite famille. Sa jeune épouse et son bébé de quatre mois avaient péri sous ses yeux. Il avait tout tenté pour les sauver, mais le sort en voulut autrement. Dire que ce fléau s’était abattu sur lui une année après avoir obtenu la main de Mélanie! Depuis cette nuit pompéienne, Silas s’était renfermé dans un silence accablant. Il avait sérieusement maigri. Il se cloîtrait entre les quatre panneaux de sa solitude effrénée… Tout d’un coup, il éprouva le besoin de se défouler, d’émettre des opinions, les siennes.

– Nous les paysans, nous ne possédons pas grand-chose, nous ne savons ni lire dans les livres ni écrire dans les cahiers, mais nous sommes capables de comprendre, puisque nous sommes nés avec une intelligence qui nous permet de fonctionner, de nous occuper de nos femmes et de nos enfants, de labourer la terre pour faire pousser les semences, donc nous ne sommes pas des animaux « sans esprit ». Et c’est ici que je rejoins Lhérisson : ce sont les personnes malades qui vont à l’hôpital, pas celles qui sont en bonne santé! Si l’église est considérée comme un lieu de prière, de contrition et de repentance, pourquoi les faiseurs potentiels du mal, les rois, les reines, les princes, les princesses, les comtes, les comtesses, les ducs, les duchesses, les présidents, les ministres, les sénateurs, les députés, les généraux…, pourquoi n’y vont-ils que deux fois dans une année, soit pour participer orgueilleusement aux Te Deum consacrés à la célébration des fêtes officielles, alors que nous les pauvres, qui péchons quand même, mais beaucoup moins que ceux-là, l’Évêque, le prêtre, le pasteur, l’imam, le rabbin, ils nous exigent d’aller tous les jours à la cathédrale, au temple, à la mosquée, à la synagogue, au pagode…  pour nous confesser, demander à Dieu de bénir le pain qu’il a donné aux autres afin qu’ils puissent toujours en avoir, et de lui dire merci pour le pain que nous, nous n’avons pas reçu…! Cela, il faudrait que quelqu’un me l’explique…

Espérandieu reprit son discours :

– Silas, c’est exactement ce que je veux faire comprendre à nos camarades. Je réfute le « Pardonne-leur père, ils ne savent pas ce qu’ils font. » comme les religions nous l’imposent. Ils savent bien ce qu’ils font! Ils nous appauvrissent pour qu’ils s’enrichissentIls le savent… Ils nous font souffrir pour qu’ils s’égayent de l’opulence… Ils nous privent pour qu’ils possèdentDites toujours qu’ « ils ne savent pas ce qu’ils font…! » Ils nous affaiblissent pour qu’ils se fortifient… Ils nous tuent pour qu’ils vivent… Regardez-vous, et dites-moi que je blasphème…!

Silas réfléchit un moment, plaça sa main droite en cornet devant ses lèvres minces largement écartées et il se mit à bailler de fatigue. Il roulait sa bosse tous les jours sous le soleil et la pluie, il était devenu pareil à cette bande de gueux, désespérants, ignorants, analphabètes, certes, mais braves, combatifs, toujours en train de déminer les épreuves herculéennes d’une vie quotidienne harassante et incertaine, des héros anonymes, déterminés à ne pas baisser les bras devant les hautes montagnes de l’adversité dressées le plus souvent de manière inattendue devant les  malchanceux descendants de Cham… Pourtant, Richard, avant de se faire appeler Silas, venait d’un cercle social hermétique où scintillait la mondanité dans sa splendeur spectaculaire et sa rutilance aveuglante. Il était conscient de ses origines bourgeoises. Il appartenait à une oligarchie mulâtre compradore qui avait choisi d’ignorer qu’à quelques centimètres de leurs demeures richement meublées et soigneusement entretenues, il y avait des gamins qui couchèrent tous les soirs l’estomac vide sur des tranches de carton mince et qui furent continuellement terrassés par la misère féroce, qu’il y avait des femmes qui se prostituaient avec les touristes étrangers en échange de quelques piastres honteusement gagnées pour casser la croûte et se payer une chambrette qui les abritait de la nuit et des loups-garous, qu’il y avait ces marchandes ambulantes qui tenaient en équilibre sur leur tête un chaudron rempli d’épis de maïs bouillis, trempés dans l’eau bouillante salée qu’elles criaient aux passants, et qui risquaient à tout moment de trébucher sur une motte de terre et de s’échauder tout le corps… Ces gens-là, comme les aurait appelés le chanteur engagé Jacques Brel,  avaient pris la fâcheuse habitude de détourner leurs regards des mendiants qu’ils croisaient aux intersections en repoussant la  main galleuse qu’ils leur tendaient ou  la corbeille de pénitence qu’ils leur présentaient… Richard, devenu Silas, n’avait absolument rien à voir avec le mode d’existence cultivé dans cette espèce de fourrière où s’entassaient comme de la ferraille inutile, les marginaux oubliés de la décrépitude intercurrente. Jamais pour eux une journée sans tracas…! Tantôt, les inondations… Tantôt, la sécheresse. Pas une seule période de vaches grasses. Par la force de son destin, Richard s’était métamorphosé en Silas, le prototype du « ti rouge *» étonnamment inventé par Jean-Jacques Acaau pour décrire le mulâtre désargenté, déclassé dans l’échelle sociale, celle ou celui qui naquit d’un croisement factice, consenti ou forcé, ou qui subit les effets rétrogrades et graduels du « désempaillement statutaire » dans l’enceinte sociétale… Le séjour prolongé de Richard parmi les paysans rochois avait refaçonné, reconditionné, reconstruit sa conscience citoyenne sur la fondation utopique d’une idéologie politique eugénique, soi-disant vecteur d’une certaine forme de progrès économique et de changement social sous  le couvert de l’universalité… Il était mieux placé pour reconnaître et comprendre que la société avait vécu trop longtemps avec des blessures gangréneuses, et par conséquent, qu’il  n’allait pas être facile pour quiconque de l’aider à se guérir de son terrible mal, ou à défaut, de trouver même une thalidomide, qu’importe les effets secondaires, pour apaiser, ne fût-ce que momentanément, ses indicibles souffrances. Vivre avec une plaie ouverte n’aurait jamais été possible pour personne… Un scénariste faisait dire à l’un de ses personnages : « S’il y a une blessure, il faut essayer de la guérir… » Pour Silas, Les civilisations occidentales s’apparentaient aux  malades hystériques et contagieuses. Elles détruisaient l’humanité. Elles bouleversaient tout dans la nature au nom de l’égocentrisme hégémonique à teneur occidentaliste… Auparavant, les déshérités des richesses naturelles de la planète, il les voyait passer devant la grande maison de ses parents, et cela ne le dérangeait pas trop. Il allait à l’école, se prélassait dans le grand lit de sa chambre remplie de jouets et de souvenirs d’enfance, il fréquentait l’école des missionnaires congréganistes, se goinfrait de repas frais et nourrissants, allait à la messe dominicale chaque semaine pour se donner « bonne conscience » comme les gens hypocrites de son entourage, avec les membres de sa famille installés autour de la grande table, récitait le bénédicité à l’heure du déjeuner, du dîner et du souper, une façon pour eux de remercier « leur Christ » d’avoir fait délivrer à leur adresse somptueuse des « boîtes de pain quotidien » qu’ils n’arrivaient pas à consommer et dont la moitié était destinée à la poubelle, alors qu’ailleurs, la livraison ne se faisait qu’au compte goutte, lorsque tout bonnement elle n’était pas arrivée à destination, faute d’adresse connue, auraient répondu froidement les fonctionnaires privilégiés de la « Providence », chargés des opérations de distribution, et ils eussent dit vrai, car il eût été tout à fait inconcevable de penser à inscrire des numéros civiques sur les tentes dressées dans le Sahel ou le Sahara, sur les cases en terre battue plantées ici et là au sein des campagnes sauvages, pauvres et dénudées. Et que dire des maisons en équilibre sur des pilotis enfoncés dans les mares d’eau puante et dans les marécages infestés de crocodiles dans les forêts de l’Amazonie! Ou encore des cahutes de glace dressées sur des surfaces enneigées au pays des  esquimaux…!

De tous les êtres vivants de la terre, y en avait-il pire que les humains, cette espèce d’animal dite raisonnable, pourtant complètement dénuée de tout bon sens ? Quelle créature bizarre! Richard sentit tout d’un coup le besoin de prendre le dessus sur Silas. Un éclair de sagesse zébra dans son cerveau. Il se décoiffa promptement, promena solennellement à répétition la tête de droite à gauche. Il recommença à parler prestement, à s’adresser à Espérandieu et à la foule éclaircie avec toute l’assurance que lui conféra sa voix captivante de baryton.

– Espérandieu, vous êtes un grand habitant, vous avez le cœur noble et généreux, vous parlez avec une grande sagesse. Vous ne niez pas l’existence d’un Être Suprême et Tout-Puissant. Vous voulez simplement nous faire comprendre qu’il ne serait pas exactement comme on nous le présente dans les discours qui touchent l’endoctrinement religieux : un Dieu amorphe et faiblard qui prône l’immobilisme et le résignationnisme. Dans sa justice, il a tout prévu pour le bien-être des créatures animales. Il a tout mis à notre disposition. Cependant, il nous a laissé la liberté de nous organiser afin que nous occupions la place qui nous revient de droit dans la société, afin que nous prenions possession de ce qui nous appartient dans la nature… Ce que les autres nous ont enlevé, nous pouvons le reprendre, seulement si nous sommes organisés… La vie n’est pas un don, c’est une épreuve qu’il faut gagner à tout prix.

– Merci Silas pour ces beaux compliments, vous n’êtes pas différent de moi, vous avez renoncé à beaucoup de privilèges pour accepter de vivre comme nous par la force des choses. Lorsque l’on parle de don, on pense à une faveur, à quelque chose que l’on ne reçoit pas comme un signe de distinction. La vie dont on a hérité exige de nous des efforts soutenus et constants, parfois trop d’efforts même pour la conserver…

Espérandieu aurait pu aussi ajouter, s’il le savait, les déclarations de Montesquieu à propos du sujet qu’il aborda: « Il faut pleurer les hommes à leur naissance et non pas à leur mort… » La première, la naissance, serait donc le commencement des épreuves que devrait subir l’humanité au cours de son existence, tandis que la deuxième, la mort, en constituerait la fin… Avec de pareilles considérations, les pouponnières auraient dû être un endroit où devraient couler des ruisseaux de larmes, un théâtre rempli de spectateurs suffoqués par des crises violentes d’hystérie, alors que les cimetières se seraient transformés en un lieu permanent de réjouissance carnavalesque pour fêter le départ et le repos éternel des âmes éprouvées

Toutes ces réflexions improvisées avaient appliqué une couche épaisse de morosité sur le visage de Silas déjà miné par la fatigue grandissante. Il se sentait mal installé dans ce siècle d’injustice et de déraison. Passer des nuits blanches à se culpabiliser, à larmoyer sur des bêtises qu’on ne saurait en aucun cas détailler au marché de ses remords de conscience, de ses responsabilités directes ou ses implications  personnelles, l’avait rendu  presque fou. Fou  d’impuissance devant l’ampleur  d’un drame  monstrueux  auquel La Roche  n’arrivait pas à échapper.

– Espérandieu, commença-t-il, j’ai comme l’impression que vous voulez nous demander ce que nous comptons faire pour que cela cesse…!

– Mon cher Silas, la réponse n’est pas simple, et c’est ensemble que nous parviendrons à la trouver.

Depuis quelques jours, Silas caressait un rêve aussi majestueux que l’univers. Et il se désignait lui-même pour aider à son accomplissement. Il se voyait Cacique Henri, Geronimo, Le Roi Arthur ou Le Chevalier Lancelot, Robin des bois, Abraham Lincoln, Maximilien de Robespierre…, un homme de ces trempes-là, capables de proposer voire même d’imposer un plan global de reconstruction des sociétés humaines sur la base de la dignité et de la philanthropie. Il conclut dans sa tête que cela ne servait à rien que des hommes comme lui eussent cherché à vivre comme les autres, les malheureux paysans condamnés dès leur naissance à mourir dans la pauvreté abjecte, sous prétexte de leur ressembler. Ce qui eût été plutôt justifié, ce fut de permettre à ces victimes de l’exploitation outrancière de vivre comme eux dans des quartiers totalement à l’abri des principaux facteurs liés à la fragilité et à l’insécurité de l’existence humaine. Silas était convaincu que demeurer à La Roche ne lui offrait guère la possibilité de mener à terme sa mission de « bon samaritain » pour enrayer l’indigence… Les femmes et les hommes capables de le soutenir dans son « combat noble» se trouvaient ailleurs, dans les maisons bourgeoises, les amphithéâtres des universités, les sièges des centrales syndicales, enfin, à chaque endroit où il existait des cerveaux conscientisés, ayant à cœur le bien-être de l’humanité.

On ne pouvait pas concevoir une révolution  pour changer le sort des paysans, avec des « paysans analphabètes ». Le mouvement aurait été voué à l’échec avant d’être né. Silas avait donc décidé de redevenir Richard. Il comptait  retourner chez ses parents. Entreprendre des études universitaires afin de se donner les moyens de déclencher l’insurrection du siècle… Il voulait accomplir des actions spectaculaires, bouleverser le vieil ordre mondial, agir  dans le sens de ses croyances politiques, avoir le privilège de mourir pour la Liberté et pour la Justice.

Robert Lodimus
(Extrait de Mourir pour Vivre, roman inédit)

 

 

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