La mémoire au service des luttes : Jacques Roumain

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1971
Jacques Roumain

Il y a 77 ans, le 18 août 1944, l’éminent écrivain et intellectuel engagé haïtien Jacques Roumain décédait.

Né le 4 juin 1907 dans une famille de la bourgeoisie, son père, Auguste Roumain est un grand propriétaire terrien et sa mère Émilie Auguste est la fille du président Tancrède Auguste.

En 1920, il est envoyé en pension en Suisse pour terminer ses études secondaires. Là-bas, il est inscrit à l’Institut Grünau, puis à l’école Polytechnique  de Zurich. Mais ce qui l’intéresse vraiment c’est la lecture de certains auteurs européens: ” La seule chose que je fasse avec passion est la lecture de Schopenhauer, Nietzsche, Darwin et les vers de Heine et de Lenau.”

En 1926, Jacques Roumain s’installe en Espagne où il entreprend des études d’agronomie. C’est sans doute dans l’espoir qu’il revienne au pays gérer les terres familiales. C’est plutôt la tauromachie (l’art d’affronter le taureau)  qui attire son attention, après avoir lu le roman d’Henry Montherlant, Bestiaires. Il abandonne ses études et se consacre à cet art qui le passionne énormément.

Un de ses poèmes de jeunesse Corrida est composé à la gloire du torero mexicain Armillita. Il profite de son séjour en Espagne pour apprendre la langue, ce qui lui permettra, parla suite, de traduire les poètes latino-américains et de correspondre avec son ami Nicolas Guillén.

En 1927, alors âgé de vingt ans, il retourne en Haïti sous l’occupation américaine. Dans sa nouvelle La proie et l’ombre, parue en 1930, Roumain décrit les sentiments du personnage principal, Michel Rey, de retour en Haïti après un long séjour en Europe: Le soleil de midi domptait une mer silencieuse remuée de vagues douces et sans écume. (…) dans la foule anonyme qui montait sur le pont en se bousculant sur l’échelle étroite: visiteurs, portefaix, parents, il se reconnaissait enfin, se sentait l’écho heureux de ce monde noir, écoutait fondre en lui la glace amassée en Europe, disparaître de son cœur ce qu’il nommait avec amertume le grand silence blanc et qui était l’abîme racial… . Maintenant il était parmi ses frères et son peuple. Il aurait voulu s’agenouiller, baiser cette terre chère.

Jacques Roumain

Le premier juillet 1927, Roumain participe au lancement de deux revues: La Trouée: revue d’intérêt général et surtout La Revue indigène: les Arts et la Vie. Le programme de La Trouée consiste à donner une nouvelle orientation à la littérature haïtienne: elle ne devrait plus être “une occupation de pédants et de désœuvrés” mais plutôt “le cri d’un peuple qui veut dire ce qui bout en lui.” Jusqu’à la fin de sa vie, Roumain défend l’idée de l’engagement de la littérature, comme en témoigne cet article qu’il écrit en 1942, La Poésie comme arme.

Le 22 février 1928, Roumain devient gérant responsable du journal Le Petit Impartial, que dirige le nationaliste Georges Petit. Le journal s’en prend au gouvernement de Louis Borno qui collabore avec l’occupant américain. Un mois après, Roumain devient président de la Fondation de la Ligue de la Jeunesse Patriote Haïtienne.

Le 13 décembre, Roumain et Guérin sont arrêtés pour délit de presse.

Le 22 janvier 1929, pendant qu’il est incarcéré, il refuse de désavouer un article publié dans Le Petit Impartial, un véritable brûlot qui s’en prend directement à Louis Roy, dont la fille est la fiancée de Roumain. Les fiançailles sont rompues.

Le 29 avril de la même année, Roumain ainsi que Georges Petit sont condamnés à un an de prison et 5 000 gourdes d’amende chacun. Le premier août, le tribunal correctionnel décide de mettre hors de cause les condamnés. Ils seront libérés.

Quinze jours après sa libération, Jacques Roumain publie la première de ses chroniques “Mon Carnet”. Mais il est arrêté ainsi que Victor Cauvin et Antoine Pierre-Paul pour avoir enfreint “la loi sur les associations de vingt personnes ou plus” et pour avoir lancé un “appel insidieux”.

Sous la pression du mouvement nationaliste, particulièrement la grève des étudiants de Damiens, Jacques Roumain est libéré le 17 décembre,  suite à l’amnistie de tous les prisonniers politiques.

Le premier juin 1930, après la chute de Borno, Roumain est nommé chef de division du ministère de l’Intérieur par Eugène Roy, président par intérim. Il démissionne quelques mois après, ne voulant pas “donner bonne figure” au pouvoir.

Fin août, Roumain publie La Proie et l’Ombre, une « peinture de la misère intime de notre jeunesse meurtrie et retenue dans son évolution par une imbécillité bourgeoise alliée à des préjugés stupides. »

Le 8 novembre, Sténio Vincent est élu président de la République. Il est appuyé par Roumain ainsi que par le mouvement contre l’Occupation. Il est renommé à son poste au ministère de l’Intérieur.

En décembre, Roumain publie en même temps Les Fantoches et La Montagne ensorcelée. Au cours de la même période, il rencontre l’écrivain Noir américain Langston Hughes, qu’il considère comme « le plus grand poète noir de l’Amérique ».

En 1932, il part pour New York, en compagnie de Christian Beaulieu. Il rencontre, entre autres, le philosophe noir Alain Locke, l’un des principaux intellectuels du mouvement culturel Harlem Renaissance.

De retour en Haïti, Roumain, alors même qu’il occupe le poste au ministère, entre dans la clandestinité après avoir été convoqué par le Procureur de la République qui enquête sur de possibles activités subversives.

Le 3 janvier 1933, Jacques Roumain se rend à la police pour éviter des représailles à ses parents et à ses camarades. Il est incarcéré au Pénitencier national. De prison, il écrit au poète Léon Laleau: “Je suis communiste. Aucune puissance au monde ne peut m’enlever ce droit.” 

Le 9 février, en compagnie de Max Hudicourt, également incarcéré pour conspiration, Roumain fait la grève de la faim pour protester contre les lenteurs de l’instruction. Ils sont libérés deux jours plus tard.

En juin 1934, il fonde le Parti communiste et publie, en collaboration avec Étienne Charlier et Christian Beaulieu, Analyse schématique 1932-1934.  Le mot d’ordre du Parti est “La couleur n’est rien, la classe est tout.”

Début août, Jacques Roumain est arrêté. Il est accusé de comploter avec l’étranger et de préparer des attentats. Le 23 octobre, il est condamné à trois ans de prison.

Durant ses deux premières années d’incarcération, il travaille sur un roman resté inachevé, Le Champ du potier. 

Le 8 juin 1936, suite à une mobilisation initiée par Langston Hughes pour le libérer, Roumain sort de prison. Mais il reste étroitement surveillé par la police de Vincent.  Au cours de son incarcération, il contracte le paludisme, dont il souffrira de crises récurrentes.

Le 15 août, il rejoint son épouse Nicole et son fils Daniel à Bruxelles.

Le 19 novembre, le Parti Communiste Haïtien est interdit.

Le 17 juillet, en compagnie des poètes Nicolas Guillén (de Cuba) et Langsthon Hughes, il participe à Paris au Congrès des écrivains pour la défense de la culture. Il collabore à des revues de gauche. Regards, Commune et Les Volontaires. Il s’inscrit à l’Institut d’ethnologie et assiste le professeur Paul Rivet.

En avril 1938, à la suite du massacre des Haïtiens par les sbires de Trujillo,  Roumain publie un article, “La Tragédie haïtienne” dans Regards,  dans lequel il accuse de génocide le dictateur dominicain et de complicité le président Sténio Vincent. Le journal est poursuivi pour “outrage à chef d’État étranger”.

En 1939, à l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, Roumain renvoie sa famille en Haïti. Puisqu’il est interdit de séjour par le gouvernement de Vincent, il débarque en Martinique et attend un visa pour les États-Unis. Il s’envole pour New York, où il est accueilli par le professeur Bradley et son épouse Francine (à qui il dédie son poème Bois d’ébène.)  Avec peu d’argent, il mène une vie difficile. Il écrit à sa conjointe Nicole: “Je préfère cette dure existence au partage d’un ignoble bonheur, fait de la souffrance des autres.”

À la fin de décembre 1940, Roumain quitte New York pour la Havane où il est reçu par son ami Nicolas Guillén.

En mai 1941, immédiatement après l’élection de Élie Lescot, Roumain rentre en Haïti après six ans d’exil. Il se consacre à des travaux de recherche, notamment sur le vaudou.

En juillet, il rencontre Alfred Métraux (auteur du livre devenu classique en anthropologie, Le vaudou haïtien). Métraux écrit à propos de Jacques Roumain: “Dans ma vie d’homme de science, je n’ai connu que très peu de collègues capables d’apporter à leurs recherches une passion aussi jeune et aussi forte.”

Le 23 juillet, Roumain, en collaboration avec Mme Fussman Mathon,  prononce une conférence à l’Institut Haïtiano-Américain sur le Culte de l’assotor.

À la fin du mois de juillet et au début du mois d’août, il voyage à l’île de La Tortue et procède à des fouilles dans la région de Fort-Liberté pour retrouver des vestiges des Indiens Ciboneys.

En octobre, il est nommé directeur du Bureau d’Ethnologie et enseigne l’archéologie précolombienne à l’Institut d’Ethnologie fondé par le Dr. Jean Price-Mars.

En mars 1942, Roumain milite activement contre la “Campagne anti-superstitieuse” menée par le clergé catholique avec le soutien du président Lescot. Il est accusé par le Père Foisset de “salir l’Église”.

En septembre, Roumain est nommé Chargé d’affaires d’Haïti à Mexico. D’après certains observateurs, il serait contraint d’accepter ce poste comme un exil doré imposé par le pouvoir. Arrivé au Mexique le 28 octobre, il participe à la fondation de l’Institut national d’études afro-américaines. Il en profite également pour entamer l’écriture de son chef d’œuvre Gouverneurs de la rosée.

Il termine l’ouvrage le 7 juillet 1944, à Mexico. Le 6 août, Jacques Roumain, en compagnie de sa femme, rentre en Haïti après une escale à La Havane où il revoit pour la dernière fois son ami Nicolas Guillen.

Jacques Roumain meurt le 18 août 1944, à l’âge de 37 ans. Un parcours exceptionnel en si peu de temps.

Jacques-Stéphen Alexis écrit à propos de Jacques Roumain: Les peuples sont des arbres qui fleurissent malgré la mauvaise saison…Un peuple qui vient de produire un Jacques Roumain ne peut pas mourir.

Repose en paix, frère et camarade.

 

Alain Saint Victor (sources: Jacques Roumain, Œuvres complètes, Éditions critique Léon-François Hoffman)

 

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