La fusillade à Dallas au Texas: une de plus, une de trop

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Alton Sterling

Je vis aux États-Unis depuis juillet 1969. Je suis donc au pays d’Abraham Lincoln et de George Washington depuis quarante-sept ans. C’est dire que je suis un viejo dans le coin, un vyewo comme nous dirions en créole, mais sûrement pas un vyewe. En aucune façon je n’aurais pu vivre enfermé dans une sorte de bulle d’Haïtien en exil, en dehors du quotidien étatsunien, maudissant à tout casser le sort qui m’a porté depuis vingt-sept ans à dénoncer l’impérialisme et ses suppôts en Haïti, d’abord à travers Haïti Progrès,  ensuite dans les colonnes d’Haïti Liberté depuis juillet  2007.

Bien sûr que non. D’ailleurs, je compte parmi les admirateurs de Sénèque, Lucain, et Pline qui avaient célébré l’idée de l’unité morale du genre humain, idée conçue par les philosophes grecs et reprise par l’axiome fameux de Térence: Homo sum, nihil humani a me alienum puto. Je suis homme, et rien de ce qui touche un homme ne m’est étranger. Parfois, laten pale, laten konprann, quoique j’aie envie de dire que tout dépend aussi de la conjoncture.

Assurément vous avez bien compris mon latin, et vous avez peut-être pu deviner que j’ai voulu vous dire, discrètement, combien les fusillades à répétition aux États-Unis, les éternels palabres  sur l’acquisition et l’usage des armes à feu, et, surtout,  le racisme m’intéressent au plus haut point. Chaque fois qu’il y a une flambée se rapportant à ces trois thèmes, ressurgit ce besoin urgent de dialogue, de chita tande que réclament les uns et les autres pour calmer les émotions, calmer le jeu, palabrer, discuter, discutailler, parloter, disserter, ergoter, pontifier jusqu’à la prochaine montée d’adrénaline.

À l’heure de l’Internet, de la mondialisation et des réseaux sociaux, on ne peut plus jouer à kachkach liben bò Senmaten. Tout se sait, tout s’entend, tout se voit, tout se propage au moment même où se produit l’événement. Sauf à vivre dans l’une de ces rares peuplades encore imperméables aux toxicités et «bienfaits» de la «civilisation», le monde entier a été témoin en direct ou en différé des graves incidents survenus aux États-Unis entre le 5 et le 7 juillet écoulés.

Rappel des faits.

Micha Xavier Johnson
Micha Xavier Johnson

Il s’agit d’abord de la mort du Noir américain Alton Sterling aux mains de policiers blancs, le 5 juillet 2016, à Bâton-Rouge en Louisiane; et celle de Philando Castile, le 6 juillet 2016, à Falcon Heights, au Minnesota, décès également attribué à un policier blanc. Ensuite, le 7 juillet, il y a eu la fusillade à Dallas, au Texas, lors d’une manifestation pacifique en réaction à la mort des deux Afro-Américains Sterling et Castile tués par des policiers. Revers de la médaille : ce sont des policiers qui ont été l’objet de tirs nourris par un jeune Noir, Micha Xavier Johnson. Cinq agents de la police sont tombés sous les balles de l’assaillant armé d’un fusil d’assaut semi-automatique de type SKS.

Les circonstances et le moment du meurtre de Sterling et de Castile par des policiers blancs ont été clairement documentés par deux vidéos amateurs. À  Dallas, ce sont encore deux autres vidéos qui ont montré des policiers pris pour cible par un tireur embusqué (sniper), Micha Xavier Johnson. Ce dernier, «à partir d’une position élevée», a ouvert le feu subitement, vers la fin de la manifestation. Il visait très clairement les agents de l’ordre, et, outre les cinq tués, il en a également blessé six autres, dont deux grièvement, ainsi qu’un civil, selon les autorités. Les deux vidéos amateurs ont pu témoigner de la violence de la fusillade.

Les réactions 

Sur différentes chaînes de télévision défilent des journalistes pressés de débiter leurs petits discours, des spécialistes en tout et en presque rien, des analystes en mal de commentaires, des autorités du gouvernement fédéral et des États concernés, des témoins consternés, deux candidats constipés qui aspirent à la présidence et dont le bonjour n’est pas la vérité, des policiers à la retraite choqués et agacés par le meurtrier événement à Dallas, des défenseurs des droits humains éplorés, des démagogues en zing de contrariété et des tolalitologues tous des habitués du monde des gwògmagòg.

Les présentateurs de télévision, cent mille fois sur le métier, ressassent les titres de Micha Xavier Johnson : un réserviste qui a servi en Afghanistan à titre de spécialiste en charpenterie et en maçonnerie, chapant et bòs mason, dirions-nous en créole. Ils demandent à leurs invités en studio de rappeler ces titres. On précise ad nauseam que le mec n’a pas de casier judiciaire, qu’il n’a pas de lien connu avec des terroristes, qu’il n’a pas été inspiré par Daesh, qu’il a agi seul ; mais il n’y a personne ou presque qui dise nommément que c’est un Noir. On le sait seulement grâce à une photo passée en boucle. Il ne faut peut-être pas remuer le fer dans la plaie raciste.

Pourtant, lors de fouilles opérées à domicile, on trouve du matériel en rapport avec la fabrication de bombes, une ou des vestes à l’épreuve des balles, des fusils d’assaut semi-automatiques, des munitions à gogo, un journal documentant son entraînement en maniement d’armes, des références à des personnages antiblanc, un manifeste détaillant ses intentions homicides, enfin, enfin, Séraphin pied fin. Mais on se garde de dire que c’est un terroriste lakay, car évoquer un tel spectre mettrait la police de Dallas aux abois. D’ailleurs, selon l’un des intervenants à la télé, on n’a pas encore une «définition correcte de ce qu’est un terroriste» (sic). Pourquoi alors chercher midi à quatorze heures ? Kenbe do m mezanmi, kenbe do m.

Les discours, commentaires et analyses tournent autour de poncifs qui reviennent aller pour venir ; or ces derniers n’ont jamais servi à quoi que ce soit, amélioré quoi que ce soit, changé quoi que ce soit. Lisez : nous sommes une nation debout comme un seul homme (pourquoi pas comme une seule femme ?) ; la communauté a été dévastée (c’est évident) ; ce qui s’est passé à Dallas est profondément troublant (bien sûr) ; il nous faut faire mieux et plus que nous ayons déjà fait (allons ! Un dernier effort) ; le temps n’est plus aux discours creux mais à l’action (on le répète depuis que jadis était caporal) ; mettons-nous ensembles pour mettre fin à cette violence (ce qu’on ressasse depuis les temps benmbo)) ; nous devons respecter la vie (il fallait bien y penser); nous avons le coeur en lambeaux (qu’on fasse appel à un chirurgien) ;  l’unité est le mot clef (bande de plagiaires ! C’est un politicien haïtien qui l’a dit).

Ce sont les mêmes rengaines : nous avons besoin d’un grand débat national (un autre plagiat ; en effet, c’est le Dr Turneb Delpé, un haïtien total, qui le propose depuis que les petits concombres se battent avec les aubergines, et puis, et puis, anyen ) ; nous devons nous faire à l’idée de prendre en main notre pays, ensemble (une autre idée de politiciens haïtiens démagogues) ; nous avons besoin de bâtir un pont [entre les deux races] (le pont des soupirs ? un pont Sondé ?);  il existe une «fracture» (a disconnect) entre les policiers et les citoyens (un électricien devrait pouvoir rétablir les «connexions») ; les antagonismes entre Blancs et Noirs représentent des questions complexes, compliquées (tu parles !) ; il faut arrêter ces propos haineux, tel que crier haro sur la brutalité des policiers vis à vis des Noirs, clamer que la vie des Noirs compte aussi (Black lives matter).

C’est tout un chaplet de vœux pieux qu’égrènent tous les intervenants : nous sommes pris dans l’engrenage de discours qui divisent ( mais aussi qui s’additionnent, se multiplient, sans qu’il n’y ait jamais de soustraction) ; nous devons nous regarder les uns les autres de façon à arrêter cette violence (et nous tenir par la barbichette, le premier qui rira…) ; il y a urgence à établir des directives à l’échelle nationale qui disent noir sur blanc (et non pas Blancs sur Noirs) quand utiliser la force, surtout si elle doit être létale ; le racisme a la vie dure (la tête dure aussi) ; il faut le combattre, combatendus racismus, un peu comme dans delenda Carthago, il faut détruire Cartage. Ah oui, il en prendra plus que… trois guerres puniques et… une Guerre de Sécession pour en finir avec le racisme.

En plein dans ce concert de poncifs surannés, il y a eu quand même quelques élans d’humanité. Ainsi, même si je ne porte pas Hillary Clinton dans mon cœur, je dois reconnaître que lors d’une interview accordée à Wolf Blitzer de CNN, elle a eu la force de faire appel à ses congénères blancs leur demandant de «se mettre dans la peau des Noirs américains et de comprendre leurs cris [de douleur et de frustration]». Élan sincère ou miroir aux alouettes pour électeurs noirs encore indécis ? Dans le même ordre d’idées, parlant du meurtre de Philando Castile à Falcon Heights, au Minnesota, le gouverneur de cet État, un Blanc, est allé plus loin. Il a déclaré que si la victime avait été un Blanc, le policier n’aurait pas tiré [et commis un homicide].

À l’occasion du meurtre de ces deux Noirs par des policiers blancs et de l’assassinat de cinq policiers blancs par un Noir qui cherchait vengeance, il y a eu un torrent de déclarations, d’émotions, de vœux, de propositions allant tous dans le même sens de cœurs brisés, d’une nation à se ressaisir, d’un «acte haineux, calculé et méprisable». Ce qui est vrai. Mais on est passé à côté de deux questions importantes relatives sans doute à l’assaillant surtout mais aussi à tous les citoyens américains : celle des armes à feu, et celle du passé de Micha Xavier Johnson.

Un débat fait rage depuis longtemps à propos de l’acquisition des armes à feu. Mais quelle que soit la position des uns et des autres, tout le monde s’agrippe au «second amendement» de la Constitution qui garantit le droit d’avoir une arme à feu. Soit, il y a pourtant problème. Pourquoi un mec, Johnson en l’occurrence, a-t-il eu besoin d’accumuler chez lui un petit arsenal de fusils, de gilets pare-balles et de munitions. Pour quoi faire ? S’il est compréhensible qu’un type ait besoin d’un revolver pour se défendre, pourquoi a-t-il besoin de se procurer un fusil d’assaut de type SKS assimilable à une arme de guerre, voire deux ou trois ? Pourquoi a-t-il besoin d’avoir chez lui une ratafal de munitions ? C’est complètement fou. Est-ce à croire qu’une telle arme à feu puisse représenter une sorte d’extension du phallus, pour les hommes, ou du clitoris pour les femmes ? À l’aide, les psy !!!

Certains États permettent le port d’armes en public, à découvert. Cela relève du cowboyisme. Justement l’État du Texas, un État de cowboys fait partie de cette engeance cowboyiste. Comble d’ironie, personne n’a été choqué de voir un mec déambuler avec son fusil d’assaut en bandoulière, alors qu’il était partie prenante de la marche pacifique, oui, pacifique, à Dallas, en solidarité avec le mouvement «Black lives matter», avec les familles endeuillées des deux Noirs abattus en Louisiane et dans le Minnesota. Interrogé sur CNN, on lui a fait remarquer que le port de son arme semblait détonner par rapport à l’esprit de la manif. Il a alors répondu tout de go que c’est son plein droit comme il a le droit de porter la chemise qui lui plaît. Vive la démocratie !

Malgré l’évidence de l’immense tort que causent, presque à la semaine, les armes à feu utilisées soit par des mains criminelles, soit par des individus mabouls, cinglés, aucune disposition vraiment sérieuse n’a encore été prise pour stopper cette débauche insensée de violence et tenter de prévenir les dégâts, les pertes de vie inutiles. Pourquoi ? Parce que c’est s’attaquer à un commerce lucratif qui enrichit pas mal de monde, à commencer par la National Rifle Association, celle-là qui défend les possesseurs d’armes, les lobbies qui financent les campagnes électorales des législateurs et des présidents, les marchands d’armes à feu eux-mêmes, bien sûr, et les réseaux maffieux qui s’y rattachent.

En ce qui concerne Micha Xavier Johnson lui-même, on sait qu’il a servi en Afghanistan, sur un théâtre de guerre. En est-il sorti traumatisé, mentalement débalancé ? A-t-il connu des frustrations nées d’attitudes arrogantes ou méprisantes d’un quelconque supérieur hiérarchique blanc ? Agé de 25 ans, le bonhomme vivait encore avec sa mère, ce qui est plutôt inhabituel aux États-Unis. Se sentait-il à ce point insécure ?  Peut-être qu’en fait il devait être lucide, peut-être qu’il avait pleinement assumé, prémédité, planifié  l’embuscade parce qu’il en avait plein le cul du racisme ambiant, délétère et mortifère.

Apparemment, Johnson n’avait aucune source de revenus. Où a-t-il pris tout cet argent pour se procurer autant d’armes à feu, autant d’équipement ? Selon les autorités, il aurait agi seul pour monter l’embuscade qui a pris la vie à cinq policiers. Mais, est-il possible qu’il ait eu des accointances avec quelque mec d’une engeance terroriste quelconque qu’on n’a pas encore débusqué? Attendons la fin des investigations, il pourrait y avoir des surprises. Le mal existe, surtout quand il s’agit d’actes criminels.

Aussi tragique, horrible, répugnant, douloureux et condamnable qu’ait été l’embuscade à l’origine du meurtre de cinq policiers à Dallas, il n’en reste pas moins vrai que c’est le seul cas connu jusqu’ici d’un Noir qui se soit pris de façon aussi violente à des policiers blancs, sur la base, avouée, de vengeance inspirée par un haineux sentiment antiblanc. Il ne faudrait pas que les médias se laissent aller, de façon complaisante, à comparer ce qui s’est passé à Baton Rouge et  à Falcon Heights avec l’embuscade à Dallas. Car d’un côté, il s’agit d’une énième agression raciste, mortelle, par des policiers blancs. De l’autre, il s’agit d’une première dont on espère que c’est aussi la dernière.

Finalement, le système capitaliste lui-même, fait de criantes inégalités, d’oppression, d’exploitation et de répression sert de toile de fond à cet ensemble de violences qu’il facilite. Il prêche le chacun pour soi [et même] le Dieu aussi pour moi. C’est la guerre à l’extérieur pour s’approprier violemment les richesses d’autrui. À  l’intérieur, c’est aussi une guerre, mais de basse intensité, contre «les 99%». C’est une guerre de classes, celle des nantis tombant à bras raccourcis sur les moins favorisés du sort.

À voir la grande foule multiraciale protester contre la violence policière à l’endroit des Noirs au cours des manifs inspirées par Black Lives matter, nous savons que nombre de Blancs ont déjà pris conscience, par eux-mêmes, des méfaits et de l’absurdité du racisme, quelles que soient les circonstances qui les ont menés à se regarder en face. Il s’agit certes d’une petite minorité, agissante, conséquente, mais il y a espoir que le cercle des gens de bonne volonté, capables d’autocritique et de dépassement de soi, s’élargisse. Il faudra toutefois que le leadership du pays s’y mette, s’y applique.

Pour le moment, à propos des élites dirigeantes, essentiellement blanches et WASP (white, anglo-saxon, protestant), au niveau de ce fameux «1%», il n’existe aucune tendance à faire montre d’humanisme ou même de fondamentale charité chrétienne, aucune tendance à prêcher par l’exemple… de façon à ce que tel propos réaliste d’Hillary Clinton ou du gouverneur de l’État du Minnesota  prenne chair et s’inscrive dans l’amorce d’une nouvelle culture de tolérance et de compréhension mutuelle entre Blancs, Noirs, Latinos et Asiatiques.

Assurément, ce n’est pas pour demain, malheureusement.

   9 juillet 2016 

 

 

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