Kwame Nkrumah et la lutte de classe :

« African personality », consciencisme et panafricanisme dans le capitalisme Partie II

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Le nom de Kwame Nkrumah suscite au Ghana diverses pensées et émotions à travers ce pays de 27 millions d'habitants
  1. Arthur Lewis et l’inapplicabilité du marxisme en Afrique

 De culture politique fabienne [23], et panafricaniste, Lewis considérait, au cours de l’année ayant suivi la publication de Le Consciencisme, que « la société ouest-africaine [espace auquel appartient le Ghana] n’entre pas dans les catégories marxiennes » [24], « L’Afrique occidentale n’est absolument pas une société de classe dans l’acception marxienne » (idem) « il n’y a pas là-bas de classes sociales » (p. 20). Il allait ainsi, apparemment, au delà du président Nkrumah qui reconnaissait néanmoins leur existence, de façon assez imprécise certes, tout en évacuant leur conflictualité (couramment considérée comme consubstantielle), prônant sa caducité après l’indépendance. Ce qui revient généralement à vouloir voiler la conflictualité, en faveur de la classe dominante. Et Lewis précisait que « Cela veut dire, non pas que la théorie marxienne soit fausse, mais que vraie ou fausse, elle ne s’applique pas à l’Afrique occidentale, et c’est un fait d’une importance énorme » (ibidem), « on essaie d’importer cette philosophie en Afrique occidentale, elle s’y révèle en grande partie inapplicable » (idem). Cette prétendue inapplicabilité du marxisme en Afrique ou son statut d’“idéologie importée” (exprimée aussi dans les rangs du CPP au pouvoir, malgré l’adhésion au « socialisme scientifique » proclamée dans son programme), relevait, comme dit précédemment, d’un sens commun politico-intellectuel pendant les années 1960, voire jusqu’à la décennie suivante. Cela à partir d’une compréhension de la « théorie marxienne » – l’usage de « marxien » dans l’ouvrage de Lewis ne relève pas de la distinction, assez courante en marxologie, avec “marxiste”, le premier censé renvoyer au texte de Marx, le second aux textes et pratiques de celles et ceux qui se réclament de lui/sa pensée (à commencer par Engels), non sans connotation péjorative – qui est évidemment problématique, plutôt simpliste, mécaniste, voire relevant comme du « ouï-dire [25] ».

En effet, la « théorie marxienne » est évoquée par Lewis dans un sens dont le rejet par Marx lui-même pouvait être connu, à l’époque, au sein de l’intelligentsia africaine ou panafricaniste. Par exemple, l’économiste et dirigeant politique sénégalais, Mamadou Dia [26], un socialisant non communiste, se disant même « marxiste sans l’athéisme [27] » (car musulman), faisait déjà référence, au cours des années 1950 [28], à la correspondance de Marx relative au sens de la dernière phrase du chapitre XXVI de la première édition du livre 1 de Le Capital (« Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement [que celui de l’Angleterre], bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent »). Dans une des lettres – auxquelles se réfère Mamadou Dia – adressée à Nikolaï Mikhailovski (1877), Marx avait précisé, à propos de cette phrase – concernant l’Europe occidentale, même pas toute l’Europe, et surtout pas le monde entier – qu’il ne s’agissait pas d’« une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » ou « une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique ». Il l’illustra par la suite, de façon plus précise, en réponse à une question de la populiste russe Vera Zassoulitch (1881), relative à la phrase de Marx, concernant la Russie dont le développement était assez différent de celui de l’Angleterre, des pays d’Europe occidentale : « en Russie grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale » ou « cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie » [29]. Autrement dit, il ne s’agissait nullement d’ajuster la réalité russe d’alors à une sorte de lit de Procuste [30] marxiste qui consisterait en une soumission de la réalité russe aux différentes étapes par lesquelles s’était développé le capitalisme en Angleterre. Ce qui aurait plutôt relevé de la conception traditionnelle de la méthode (à laquelle n’adhéraient pas Marx et Engels) considérée comme un “outil” extérieur à l’objet ; tradition allant du philosophe grec antique Aristote au philosophe des Lumières, Emmanuel Kant, et à laquelle s’était opposé Hegel en définissant la méthode comme la structure du tout exposée dans son essentialité même (la dialectique). Le tout en question étant, selon lui, l’Esprit/Idée/la Raison en mouvement. Une conception de la méthode reprise de façon critique par ses disciples Engels et Marx, l’ayant traduite de façon matérialiste (la dialectique dite matérialiste ou de la totalité concrète), en rejetant l’Esprit ou la Raison comme principe de l’histoire, en considérant plutôt les humains « comme les auteurs et acteurs de leur propre drame […] comme les acteurs et les auteurs de leur propre histoire » (Marx, Misère de la philosophie, 1847). Il s’agissait ainsi, selon Marx, concernant la Russie, de partir de la dynamique de la société russe, comme formation sociale précise, distincte et articulée à d’autres, déjà embarquée dans l’histoire du capitalisme mais bien différemment de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, etc. – où n’existaient plus, au XIXe siècle, les propriétés communales, les communs, dont on reparle abondamment depuis quelques années –, et des possibilités qu’offrait son état réel : la coexistence dans ce pays de « tous les degrés du développement social […] depuis la commune primitive jusqu’à la grande industrie et à la haute finance moderne » considérée par Engels, cette fois-ci, dans une lettre (avril 1885) à la même Zassoulitch, comme ce qui allait rythmer et déterminer la nature d’une éventuelle révolution en Russie. La « théorie marxienne » consistant ici non pas à se soumettre la réalité, mais à déterminer le possible souhaité à partir de la compréhension de la réalité comme totalité dynamique et complexe. Ce qui faisait dire à Lukacs, concernant une supposée orthodoxie marxiste : « Le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode [31] ». Sans, en même temps, du fait de l’historicité, de la dynamique du réel, de la totalité concrète, que soit fixée une orthodoxie dialectique du type “diamat” stalinien. Ainsi, la « distension » du marxisme, à laquelle Fanon invite dans un passage assez célèbre de Les damnés de la terre – concernant l’analyse du problème colonial (« les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial ») –, et que nombreux présentent encore comme une originalité fanonienne, avait déjà été pratiquée par Marx et Engels dans leurs réponses à Zassoulitch.

Autrement dit, considérée ainsi non pas comme « supra-historique » ou « philosophico-historique », il ne saurait être question d’inapplicabilité de la « théorie marxienne » dans les sociétés africaines, en général, ouest-africaines en l’occurrence, alors nouvellement sorties du joug colonial direct. Celui-ci, faut-il le rappeler, a succédé à un plus long embarquement, différencié, dans l’odyssée du capital, la genèse du capitalisme, la constitution du capitalisme historique, à partir de la traite Atlantique, aussi bien que par l’esclavage dans les îles africaines de l’océan Indien, voire l’escale du Cap de Bonne espérance sur la route des Indes orientales. Processus, de la traite à la colonisation, au cours duquel ont été produites certaines des dites « données africaines », « spécificités africaines », ont été inventées certaines « traditions africaines ».

« la plus ancienne division verticale était entre chefs et anciens d’une part, et membres de la tribu de l’autre »

Les sociétés coloniales d’Afrique, tout comme celles post-coloniales d’alors sont ainsi déjà marquées par le mouvement du capital, mais différemment, évidemment, des sociétés ouest-européennes, nord-américaines, asiatiques, desdites latino-américaines, avec aussi des différences entre sociétés africaines (dans leurs rapports au capital), comme il en existe aussi ordinairement entre les sociétés d’un même continent, les régions d’un même pays. Identité et différences donc dans la structuration des sociétés par le capital. Comme l’exprime d’ailleurs Lewis, en s’attachant aux faits.

 

  1. A. Lewis : De l’idéologie à la réalité

En effet, malgré la supposée inapplicabilité, Lewis constatait néanmoins l’effectivité dans les sociétés ouest-africaines post-coloniales de certaines catégories couramment considérées comme marxistes. Ainsi, indique t-il que « la possession du sol ne pose pas de problème politique. Le capitalisme non plus. Il n’y a dans cette partie du monde qu’une poignée de capitalistes, dont les plus gros sont des sociétés étrangères. Le pourcentage des salariés est insignifiant et, dans presque tous les États, le gouvernement est le plus gros employeur de main d’œuvre » (p. 19), « la bourgeoisie est véritablement importante au Ghana et encore plus au Nigeria. Là où elle existe, elle tend à s’allier avec les chefs et à s’attirer l’hostilité des éléments plus radicaux » (p. 23) [32]. Existence de la propriété privée de la terre, de capitalistes (étrangers et autochtones), du salariat, d’alliances entre fractions autochtones socialement dominantes, inimitié ou conflictualité entre groupes/classes sociales, comme cela existait déjà généralement partout ailleurs, en ces années 1960. Mais, avec des particularités, exprimant, par exemple, leur structuration sociale ou leurs degrés de développement au moment des intrusions européennes et ce qui a découlé de celles-ci, selon les degrés de résistance ou/et de la soumission/collaboration. Ainsi, selon le non marxiste, voire l’anti-marxiste Lewis, « S’il n’y a pas une classe de possesseurs des moyens de production qui monopolisent le pouvoir politique, en revanche la société y est divisée à la fois verticalement et horizontalement » (p. 20).

L’horizontalité renvoie à la distinction par « la tribu, la langue, l’habitat, ou tout autre différence pouvant créer une solidarité de groupe ». Quant à la verticalité, « avant l’arrivée des Britanniques et des Français, la plus ancienne division verticale était entre chefs et anciens d’une part, et membres de la tribu de l’autre ». Tout cela fut restructuré par l’autorité coloniale selon ses intérêts, en transformant, en général, – malgré d’héroïques résistances, finalement vaincues, généralement – les « chefs et anciens », y trouvant leurs intérêts, en collaborateurs (surtout sous la forme de l’“indirect rule”, dont on trouve aussi une variante dans les colonies françaises, voire dans la « colonisation portugaise “ultra-directe” » selon Michel Cahen), sans lesquels l’administration coloniale n’aurait pas été efficace, auxquels se sont joints à partir d’un moment des « politiciens » indigènes, “modernes” ou “évolués”. Il y a, par ailleurs, dans la nouvelle verticalité, « la nouvelle “bourgeoisie”, composée de commerçants, fermiers, membres de professions libérales et autres personnes instruites. Cette classe est très peu nombreuse […] Cette nouvelle bourgeoisie composée de commerçants, de riches fermiers et de gens instruits de formation secondaire ou supérieure, sans avoir d’homogénéité politique, est unie par une assez grande solidarité » (p. 23).

Autrement dit, il existe une conscience de classe, certes dans le contexte de l’héritage de la « situation coloniale » (Georges Balandier, 1951), avec ses hiérarchies sociales pouvant être marquées par la démographie impériale, ladite conscience de classe peut être aussi marquée par le fractionnement ethno-national. Ainsi la concurrence, interne à la classe, entre les autochtones et ceux qui, arrivés sous le colonialisme, sont demeurés après les indépendances : la concurrence avec les « Syriens, Libanais, Indiens, Européens », les « petits commerçants africains à qui des concurrents libanais ou africains des autres parties du continent mènent la vie dure ». Avec pour conséquence en certains pays, selon Frantz Fanon : « Du nationalisme nous sommes passés à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme » (Les damnés de la terre) Comme autre expression de la verticalité, il y a les « mécontents […] plus nombreux que les bourgeois », mais constituant aussi une « petite minorité », par rapport à « la grande masse du peuple […] constituée par les paysans qui vivent de la terre et n’accordent à la politique qu’une attention marginale ». Participent de ces « mécontents », non seulement des petits commerçants, mais aussi des jeunes diplômés de l’enseignement primaire en quête d’emploi, les instituteurs se considérant mal rémunérés, des salariés en attente d’une augmentation des salaires, des « fermiers qui réclament des prix plus élevés », des syndicalistes, etc. Des manifestations de la conscience de classe, contrairement à ce que laissait entendre l’un des premiers articles de référence concernant la question de l’existence ou non des classes sociales en Afrique post-coloniale, par l’africaniste français Jacques Binet, selon lequel était inexistante la conscience de classe en Afrique dite noire (réduite aux ex-AEF et AOF) [33]. Ce, malgré l’existence des syndicats à l’instar de celui des planteurs africains en Côte d’Ivoire coloniale (dirigé par Félix Houphouët-Boigny) qui en s’opposant au travail forcé des indigènes, comme privilège accordé aux planteurs blancs, revendiquait, en tant que fraction indigène des gros planteurs (bourgeoisie agraire/paysannerie riche), un droit égalitaire à l’exploitation de la main d’œuvre agricole indigène. Quant au syndicalisme des travailleurs, on en trouve les premières traces – hors Afrique du Sud – dès la deuxième décennie du 20e siècle, même s’il ne va être légalisé par les États coloniaux qu’à partir des années 1930 et se développer surtout à partir des années 1940 [34]. Certes, avec une « conscience trade-unioniste » généralement dépourvue de « conscience social-démocrate » ou socialiste/communiste, selon la distinction léninienne (Que faire ?, 1902). Mais non sans jouer un rôle dans l’essor du nationalisme anticolonial, avec « deux tendances assez nettes. L’une conduit à exiger une égalité de traitement avec les Européens et l’accession aux mêmes droits. L’autre consiste à exiger plus directement la reconnaissance de droits propres aux Africains, indépendamment de la situation des Blancs, ou plus exactement contre la situation qui découle de la présence dominatrice des Européens.

Les deux tendances ne sont d’ailleurs pas contradictoires, car la première peut mener à la seconde. Traduites en langage politique, elles signifient que la revendication de l’égalité de traitement conduit à la revendication d’indépendance [35] ». Par ironie de l’histoire, ces revendications ne vont plus être soutenues quelques années plus tard, en période post-coloniale par des leaders nationalistes devenus chefs d’État. Par exemple, à la fin des années 1950, au début du post-colonial ghanéen, « Nkrumah très désireux maintenant de montrer que le Ghana offrait de bonnes conditions pour l’investissement extérieur, se rangea du côté de la Chambre des Mines pour combattre les militants syndicaux […] Nkrumah s’évertuait à persuader les mineurs de ce que “leurs anciens rôles de lutteurs contre les capitalistes était passé de mode” et qu’ils devaient maintenant “inculquer à nos travailleurs l’amour du travail et de la croissance” […] « Comme Sékou Touré [ancien dirigeant syndical] au même moment, Nkrumah témoigna de peu d’intérêt pour les travailleurs en tant que tels, pour l’égalité des salaires entre races, pour leur longue lutte en faveur des conditions décentes de vie et de la reconnaissance qu’ils demandaient, comme d’autres groupes de la société, vis-à-vis de leurs droits à s’organiser pour leur propre défense [36] ».

Lesdits intérêts étaient déterminants ou prétendaient à l’être, aux dépens de ceux des autres membres (les « mécontents ») de la tribu/ethnie/nation

Il s’avère ainsi que l’idée de la non pertinence du marxisme ou qu’il soit « en grande partie inapplicable » relève chez Lewis du choix idéologique, plutôt que d’une supposée neutralité axiologique sous-entendue dans le propos, cité plus haut, sur la fausseté ou non du marxisme. Car il y a finalement une certaine reconnaissance de l’existence des classes sociales. Certes, elles sont autrement configurées que dans la représentation courante des sociétés capitalistes, réduites à celles du capitalisme dit développé. Reconnaître l’existence des classes sociales revient à reconnaître celle, consubstantielle, de la lutte entre elles. Il est évident que, pour son accumulation, la croissance de son profit, le capital dans sa diversité (d’origines nationales) indiquée par Lewis, est condamné à mener la lutte de classe, contre la classe dont l’exploitation, l’extorsion de la plus-value, produit et reproduit l’enrichissement des capitalistes, au Ghana post-colonial comme partout ailleurs, grâce aussi à la législation. En fait, le problème ici est celui que Lewis ne pose pas comme tel, de l’articulation de la lutte contre les verticalités de classe et nationale/ethnique (particularismes existant non seulement dans les colonies entre travailleurs européens et indigènes/africains, mais aussi, par exemple, aux États-Unis entre force de travail blanche d’un côté et celle latina et noire de l’autre, au Japon entre force de travail japonaise et celle des “coréens-au-Japon”, etc.) ainsi que d’autres n’ayant pas attiré son attention, à l’instar de celle entre les genres que le capitalisme colonial avait recyclée et léguée, aussi comme arrière-plan de l’exploitation de la force de travail salariée, participant à la reproduction de celle-ci. Par exemple, dit-il, parmi les « mécontents » il y a les « citoyens qui n’admettent pas l’autorité des chefs » (Lewis, p. 24), c’est-à-dire qui considèrent que les intérêts des chefferies traditionnelles (“ethniques”/“nationales”) – en général, complices du pouvoir colonial, puis un composant de l’ordre néo-colonial, y compris dans les oppositions manifestant plus d’allégeance à l’égard des puissances impérialistes – ne sont pas les leurs, malgré une commune appartenance tribale/ethnique/nationale. Lesdits intérêts étaient déterminants ou prétendaient à l’être, aux dépens de ceux des autres membres (les « mécontents ») de la tribu/ethnie/nation. Penser à une articulation des différentes appartenances sociales, des formes de conscience sociale, complexes, voire ambiguës [37], Paris, Karthala/ORSTOM, 1987. ]], a été exclu par cet économiste “socialiste” fabien. Ce qui est généralement une acceptation implicite de la domination de classe bourgeoise.

Ainsi, cette allergie s’explique aussi par la contribution de l’ouvrage à la guerre froide, sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture (s’étant avéré, par la suite, créé et entretenu discrètement par l’états-unienne CIA, pour la défense du “monde libre”, c’est-à-dire du “camp” capitaliste [38]), comme l’indique Lewis dans l’« Avant-propos » de l’ouvrage : « en juillet 1964, il [le Congrès pour La liberté de la culture] a réuni à King’s College, Cambridge, une douzaine de spécialistes de l’Afrique occidentale d’après l’indépendance, à qui j’ai soumis un premier jet de ces conférences et qui ont passé trois jours autour d’une table à les critiquer. La moitié environ d’entre eux ont accepté ma thèse fondamentale, les autres étant d’un avis différent, ce qui nous a permis d’avoir un échange de vues très profitable qui m’a conduit à une trentaine d’amendements, d’importance diverse » [39]. Ce qui n’était pas le cas de Le Consciencisme qui, en dépit de la frayeur anticommuniste davantage suscitée dans certains milieux par l’accentuation des relations de l’État ghanéen avec les États dits socialistes, par exemple, relevait encore de la croyance de Nkrumah au non-alignement concernant la guerre dite froide. En effet, si la Yougoslavie co-fondatrice du mouvement des États non-alignés, à Belgrade, en 1961, était dirigée par le Parti communiste de Josip Broz dit Tito, le Ghana de Nkrumah, comme l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, l’Inde de Jawaharlal Nehru, autres co-fondatrices dudit mouvement, n’étaient pas communistes.

 

Notes

 [23] Grosso modo, la Fabian Society, née à la fin du XIXe, est un courant socialiste réformateur anglais, ou de centre-gauche, hostile à la lutte des classes, assez lié historiquement au Parti travailliste et au sein duquel Nkrumah jouissait d’une certaine sympathie. D’autres dirigeants nationalistes africains sont censés avoir aussi subi l’influence fabienne, à l’instar du Ghanéen Joseph Boakye Danquah (mentor puis rival de Nkrumah), du Nigérian Nnamdi Azikiwe (ami de Nkrumah, puis méfiant à l’égard de sa supposée volonté hégémonique en Afrique, une fois que les deux étaient devenus présidents), le Tanzanien Julius Nyerere… Le fabien Lewis se disait panafricaniste, anti-impérialiste – à la différence d’autres Britanniques (“blancs/blanches”) de l’entourage du président Nkrumah, comme l’a dit Lanciné Kaba : « Quant aux ressortissants britanniques de l’entourage de N’Krumah, en dehors de Geoffrey Bing et de Cruise O’Brien, la plupart ne sont pas connus pour leurs idées socialistes ou radicales. Le panafricanisme ne les intéresse pas particulièrement […] Quelques-uns d’entre eux apprécient la justesse de vue de leur “ami”, certains n’ont pas le courage d’exprimer leurs opinions, et d’autres montrent leur hostilité à tout programme panafricain et anti-impérialiste », L. Kaba, Kwame N’Krumah et le rêve de l’Unité Africaine, Paris, Editions Chaka, 1991, p. 98-99. Un éclectisme qui apparaît comme de règle autour Nkrumah.

[24] W. Arthur Lewis, La chose publique en Afrique occidentale, Paris, S.É.D.É.I.S., 1966 [London, Allen and Unwin, 1965], p. 23. Ainsi, après avoir affirmé que « Sékou Touré a soutenu la même opinion, niant formellement que l’analyse marxienne puisse s’appliquer à l’Afrique » (idem, p. 29), il affirme, concernant Modibo Kéita (premier président du Mali), Kwame Nkrumah et Sekou Touré (premier président de la Guinée Conakry), que « leur nationalisme est plus fort que leur marxisme », (Lewis, op. cit., p. 57) ; cf. aussi Jasper Ayelazuno (Abembia), citant l’économiste britannique Dudley Seers, ayant collaboré à l’élaboration du Plan septennal ghanéen (1964-1970) : « If there was any body of thought or ideology that Nkrumah drew inspiration from, it would bee nationalism (see Seers, 1983, The political economy of nationalism, Oxford University Press, 1983) », « Development economics in action : a study of economic Policy in Ghana », Canadian Journal of Development Studies /Revue canadienne d’études du développement, 2012, 33 :3, (p. 388-391), p. 390, http://dx.doi.org/10.1080/02255189.2012.707974.

[25] Jean-Marie Vincent, Le marxisme après Marx, « Introduction », Lausanne, Page 2, 2001, disponible sur Jean-Marie Vincent Online : http://jeanmarievincent.free.fr/spip.php?article320.

[26] Economiste, sénateur, puis député du Sénégal au parlement français de 1949 à 1956, vice-président de l’éphémère Mali (fédération du Sénégal et du Soudan français – actuel Mali – 1959-1960) au sein de la Communauté française (1958-1960), président du Conseil de gouvernement de la République du Sénégal (1960-1962) – présidée par L. S. Senghor –, Mamadou Dia est limogé en décembre 1962, pour une prétendue tentative de coup d’État, et incarcéré jusqu’en 1974. À la différence de Senghor, il avait, au sein du Bloc Populaire Sénégalais, défendu, en partisan de la “révolution africaine”, la ligne indépendantiste, minoritaire, contre le “oui” à la Communauté française dans la Ve République (référendum de 1958).

[27] Cité par Monjib Maâti, « Mamadou Dia et les relations franco-sénégalaises (1957-1962) », Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, n° 53, 2005, L’Afrique à voix multiples, (p. 40-53), p. 41 ; https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2005_num_53_1_2299.

[28] Mamadou Dia, « Proposition pour l’Afrique Noire », Présence Africaine, n° 13, avril-mai 1957 (p. 41-57) : la référence à la correspondance de Marx est faite aux pages 42-43.

[29] La première citation, concernant la commune russe (mir), est extraite du brouillon de la lettre de Marx, et la seconde de la lettre telle qu’elle a été envoyée à V. Zassoulitch. Ainsi, le marxiste italien Antonio Gramsci, qui ignorait cette correspondance, avait considéré, à juste titre, que la Révolution d’Octobre 1917, en Russie, s’était faite contre Le Capital, c’est-à-dire contre la conception d’une « théorie philosophico-historique de la marche générale, fatalement imposée aux peuples » déjà rejetée par l’auteur de cet ouvrage (Marx).

[30] Dans la mythologie grecque, Procuste est un brigand qui ajustait ses victimes à la longueur de son lit, soit en réduisant leurs membres, soit en les étirant

 [31] Gyorgy Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste (1922), Paris, Minuit, 1960 [traduction de l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois], p. 16 de l’édition électronique. Pour Julius Nyerere, théoricien d’un autre socialisme africain (l’« ujaama »), « Il n’y a pas de théologie du socialisme […] Nous pouvons tirer des leçons de leurs [Marx, Lénine] méthodes d’analyse et de leurs idées », J. K. Nyerere, « Liberté et socialisme » (Août 1968), in J. K. Nyerere, Liberté et Socialisme, Yaoundé, Édition CLE, 1972 [traduit de l’anglais par Alain Collange], (p. 34-74), p. 51 et 52.

[32] C’est une alliance que va éprouver Nkrumah sous forme d’opposition, motivée économiquement aussi, de certaines chefferies traditionnelles (rois et autres) à sa politique. Par exemple, concernant la question de la souveraineté sur les territoires aurifères, le commerce du cacao, etc.. Ainsi, le roi des Ashanti de 1970 à 1999, Nana Opoku Ware II, a été, sous son nom officiel, Jacob Matthew Poku (1919-1999), ministre de la communication (1966-1969) du gouvernement instauré par les militaires putschistes ayant démis Kwame Nkrumah (1966).

[33] J. Binet, « La naissance des classes sociales en Afrique noire », Revue de l’action populaire, septembre-octobre 1961, n° 151, p. 956-964.

[34] Jean Maynaud, Anisse Salah-Bey, Le syndicalisme africain, Paris, Payot, 1963.

[35] Pierre Naville, « Notes sur le syndicalisme en Afrique noire », Présence africaine, n° 13, 1952, « Le travail en Afrique noire », (p. 359-367), p. 365-366, pour la citation. C’est, par exemple, la première tendance qui est manifeste dans le roman de Sembène Ousmane, Les bouts de bois de Dieu (1960), inspiré de la grève des cheminots du Dakar-Niger (1947).

[36] Frederick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française 1935-1960, Paris/Amsterdam, Karthala/Sephis, 2004 [Cambridge University Press, 1996 ; traduit de l’anglais par François-G. Barbier Wiesser], p. 442-443 et 445

[37] Sur cette complexité, cf., par exemple, Michel Agier, Jean Copans et Alain Morice (études réunies et présentées par), Classes ouvrières d’Afrique noire[[Cf., par exemple, Frances Stonor Saunders : Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003 [édition anglaise : 1999, Granta Books ; traduction de l’anglais par Delphine Chevalier] ; Hugh Wilford, The Mightly Wurlitzer. Why the CIA played America, Harvard, Harvard University Press, 2008.

[38] Cf., par exemple, Frances Stonor Saunders : Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003 [édition anglaise : 1999, Granta Books ; traduction de l’anglais par Delphine Chevalier] ; Hugh Wilford, The Mightly Wurlitzer. Why the CIA played America, Harvard, Harvard University Press, 2008.

[39] Avant-dernier paragraphe de l’Avant-propos de son ouvrage (La chose publique en Afrique occidentale), p. 10. Cela ne veut nullement dire que Lewis était au courant des liens dudit Congrès avec la CIA.

À suivre

 

CADTM 22 décembre 2020

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