Le feu Président français Jacques Chirac, pendant ses multiples campagnes électorales, avait l’habitude de faire, comme tous les hommes politiques, des promesses à la pelle aux éventuels électeurs. Pour certaines qu’il n’arrivait pas à tenir durant ses nombreux mandats électifs, les journalistes s’amusaient à les lui rappeler à chaque conférence de presse. Chirac, pour toute réponse et avec un aplomb incroyable, répondait invariablement : les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Et tout le monde était mort de rire et l’on passait à autre chose. Au train où va le Président Jovenel Moïse avec ses diverses promesses, particulièrement celle sur l’électricité 24/24 en Haïti qu’il sait pertinemment qu’il ne pourra tenir, on peut croire qu’il marche sur le même chemin que son illustre modèle.
On est en février 2017, Jovenel Moïse vient d’être investi dans ses fonctions de Président de la République. Une chose lui hante les esprits, sortir Haïti de la problématique du black-out et tout particulièrement sa capitale, Port-au-Prince, et ses périphéries où vivent près de quatre millions d’habitants. Depuis toujours, tous les régimes précédents, sauf celui de René Préval qui n’a jamais porté cette ville dans son cœur, ont toujours tout fait pour permettre à cette partie du pays de bénéficier de la distribution régulière du courant électrique. A dire vrai, toutes réflexions et études dans ce domaine ont pour finalité de faire jaillir la lumière à Port-au-Prince quitte à négliger les autres grandes villes du pays en prenant même des décisions totalement incongrues et absurdes. A l’exemple des deux plus grandes villes du département du Centre – Hinche, le chef lieu et Mirebalais, chef lieu d’arrondissement – qui, durant plus d’un demi siècle, n’ont jamais bénéficié du courant électrique qui est produit sur leur territoire par le barrage hydroélectrique de Péligre.
L’« ingénieur » qu’il est se disait que c’était facile de faire jaillir la lumière sur l’ensemble du territoire national
Toute l’énergie qui y est fabriquée est acheminée vers la capitale en traversant la ville de Mirebalais qui se trouve dans ce département. Mais, comble de malheur et malgré toute cette absurdité étatique, les habitants de Port-au-Prince et sa région continuent de vivre dans la pénombre pour certains et dans le noir complet pour la grande majorité. Le plus grand paradoxe dans cette histoire hallucinante, pendant que les dirigeants mettent tout en œuvre pour améliorer le quotidien des port-au-princiens en courant électrique, sans jamais y arriver d’ailleurs, en province c’est tout différent. Parfois les gens de la capitale sont obligés de faire un long périple vers la province afin de voir la lumière artificielle ou s’étonnent en arrivant de constater que les villes et les maisons jouissent du courant électrique bien mieux que ce qu’ils ont connu à Port-au-Prince. De tout temps donc les autorités politiques et gouvernementales s’interrogent sur le comment sortir de ce qui est devenu un piège pour les pouvoirs. Loin de la chaine de commandement et de décision d’Etat, Jovenel Moïse, à l’époque simple citoyen, pensait comme tout le monde : ceux qui sont en responsabilités ou qui détiennent les rênes du pouvoir sont des incapables et des bons à rien.
Ils n’ont pas leur place à la tête de l’Etat. Electrifier un pays c’est la rigolade et tutti quanti. Sans doute le citoyen Jovenel croyait même avoir la solution pour résoudre ce problème devenu récurrent qu’est le courant électrique en Haïti. L’« ingénieur » qu’il est se disait que c’était facile de faire jaillir la lumière sur l’ensemble du territoire national et quant à Port-au-Prince, cela ne devrait être qu’un jeu d’enfant. Il suffisait de faire çà et de faire ci pour qu’on résolve ce problème inextricable. Devenu chef de l’Etat et muni d’un pouvoir énorme que le peuple et les institutions lui confient, Jovenel Moïse dit enfin que le moment est venu de mettre un terme à cette plaisanterie de black-out. Dès le départ, il intègre dans son agenda la question du courant électrique. Dans son programme de « Caravane du changement », il fait figurer en bonne place, sinon en première ligne, cette équation à multiples inconnues. Il impose à tous les rédacteurs de ses discours d’intégrer un passage relatif au courant électrique. Il croit tellement qu’il va y arriver si vite et si facilement qu’il fixe même un délai ce qui rendrait, d’après lui, le projet plus crédible vis-à-vis de la population.
Sauf que, entre être un simple citoyen, c’est-à-dire un monsieur Tout le Monde, et être à la charge d’un Etat et aux commandes des affaires publiques il y a une différence, une très grande différence. C’est même le grand écart. Et Jovenel Moïse va le constater très rapidement. Étant un simple quidam, il n’avait rien à perdre ni à craindre de mentir éperdument à tout le monde et à lui-même. Mais, en devenant Président de la République, il est condamné à réussir et surtout à être crédible devant ses concitoyens et l’opinion publique qui ne sont pas à sa place, qui ne lui avaient rien demandé et surtout ne l’avaient pas appelé. Jovenel Moïse va découvrir que non seulement il n’a pas les moyens de sa politique mais, même ayant à sa disposition les caisses du Trésor Public, il ne peut pas en disposer comme il le pensait et ce, même avec la complicité de ses amis éparpillés dans les Administrations et les Institutions publiques. C’est la première surprise pour Jovenel Moïse de découvrir les difficultés auxquelles un chef d’Etat est confronté même pour un pays comme Haïti où le Premier mandataire de la République détient pourtant d’énormes pouvoirs.
Pire, il découvre qu’il est beaucoup plus simple d’opérer des détournements de fonds ou de piller les caisses de l’Etat avec la complicité des hauts fonctionnaires que de pouvoir décaisser de manière légale et régulière des fonds pour réaliser des travaux d’utilité publique. Celui qui vient du secteur privé et qui n’a jamais travaillé dans l’Administration publique ni collaboré de près ou de loin dans la gestion des choses publiques n’en revient pas de cette contradiction et de la lourdeur administrative. La seconde surprise du Président, contrairement à ce qu’il pensait malgré les grands discours fleuves des dirigeants politiques qui se sont succédé à la tête de l’Etat, les caisses du Trésor Public ne sont pas aussi garnies qu’on l’aurait imaginé. Certes, la République n’est pas aussi pauvre qu’on le prétend. Bien sûr il y a de quoi mieux faire tourner les choses sur le plan socioéconomique et politique. Naturellement, l’Etat haïtien dispose de réserves suffisantes pour pouvoir entreprendre quelques grands travaux à travers tout le territoire afin de donner une autre image au pays. Mais, penser qu’il existe des fonds qu’on peut utiliser à tout vent sans se soucier des priorités, il y a une marge.
C’est dans ce piège que Jovenel Moïse, ancien entrepreneur des PME (Petites et Moyennes Entreprises), est tombé au lendemain de son investiture au Palais national le 7 février 2017. S’il avait trouvé des fonds nécessaires pour lancer sa « Caravane du changement » à travers le pays moins de trois mois après son arrivée au pouvoir avec un objectif en tête : électrifier Haïti en deux années seulement et ce avec du courant 24/24, il ne s’attendait point qu’il s’était engagé dans une cause presque perdue d’avance. Le premier problème auquel le Président s’est confronté a été la méthodologie. Il s’est lancé dans cette aventure sans s’assurer qu’il pouvait conduire à terme son projet. Il avait aussi oublié de prendre en compte un autre paramètre, celui des obstacles dus à la réticence d’une partie du secteur privé des affaires et de tous ceux qui basent leur réussite économique sur cette affaire de black-out et de pénurie de courant électrique depuis des lustres dans le pays.
Ceux qu’on appelle les « vendeurs de black-out ». Sans concertation industrielle, sans concertation économique, sans concertation financière, sans concertation technique et pourquoi pas politique, sans savoir quelle énergie choisir – gaz naturel, diesel, mazout ou éolienne – Jovenel Moïse, comme un innocent, lance d’après lui le grand chantier de l’électrification d’Haïti qui serait dans son rêve le plus fou sa plus grande œuvre durant sa présidence. On peut même se demander si le Président savait combien de mégawatts il aurait besoin rien que pour électrifier la capitale et ses banlieues avant de lancer son projet. Or, il n’y a pas que Port-au-Prince ; il reste la République qui est une et indivisible avec ses grandes métropoles régionales. Selon les experts de la Banque Mondiale (BM) qui ont mené une étude de faisabilité, il faut au moins 600 à 700 mégawatts pour pouvoir alimenter tout le pays ; tandis que pour le Directeur général de l’EDH, Hervé Pierre-Louis, il n’en faut que 300. Alors qui dit vrai ? En tout cas, avec ce cafouillage, erreur de calcul ou manque d’anticipation : la machine s’est vite emballée sans même avoir eu le temps de démarrer.
Plus de trois années après avoir fait la promesse de courant 24/24 et constatant son échec, le chef de l’Etat se fâche et s’attaque de manière cavalière aux propriétaires des centrales existantes pour non respect des contrats avec l’Etat.
Et pour cause. C’est toute la « Caravane du changement » qui s’est fracassée au sommet de la montagne qu’elle avait devant elle. Deuxième grande erreur du Président Jovenel Moïse dans cette envie folle de doter Haïti de centrales électriques pouvant la sortir de la dépendance énergétique et par la même occasion du sous-développement économique puisque tout est lié, c’est d’entrer en confrontation et dans un conflit juridique avec les propriétaires indépendants des centrales électriques : E-Power, Sogener et Haytrack avec qui l’Etat haïtien avait passé des accords. Certes, ces entrepreneurs n’ont pas trop respecté les contrats qu’ils ont signés avec les autorités d’avant et du coup ils n’ont pu honorer leur engament vis-à-vis de la collectivité. Néanmoins, le Président aurait dû les intégrer dans son projet ou dans son rêve de résoudre le problème d’électricité en Haïti vu qu’il ne peut pas « Nationaliser » les centrales existantes compte tenu de la faiblesse du pouvoir politique haïtien et surtout sa dépendance vis-à-vis des grands bailleurs de fonds internationaux (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International et de l’Union européenne) qui contribuent à plus de la moitié de son budget annuel.
Plus de trois années après avoir fait la promesse de courant 24/24 et constatant son échec, le chef de l’Etat se fâche et s’attaque de manière cavalière aux propriétaires des centrales existantes pour non respect des contrats avec l’Etat. En s’en prenant directement à ce secteur privé, le chef de l’Etat pense se décharger de sa promesse en faisant passer ces entrepreneurs pour les responsables de son échec dans ce domaine. Or, il n’en est rien. Puisque, même avec les centrales qui ont été saisies par le gouvernement il y a presque un an, il était déjà impossible d’alimenter Port-au-Prince 24/24 en courant électrique. A charge pour le Président Jovenel Moïse, même après que l’Etat ait pris possession des centrales en litige, la situation en matière d’électricité devient encore pire qu’avant pour les habitants de la capitale dans la mesure où EDH (Electricité d’Haïti) n’arrive même pas à augmenter sa capacité de production. Les coupures de courants à Port-au-Prince et ses banlieues deviennent encore plus désespérantes sans parler de certaines régions où l’absence de courant électrique n’étonne plus personne. Alors qu’autrefois les villes de province étaient les mieux loties.
Devenu prisonnier de ses promesses non tenues, le Président Jovenel Moïse s’en prend à tout le monde. D’une part aux entrepreneurs d’électricité du secteur privé évoqués plus haut et d’autre part aux personnes dont il n’a pas cité les noms. C’est ainsi que lors de son intervention au Palais national à l’occasion du 1er mai 2020 en pleine pandémie du Covid-19, Jovenel Moïse eut à déclarer qu’il y a des personnes qui ont juré de voir le pays plonger pour toujours dans le noir (black-out) ; par la même occasion il met en cause ceux qu’il appelle les gens du « système » qui se seraient ligués afin d’empêcher le pays d’avoir de l’électricité. Très remonté contre ceux qu’il accuse être des oligarques qui exploitent les plus pauvres « Quand vous construisez votre richesse en détruisant une majorité, ce n’est pas une richesse. Vous êtres une oligarchie corrompue » a-t-il lancé à l’encontre de ceux qu’il croit être responsables de son échec dans le projet de l’électricité.
Mais, il ne perd pas espoir de surmonter ces obstacles face à ces « oligarques » puisque lui et ses amis ont compris le jeu de ceux qui font barrage à son projet. « Nou konpran, nou konprann klè, nou se gran moun sove » égraine-t-il. Son deal avec le gouvernement taïwanais dans le dossier d’électrification d’Haïti 24/24 n’est pas terminé bien que les parlementaires de sa propre majorité lui ont fait perdre du temps dans l’accord que Haïti devrait signer avec Taïwan pour un montant de 150 millions de dollars en vue de la réalisation de ce grand projet. On se rappelle que le gouvernement haïtien était sur le point de signer un accord avec son homologue taïwanais en 2019 lorsqu’au Parlement haïtien les sénateurs opposants farouches au chef de l’Etat et qui demandaient son départ du Palais national avaient tout fait pour boycotter toutes les séances qui devraient entériner cet accord de 150 millions de dollars entre les deux Etats pour la mise en œuvre de la construction d’un réseau électrique Hi-Tech capable d’électrifier tout le territoire.
Selon ce qu’a dit le Président Jovenel Moïse, il semblerait que beaucoup d’argent avait été distribué afin de faire échec au projet surtout pour empêcher les parlementaires de voter le prêt de 150 millions de dollars. « Comme chef d’Etat responsable, il y a des choses que je ne peux pas dire. Mais je peux vous dire que beaucoup de gens avaient reçu de l’argent pour empêcher le vote en faveur de l’accord sur les 150 millions de dollars » avance le Président. Depuis, les choses ont été un peu brouillées entre les deux capitales : Port-au-Prince et Taipei. Une sombre histoire dont personne ne sait réellement les tenants et aboutissants entre l’ambassadeur de Taïwan en poste à Port-au-Prince et les autorités haïtiennes a mis en veilleuse le dossier. Deux autres ambassadeurs qui ont été installés n’ont pas pu lever le contentieux. Le dossier est donc mis au placard en attendant que le Président Jovenel Moïse trouve un compromis avec son homologue taïwanais.
D’ailleurs, selon le chef de l’Etat, les choses se sont arrangées avec les autorités taïwanaises et il est prêt à relancer le dossier puisque rien ni personne ne peut faire barrage aujourd’hui pour le décaissement de ce fonds qui va servir à la reconstruction du réseau de la région métropolitaine de Port-au-Prince. Entretemps, la compagnie d’électricité nationale EDH (Electricité d’Haïti) a le plus grand mal à fournir le courant aux habitants de l’agglomération de Port-au-Prince plongés depuis des semaines dans le noir complet. L’EDH n’arrive plus à suivre et, selon le locataire du Palais national, cette entreprise publique serait même victime d’un boycott en règle par les « oligarques » pour qu’elle ne soit pas en mesure d’assurer sa mission de service publique. D’autres pistes sont aussi envisagées comme l’éolienne proposée par les experts de la Banque Mondiale qui croient que Haïti pourrait produire 4000 mégawatts d’électricité éolienne.
En attendant qu’on arrive à ce flot de mégawatts, l’EDH a toutes les peines du monde à répartir les 75 mégawatts disponibles pour couvrir les 45 circuits de la seule région métropolitaine de Port-au-Prince. Finalement, même la capitale semble lancer un défi au chef de l’Etat dans sa tentative de résoudre ce vieux problème posé depuis des décennies à tous les dirigeants politiques, à savoir comment résoudre l’équation du black-out avec une démographie galopante qui ne serait pas innocente dans ce qui est devenu un casse-tête pour la compagnie Electricité d’Haïti. Alors que le temps presse pour le Président Jovenel Moïse qui voit s’éloigner de jour en jour son rêve d’éclairer 24/24 en Haïti et d’apporter du courant électrique dans tous les foyers haïtiens en ce 21e siècle, l’âge d’or du progrès énergétique.