Elles vivent dans l’ombre. En marge d’une société qui leur a tout refusé. 25, 21, 20 ou 18 ans, elles représentent l’avenir. Un avenir qui s’éteint au fur et à mesure que le temps s’égrène. Apôtres du plaisir, l’obscurité les nourrit. Un peu partout à travers la ville, dans certains boudoirs improvisés, elles sont là. Elles guettent. S’offrent en pâture aux félins avides de conquêtes et de sensations fortes. Leurs histoires sont troublantes. Elles traduisent une triste réalité : la famille agonise et se délite. Le pays change indubitablement et nous échappe.
Darline fait partie de ces filles rencontrées dans une boite à plaisir aux confins de Delmas, où pullulent les « nigth-club ». Son histoire n’est pas une singularité. Pourtant elle accroche encore et suggère des larmes aux âmes sensibles. Âgée de 21 ans, elle travaille là, dans cette obscurité festive où tout se confond, homme, femme. Quasiment nue, son corps est son seul gagne-pain. Il ne doit pas s’abimer. Au premier bâillement du crépuscule, elle revêt son string et ses talons aiguilles. Le soutien-gorge n’est pas un accessoire indispensable. Prête pour une nouvelle aventure. Un nouveau défi, dans un monde sempiternel qui ne fait aucun cadeau aux taciturnes, timides ou autres capricieuses qui ne sachent faire payer le client. Le roi.
Dans cette maison du plaisir où le vacarme devient un fait divers pour les riverains, il n’y a pas de limite. Les silhouettes se croisent et se mélangent. Darline tout comme ses compagnes, fait un peu de tout. Elles sont à la fois hommes et femmes, au gré des circonstances et selon le bon vouloir des clients. L’homosexualité féminine n’est point un tabou ici. Les filles, environ une dizaine s’entendent entre elles. Tout se négocie autour de la bière, et sur les divans défoncés, placés pour offrir plus d’aise aux prédateurs envahis par cette terrible sensation et ce désir immense de laper les gouttes de sueur qui dévalent les seins dressés en objet de plaisir.
C’est l’antre du diable. Et les jeunes s’y retrouvent pour une virée qualifiée d’inoubliable. La petite Darline, un peu longiligne, issue d’une famille malaisée de Miragoâne, tente de tirer son épingle du jeu, pour nourrir sa sœur et sa fillette âgée de quelques mois à peine, fruit d’une relation compliquée. Le père a fui ses responsabilités. Elle raconte que dès qu’elle pénètre sa maison son premier geste est de prendre sa fille dans ses bras. Qu’elle soit endormie ou éveillée. C’est l’objet de ses sacrifices.
Le jour, Darline dort. Personne ne sait, dans son quartier, d’où vient l’argent qui achète ses vêtements, qui paie son loyer ou encore l’écolage de sa petite sœur qu’elle veut éviter de connaitre les mêmes déboires. Sa mère restée à la campagne ne sait non plus comment elle gagne sa vie. Ce serait selon elle, un déshonneur trop grand à porter pour sa famille. « Ma mère en mourait de honte si elle l’apprenait ».
10 heures ! La soirée prend de la profondeur. Le décor change. C’est le temps d’un « streap tease » bien pimenté. En ces lieux obscurs, où tous se mélangent, tous se ressemblent, il existe quand bien même, une classification. C’est le capital qui agit, n’est-ce pas ? Une loge VIP est aménagée pour les plus nantis. Le service se négocie dans la salle même, alors qu’on bénéficie de certains préalables infiniment existants pour une mise en marche rapide. Pour cette entrée, c’est 250 gourdes, deux bières y sont accordées en guise de bienvenue, et la fille en prime. Un bon paquet. Elle gagne 25 gourdes sur chaque bière alors qu’elle vous chevauche la nuit durant.
Son salaire dépend de l’appétit du client et surtout de sa capacité à le mettre sur son piédestal.
Son salaire dépend de l’appétit du client et surtout de sa capacité à le mettre sur son piédestal. On se comprend ? Si elle arrive à lui faire pénétrer le VIP Hall, son cachet augmente. Le client pour cette virée express paie 1000 gourdes, desquelles elle obtient une prime de 500 gourdes. Son habileté déterminera le reste. Dans cet espace plongé dans une obscurité attirante, mais encore plus épaisse règne un silence tumultueux, régulièrement troublé par les gémissements et les orgasmes répulsifs des clients. Le sexe est pourtant interdit par le propriétaire, sous peine de renvoyer la contrevenante à cette règle. Car, ce serait un obstacle majeur à l’avenir de l’entreprise qui, au fil des ans, s’est dotée de quelques chambres, pour ne pas répéter le mot hôtel, comme exprimé par notre informatrice.
La surveillance est assez soutenue. À n’importe quel moment, la porte du VIP hall peut s’ouvrir. Un agent de sécurité ou un nouveau client avide de plaisir peut y pénétrer troublant ainsi les ivresses de jouissance qui coulent et se mélangent au cours de ces services bon marché. Le/la client-e a le choix, entre une séance « cunilinguistique » surchauffée ou des attouchements consistants. C’est selon.
Mais, le plus important pour les animatrices de ces soirées, c’est la « virée » dans les chambres. 1750 gourdes. Ce qui leur permet de réussir la soirée et de pourvoir à leur besoin. De cette somme, elles tirent une récompense de 1000 gourdes, quelle que soit la durée de l’acte. Nul ne doute qu’elles s’emploient à convaincre les aventuriers. Comme par hasard, les plus jeunes sont les plus sollicitées.
Elles sont nombreuses à faire escale ou à prendre quartier définitivement dans ces boites. Les causes sont multiples qui ont redessiné ces destins. La plupart du temps, il s’agit d’un simple incident, d’une grossesse prématurée ou de la mort d’un parent. Le cauchemar. L’instinct de survie comme guide dans une société en panne d’alternative pour une jeunesse de plus en plus dépouillée de compétence et délaissée, représente un frein indépassable à la construction de l’avenir. Haïti change et nous échappe. La jeunesse agonise et vieillit prématurément. Ses habitudes aussi changent. C’est la nouvelle réalité. Tout déni serait un préjudice irréparable à cette catégorie et sonnerait le glas de la relance du pays.
Tiré du site de HPN 23 MAI 2017