Haïti : la mémoire perdue de la révolution haïtienne

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En Haïti, l'histoire ne peut cacher que l'indépendance et la création de l'État national sont le fruit de la lutte de classe, le produit d'une profonde La révolution haïtienne a provoqué un bouleversement mondial aux proportions gigantesques, dont nous avons oublié la vraie dimension aujourd'hui, puisque ce qui nous est montré d'Haïti est sa situation actuelle, d'extrême misère et de dégradation.

La révolution haïtienne fut la première à déclarer l’indépendance de toute l’Amérique latine, mais elle fut aussi la plus radicale en termes sociaux et politiques car ce furent les classes les plus exploitées, les esclaves noirs, qui la dirigèrent, expulsant le pouvoir colonial et fondant une nouvelle nation sur la base d’une transformation profonde des rapports de production. Peut-être à cause de ces singularités, analyse Grüner, le capitalisme mondial semble avoir voulu se venger très violemment contre Haïti et la culture dominante a tenté d’effacer son histoire, qui pourtant est encore vivante dans tous les genres de culture critique et résistante.

La barbarie de l’occupation d’Haïti par les forces de la Minustah n’est que le dernier acte (pour l’instant) de la tragédie historique permanente que ce pays a subie. Juste pour rester au XXe siècle, il faut se souvenir que ce n’est pas la première fois qu’Haïti est occupée par des troupes étrangères «impériales». Déjà en 1915/16 (il tourne un siècle), les États-Unis l’ont occupé pendant deux longues décennies. Plus tard, le peuple haïtien a dû subir la longue et féroce dictature proto-fasciste des Duvalier, bien sûr également soutenue par l’impérialisme américain. Il y a quelques années, on s’en souviendra, un terrible tremblement de terre a frappé Haïti, le nombre exact de victimes encore inconnu, mais qui doit être compté à peut-être des centaines de milliers. Etcetera, etc. 

En d’autres termes, Haïti vit dans un état de catastrophe humaine permanente. C’est une société embourbée dans la misère, l’exploitation et la dégradation les plus extrêmes, qui est absolument impuissante à faire face à des «catastrophes naturelles» qui, dans d’autres sociétés, peuvent être parfaitement contrôlables.

Cela doit avoir quelque chose à voir avec l’histoire d’un capitalisme mondial qui semble vouloir prendre une violence violente contre ce que l’on peut appeler la singularité «anormale» d’une nation dont la propre histoire est le témoignage extrême du développement de l’impérialisme colonialiste, capitaliste sur le continent américain. Plus que «singularité», nous dirions des singularités, car il y en a plusieurs.

 En 2004, personne, à l’exception de Cuba, n’a célébré ce bicentenaire.

D’abord, une singularité historico-politique. Dans l’histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes, la première déclaration d’indépendance – d’ailleurs en ce qui concerne sa propre puissance coloniale, la France – remonte à 1804, et c’était l’Haïtien. En 2004, personne, à l’exception de Cuba, n’a célébré ce bicentenaire. Cet «oubli», en plus d’être attribué à un «glissement» résolument raciste (comme on le sait, la majorité des Haïtiens sont des descendants d’esclaves qui ont été «importés» de force d’Afrique pour remplacer les peuples originels de l’île alors appelés Saint-Domingue, qui avait été totalement exterminée), la révolution haïtienne était non seulement la première, mais la plus radicale au sens social et politique, car elle était la seule où les classes (et les «ethnies») étaient exploitées par excellence, esclaves noirs, ont réussi à prendre le pouvoir, à chasser l’occupation coloniale et à fonder une nouvelle nation sur la base d’une transformation profonde des rapports de production, qui bien sûr ne pouvait pas conduire à quelque chose comme le socialisme (en 1804, nulle part dans le monde, encore moins en Haïti, étaient les conditions pour une telle utopie), mais oui, au moins programmatiquement, dans une sorte de «république sociale» – probablement la plus égale ria du monde de cette époque – de petits propriétaires paysans, très semblable à celui dont rêve Rousseau dans Le Contrat social. L’Haïtien était donc, en plus d’une révolution politique et anticoloniale, une révolution sociale sur toute la ligne, contrairement aux autres mouvements indépendantistes, qui se limitaient à un remplacement des autorités coloniales par les bourgeoisies «criollo» émergentes (et presque créant toujours une nouvelle dépendance vis-à-vis d’une autre puissance coloniale, par exemple l’Angleterre), et où les masses n’étaient pas les véritables protagonistes du processus – comme elle l’a fait en Haïti. Sans compter qu’Haïti a été le seul cas dans l’histoire de l’humanité d’une rébellion triomphante d’esclaves.  

L’expérience n’a pas duré longtemps, et non pas à cause de la responsabilité exclusive du leadership politique haïtien, qui existait également, mais en grande partie à cause du blocus féroce auquel elle a été soumise par le monde occidental, y compris le versement d’une gigantesque indemnité à l’État français au titre de pertes immobilières (c’est-à-dire celle des esclaves), qui fut finalement réglée … en 1947 ! ruinant à jamais l’économie haïtienne et la transformant en l’une des sociétés les plus injustes et misérables du monde entier. C’est-à-dire: quel que soit l’échec de «l’expérience» à long terme, cette révolution «impossible» (impensable, l’appelle le grand historien haïtien Michel-Rolph Truillot) avait réussi, et le capitalisme ne pouvait en aucun cas admettons que ce «mauvais exemple», qui à l’époque provoqua une véritable vague de terreur dans les puissances impériales, restât impuni. Et sans oublier, d’ailleurs, que c’est grâce à l’aide décisive du gouvernement haïtien (en argent, en hommes, en armes et en protection personnelle) que Simón Bolívar a pu mener sa propre campagne d’émancipation.  

Le fait est que la révolution haïtienne a provoqué un bouleversement mondial aux proportions gigantesques, dont nous avons oublié la vraie dimension aujourd’hui, puisque ce qui nous est montré d’Haïti est sa situation actuelle, d’extrême misère et de dégradation. Mais en 1804, le monde entier parlait d’Haïti. Pensez-y: en dehors de ce qui a déjà été dit, c’était le premier pays américain à abolir l’esclavage, bien avant même qu’il n’accède à l’indépendance. En effet, en 1794 la Révolution haïtienne avança avec une telle force qu’elle finit par contraindre l’Assemblée nationale française à émettre un décret, signé par Robespierre lui-même, abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises (l’esclavage fut rétabli en 1802 par Napoléon, sauf précisément en Haïti , où «l’empereur bourgeois» a envoyé une force militaire gigantesque qui a subi une défaite ignominieuse aux mains de ces esclaves en lambeaux, armés d’un peu plus que des machettes: jusqu’au Vietnam, un événement aussi extraordinaire ne se reproduirait plus).*

Ce qui mérite, d’ailleurs, une réflexion « historiographique » critique. Depuis l’école primaire, on nous a dit mille fois que l’influence de l’idéologie de la Révolution française était décisive pour nos indépendances américaines : le slogan Liberté / Égalité / Fraternité serait donc quelque chose comme un article d’export philosophico-politique du Centre Civilisé vers les périphéries «barbares». Et dans de nombreux cas, cette influence est indéniable. Mais avec le cas d’Haïti, nous sommes, bien que cela semble invraisemblable, devant une influence inverse. Parce que la Révolution française – qui avait publié ce grand document appelé la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen – n’avait à l’origine aucune intention d’abolir l’esclavage dans ses colonies, et encore moins en Haïti, pour la simple raison que (et est une autre chose qui semble aujourd’hui invraisemblable) Haïti, qui était de loin la colonie la plus riche de toutes les colonies américaines, a fourni à la France plus d’un tiers de ses revenus, grâce à la surexploitation de la main-d’œuvre esclave. C’est alors la révolution haïtienne qui, pour ainsi dire, a contraint les Français à se conformer à ses propres principes «universalistes», qui avaient été tronqués (bien que, d’ailleurs, sans pour autant accorder à la colonie son indépendance, pour laquelle Nous devions attendre 1804, lorsque l’indépendance ne fut pas «accordée», mais arrachée par la révolution, au prix de quelque 200 000 esclaves morts: le prix en vies de loin le plus élevé que toute révolution d’indépendance ait dû payer: une autre «singularité “, alors, cette fois sinistre). C’est pourquoi j’ai osé écrire une fois que la révolution haïtienne est plus française que française… mais parce qu’elle est haïtienne. 

Il y a, d’autre part, une double singularité historico-philosophique. En 1807 (trois ans après l’indépendance haïtienne) un ouvrage absolument fondamental pour la philosophie européenne moderne, la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, fut publié. Ce travail comprend une quatrième section célèbre sur la soi-disant « dialectique maître et esclave », qui au cours des deux derniers siècles a produit des bibliothèques entières d’exégèse et d’interprétations. Eh bien, il a déjà été démontré de manière exhaustive – surtout à partir de ce texte pionnier qu’est Hegel et Haïti, de Susan Buck-Morss – que Hegel s’est inspiré de la révolution haïtienne, qu’il a connue et étudiée, et d’où d’ailleurs son raisonnement la haute abstraction philosophique sur la «lutte pour la reconnaissance» entre le maître et l’esclave était devenue réalité matérielle, anticipant sa spéculation théorique dans l’histoire concrète. Inutile de dire que le texte de Hegel a eu beaucoup d’influence sur Marx, mais bien sûr, Marx voulait aussi se plonger dans l’histoire matérielle, et pas seulement dans la philosophie. Là où il aborde la question plus systématiquement, c’est dans le chapitre XXIV du Capital, dans lequel il analyse le rôle très important de l’exploitation de la main-d’œuvre esclave ou semi-esclave en Amérique pour la soi-disant «accumulation originale du capital» dans le monde niveau.

Et puis nous avons une singularité littéraire et culturelle de première importance, qui découle directement de la révolution. Tout au long du XIXe siècle, et à partir de la décennie qui a suivi l’indépendance, on trouve partout – bien que pour des raisons évidentes notamment en France – des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et de la poésie qui d’une manière ou d’une autre font référence à l’esclavage noir et à la révolution haïtienne, et non sous la plume de n’importe qui: Victor Hugo, Prosper Merimée, Eugéne Sue, Arthur Rimbaud, etc. Au XXe siècle, cette tendance se poursuit, à la fois en Europe et maintenant aussi en Amérique latine: nous avons (pour ne citer que quelques exemples parmi tant d’autres) des romans célèbres tels que El Reino de Este Mundo ou El Siglo de las Luces, par Alejo Carpentier, avec ses références explicites à la révolution haïtienne. De plus, à partir des années 20 et 30 du 20e siècle, le grand débat sur le concept de négritude s’est déchaîné à Paris – lancé par le grand poète noir d’origine antillaise Aimé Césaire – qui à son tour provient directement de la première Constitution haïtienne de 1805, où apparaît ce curieux article 14 qui décrète que tous les citoyens haïtiens, quelle que soit la couleur de leur peau, seront appelés noirs (claque ironique à la Déclaration de la Révolution française, pour laquelle, comme on l’a vu, l ‘«universalité» des droits de l’homme, avait une limite très particulière, au point que cette limite avait une couleur: le noir, précisément). 

Au cours des années 1960, le thème de la «noirceur» associé à la révolution haïtienne était un axe central des luttes du Black Power

La controverse sur la «noirceur» – en tant que revendication culturelle, esthétique, littéraire et politique – se poursuivra tout au long du siècle: à la fin des années 1940, une grande anthologie de poètes noirs (africains et afro-américains) a été publiée, avec une préface de Jean Paul Sartre, qui soulève également la valeur esthétique et politique de la «noirceur» et où la révolution haïtienne est discutée. Sartre reprendra la question dans un autre prologue, encore plus célèbre, aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon. Au cours des années 1960, le thème de la «noirceur» associé à la révolution haïtienne était un axe central des luttes du Black Power et des Black Panthers aux États-Unis (où il survit à ce jour dans le mouvement Black Lives Matter), et de nombreux musiciens de jazz noirs adoptent la «noirceur» comme drapeau, rendant parfois leur relation à la révolution haïtienne explicite (comme cela arrive, par exemple, dans la suite de jazz Haitian Fight Song de Charles Mingus). Au début des années 1970, un roman important du lauréat du prix Nobel anglais Graham Greene, The Comedians, se déroule en Haïti et comprend des références à la persistance de la mémoire de la révolution sous la dictature Duvalier (il a été transformé en un film avec Richard Burton et Elizabeth Taylor). Vers la même époque, Queimada, un célèbre film de Gillo Pontecorvo, mettant en vedette Marlon Brando, et qui est une allégorie évidente de la révolution haïtienne, est sorti. Au cours des deux dernières décennies, un nouveau chapitre de la discussion est apparu dans la culture afro-caribéenne qui confronte la négritude à l’idée de créolité, sous des noms tels que ceux du philosophe martiniquais Edouard Glissant et du Nobel de 1994 Prix ​​de Littérature Derek Walcott, auteur d’une trilogie dramatique sur le chef de la révolution haïtienne Toussaint L’Ouverture (à qui, d’ailleurs, le musicien mexicain Carlos Santana a dédié un album), ainsi que son poème épique monumental Omeros, une transposition de l’Iliade à l’histoire de l’esclavage noir et de la révolution haïtienne.

Comme on peut le voir, dans tous les genres de culture critique et résistante, l’histoire de la première et la plus radicale de nos révolutions est encore bien vivante. Ce n’est que dans la culture dominante (c’est-à-dire celle des classes dirigeantes et de l’impérialisme) que cette histoire a tenté d’être «rayée de la carte», et qu’elle tente d’amputer cette image et ce souvenir de la catastrophe actuelle. La signification profonde de cette histoire doit être rétablie pour que la fierté et la combativité puissent être réactivées.

« Maintenant, nous sommes tous noirs » (1995) de Juan Carlos Romero. Avec cette œuvre graphique, l’artiste argentin Juan Carlos Romero (1931-2017) a rendu hommage à la Révolution haïtienne, la plus radicale de toutes, dans le contexte des bicentenaires de l’indépendance latino-américaine. 

 

Eduardo Gruner est sociologue, essayiste et critique culturel. Docteur en sciences sociales de l’UBA. Il est l’auteur de La Oscuridad y las Luces (2011), un livre de thèse sur la révolution haïtienne.

Ndlr.

*Encore faut-il souligner que le Vietnam n’était pas une colonie de la France peuplée d’esclaves. Que ce fût pendant la guerre de libération qui aboutit à défaite des Français lors de la bataille de Diên Biên Phu ou celle, plus tard, qui conduisit à l’humiliante défaite américaine, ces deux guerres de libération ont été largement des guérillas prolongées qui ont bénéficié de l’aide militaire de la Chine et de l’URSS. Ce qui n’enlève absolument rien au caractère héroïque et glorieux de ces deux batailles historiques.

Résumé latino-américain 31 janvier 2021

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