Un nouveau regard sur la problématique du changement en Haïti.
Voilà un livre dont le nom résume à lui seul ce que les douze millions d’haïtiens ont besoin pour construire cette Haïti nouvelle qu’ils rêvent tant ! Avant de faire un compte-rendu de lecture de ce très instructif essai politique, je me suis posé cette question: suis-je la bonne personne pour le faire, dans la mesure où l’auteur a été par deux fois mon préfacier ? Finalement, l’intérêt pour la collectivité et la portée intellectuelle de cet ouvrage ont été plus forts et ont eu raison de mon état d’âme. En effet, en feuilletant les premières pages de ce nouvel opus du politologue et ami Jacques Nesi, il ne fait aucun doute qu’on a en main un livre programmatique pour une régénérescence d’Haïti.
Le titre est explicite. Significatif. Porteur d’espoir et d’espérance. Professeur, journaliste et analyste politique haïtien, l’auteur se passe de présentation en France et au-delà des frontières françaises sans parler, évidemment, des milieux médiatiques et intellectuels en Haïti. Jacques Nesi est le symbole type de ce qu’on appelle un puriste dans le genre littéraire. Il vient de le prouver à ceux qui en doutaient encore en publiant chez les Éditions Gouttes-Lettres un pur chef-d’œuvre de sociologie-politique intitulé : « Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables. Des solutions pour l’avenir » dans lequel il fait un diagnostic terrifiant de l’état d’Haïti et surtout donnant des clés aux décideurs sociopolitiques pour sortir de ce labyrinthe si jamais ils conçoivent de résoudre cette problématique qui semble insoluble pour eux. Connu pour ses analyses politiques perspicaces à la radio et à la télévision, ce passionné des lettres et des verbes nous gratifie d’un ouvrage, que dis-je, d’un document de référence pouvant permettre la fabrique justement d’une nouvelle société haïtienne.
Jacques Nesi est un grand connaisseur du monde politique haïtien et de l’élite haïtienne en général, celle dont l’ethnologue et diplomate Dr Jean Price Mars se questionnait jadis sur sa vocation en tant qu’entité sociale. D’ailleurs, comme son illustre contemporain, lui aussi revient sur le rôle de cette catégorie sociale en écrivant : « On le sait, l’influence des élites est déterminante dans la société. Elles défendent des valeurs, des normes, c’est-à-dire unir les membres de la collectivité autour d’un dessein commun, et non privilégier leurs intérêts individuels au mépris du bien commun. Dans le cas des élites haïtiennes, on observe qu’une fois défaillantes, elles sont disqualifiées, et se voient donc hors-jeu. Leurs défaillances les désacralisent par automaticité. A la place d’élites (politiques, économiques, culturelles), nous emploierons donc plutôt l’expression de substitution « groupes dominants » pour désigner la minorité dirigeante d’Haïti dont certains sont liés à l’économie criminelle.
Dans ce cas, on s’interroge sur leurs motivations » page 31. L’auteur a mis à profit ses expériences en tant qu’acteur de la Société civile et son immense connaissance de la sociologie politique haïtienne et son talent de pédagogue pour produire un ouvrage original d’une importance capitale dans une conjoncture où rien ne parait possible pour sortir du marasme politico-social dans lequel les gouvernants et les gouvernés sont pourtant condamnés à trouver des solutions viables s’ils veulent que leur pays subsiste encore.
Dès l’introduction, l’auteur met à nu les différentes stratégies poursuivies par les acteurs politiques locaux et le rôle trop envahissant de la Communauté internationale, notamment, celle qui devient incontournable dans les affaires haïtiennes, le fameux Core Group que constituent les principales représentations diplomatiques dans le pays. Le politologue souligne au prime abord la violence politique qui est un élément déterminent dans la décadence de la société, alors que cette violence demeure la méthode de fonctionnement de tous les partis politiques haïtiens. Résultat, l’on assiste à un effondrement total de l’Etat.
Jacques Nesi note à la page 23 « De plus, ce qui caractérise la crise haïtienne, au-delà de l’effondrement de l’Etat, c’est l’émergence d’acteurs locaux qui multiplient le recours à des moyens violents en vue d’une accumulation rapide ». L’auteur qui ne craint pas d’assumer son rôle de citoyen engagé a fait un descriptif du rôle assez ambigu des « amis » d’Haïti connus sous le nom de Communauté internationale durant ces trente dernières années. Dans le sous-chapitre intitulé « L’échec relatif de la Communauté internationale », Jacques Nesi passe en revue les différentes interventions humanitaires et militaires de ladite Communauté en Haïti jusqu’à l’arrivée des policiers kenyans dans le cadre de la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité (MMAS) en 2024.
Ces missions dites « missions de paix », loin d’apporter des solutions aux maux qui rongent la société haïtienne – instabilité politique, insécurité, mauvaise gouvernance, crise de confiance, faillite de l’Etat, corruption, etc, – si elles n’aggravent pas la situation, elles ont tendance à passer à côté des besoins de la population qui assiste dans l’indifférence quasi-générale le va-et-vient de ces missions, toutes effectuées avec l’approbation des Etats-Unis d’Amérique mais sous la bannière de l’ONU. L’auteur relève que « Quant à la mission onusienne, le mandat est trop vague et trop étendu pour être efficace : respect des droits humains, développement économique, professionnalisation de la police…La nature de la mission n’est pas en cohérence avec les problèmes d’Haïti, mais plutôt elle est définie en fonction des orientations préalablement définies en dehors de toute implication des acteurs locaux » page 28.
En fait, l’ouvrage de Jacques Nesi est un résumé précis et sans complaisance ni parti pris de tout ce qu’on devrait et doit savoir sur la stagnation de l’Etat d’Haïti sur le plan politique, économique et sociale d’aujourd’hui. Il est un parfait manuel sur un Etat failli. Par ailleurs, l’intérêt porte sur la marche à suivre pour assurer la gestion permettant un sauvetage national. Jacques Nesi, et c’est là le bien fondé et le vrai intérêt qu’on a à lire cet ouvrage de 225 pages conçu de manière pédagogique et didactique, ne se contente point d’énumérer page après page les manquements et les errements des acteurs et des responsables à quelques niveaux que ce soit, il propose des pistes à explorer.
« Haïti : la fabrique d’une Communauté de semblables. Des solutions pour l’avenir » est un document choc, verbatim. Il démontre, par ailleurs, la résilience d’un peuple, particulièrement la grande masse, refusant de baisser pavillon ou de s’avouer vaincu. L’ouvrage transcende le genre des écrits sociopolitiques. La démarche en elle-même est révolutionnaire dans la mesure où Jacques Nesi apporte une vision différente d’aborder la problématique du changement en Haïti. Ainsi, en tant qu’auteur et intellectuel engagé pour la cause de son pays, sa construction narrative part d’un constat : l’échec de la politique appliquée jusque-là conduisant au chaos actuel. Une réflexion critique et temporelle qui le place au rang des grands noms des penseurs haïtiens du XIXe et XXe siècle à l’image d’un Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier ou d’un Hannibal Price, voire d’un Leslie F. Manigat.
Mais attention! Pas d’amalgame ! Ni de confusion ! Jacques Nesi n’est pas un acteur politique actif. Etant certes un politiste et acteur de la société civile, il se contente de porter les narratifs du changement de paradigme et de mentalité dans une Haïti plus juste et respectée pour ce qu’elle a apporté dans l’histoire de l’humanité. D’où son appel à la mise en place d’une Communauté de semblables dans laquelle tous les haïtiens se retrouveront. Ainsi, il préconise dans son ouvrage, à la page 87, la mise en place d’une « Politique destinée à la communauté des semblables ». « A travers la réforme de l’Etat inscrite dans la reconstruction des institutions et d’un gouvernement de combat, la vision politique réformatrice entend répondre aux attentes et aspirations de la communauté des semblables, c’est-à-dire des femmes et des hommes dotés des capabilités (la liberté de choisir entre différentes conditions de vie) égales, des chances égales qu’ils auront à mobiliser en vue de leur épanouissement individuel et de transformations sociales du XXIe siècle… »
L’auteur revient aussi sur l’aide humanitaire en Haïti. Aide que les gouvernants et une partie de l’élite économique détournent à leur profit. Dans le chapitre consacré à cet intitulé : « Pour une rupture avec la politique humiliante de l’aide perverse », Nesi prend parti. Après une analyse lucide, constructive et clairvoyante de cette aide humanitaire à Haïti, il souligne que : « Si Haïti souhaite se relever la tête, en cessant de croire à l’assistance internationale et à la multiplication de la situation de rente, elle ne peut renoncer à la reconstruction de son économie pour qu’elle soit compétitive et innovante » page 98. Mais l’auteur ne s’arrête pas à ce qui paraît être une évidence pour tous dirigeants dignes de ce nom. Ses réflexions articulent aussi autour d’autres fondamentaux relevant de la souveraineté nationale d’un Etat. Dans le cadre de cette construction des semblables à laquelle il entend apporter sa pierre en tant que citoyen engagé, il prend l’exemple de la justice.
Pour l’auteur, en effet, il est indispensable pour la société de penser la justice autrement que par cette tentation de l’Etat de laisser perpétuer des massacres en nombre, des crimes financiers sans que les criminels ne soient punis et surtout sans la moindre volonté évidente de l’appareil judiciaire de punir les coupables. Citant divers crimes financiers ayant eu lieu ces dernières années sur différents gouvernements, notamment les Fonds PetroCaribe, les Fonds Intérimaires pour la reconstruction d’Haïti, les massacres des populations dans différents points du territoire, etc, Jacques Nesi, pour matérialiser ses pensées, estime qu’il faut changer de registre pour entrer dans l’Etat de droit et dans cette Communauté de semblables qu’il théorise et appelle de ses vœux à fabriquer. Pour ce, il faut « Reconstruire la justice ». Alors, le politologue fait des propositions : « Pour forger la société des semblables, la vision réformatrice donnera une place importante à la justice.
Ce thème associé à celui de la réconciliation est un dilemme qui s’impose aux acteurs internes : assurer la promotion de la paix, de la réconciliation de la justice, de l’Etat de droit sans se prémunir de l’impunité. C’est dans la recherche de la justice, de la vérité et de l’éthique qu’on serait amené à faire triompher la paix ; Si celle-ci s’appuie sur des justifications au renoncement aux valeurs morales et à celle qui sont propres à la société, alors les bases de la paix seraient jetées » page 105. On aurait pu citer tout le livre tant les éléments et les idées développés par l’auteur sont une exigence immédiate de reconstruire cette société de vivre ensemble symbolisée par la construction d’un Etat moderne, prélude à la consolidation de la Nation. Mises à part ces judicieuses propositions, l’auteur prend le temps d’expliquer sa démarche et le but de son travail en employant une méthodologie encourageant la poursuite de la lecture. Des chapitres courts, facilités par une série de sous-chapitres ultra attrayants par le narratif auxquels ils font échos tout en rendant la lecture du texte global fluide. Le concept de présentation n’est pas inédit.
En revanche, il s’enrichit du savoir faire de l’auteur pour capter l’attention du lecteur. Rien ou presque n’a été négligé par Jacques Nesi dans son livre pour forcer la compréhension de nos compatriotes et les observateurs étrangers de la société haïtienne de la nécessité de rebâtir Haïti. Outre les 8 chapitres proprement dits et la conclusion, vous trouverez une série d’encadrés, – 22 au total-, apportant un surplus d’informations sous forme de récapitulatif des faits, analyses et événements socio-politiques, économiques, diplomatiques et culturels ayant jalonné le monde et la société haïtienne au cours des décennies précédentes. Une idée franchement géniale permettant à tout un chacun de se faire une idée des thématiques abordées dans chaque chapitre. Ce schéma apportant aussi d’avantage de crédits à l’ensemble des thèses développées dans chacune des pages. C’est une approche académique que Jacques Nesi maîtrise à la perfection. Un travail qu’il faut saluer non seulement pour son utilité et ce nouveau regard porté au niveau de la science sociale haïtienne, mais pour sa résonance littéraire qui vient certainement enrichir la Communauté intellectuelle d’une œuvre à la hauteur de l’ambition de l’auteur.
Dans ces conjonctures de désespoir pour Haïti et pour sa population, cet ouvrage, fort bien inspiré, donne l’envie de voir au plus vite la construction de cette Communauté de semblables à laquelle le sentiment d’appartenance imprègne chaque Haïtien au plus profond de lui-même.
Jacques Nesi, Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables- Des solutions pour l’avenir, Editions Gouttes-Lettres, Port-au-Prince, 2024
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