Il y a tout juste un mois un fait divers en apparence banal a attiré l’attention de tous les observateurs politiques haïtiens. Cela a été largement commenté dans les milieux intéressés et au plus haut sommet de l’Etat. Car, s’il s’agit bien d’un fait divers, il ne reste pas moins que cet acte soulève bien des interrogations au sein de toute la société haïtienne. En somme, de quoi s’était-il agi? Dans la journée du 3 avril 2018, soit quelques jours après l’installation du haut Etat-major des Forces Armées D’Haïti (FADH) par le Président Jovenel Moïse au Grand Quartier Général au Champ de Mars, la population a été stupéfaite d’apprendre par un communiqué du ministère de la Défense que trois soldats de la nouvelle armée avaient été les auteurs d’une bagarre dans la soirée du samedi 31 mars à Anse-Rouge dans le Département de l’Artibonite. Dans son communiqué, le Ministère, lui-même gêné, dit sa « stupéfaction » tout en condamnant et désapprouvant le comportement de ses apprentis militaires.
Le ministère de la Défense ne manque pas de mots pour « déplorer et condamner avec fermeté l’acte d’indiscipline et le comportement indigne qui ne cadrent pas avec la nouvelle philosophie de l’institution militaire ». De toute évidence, les responsables du gouvernement ont été eux aussi surpris et s’inquiètent de cette sortie digne de l’ancienne armée que ces trois soldats-techniciens ont opérée dans leur tournée nocturne loin de leur base. Plus loin toujours dans le même communiqué, ce qui est encore plus surprenant et inquiétant pour la population, c’est que le Ministère laisse entendre qu’il a des doutes sur la provenance des armes qu’ont utilisées ces fous de la gâchette pour blesser au moins deux personnes dans cette boîte de nuit près de Gros-Morne. En fait, tout a commencé lors d’une soirée festive dans un Club du nom de « Vavou N’Feeling » dans la commune d’Anse-Rouge non loin de Gros-Morne.
Trois soldats-techniciens faisant partie de ce qu’on appelle le Corps de Génie militaire dans les nouvelle Forces Armées d’Haïti (FADH) répondant aux noms de : David Basquin, Livens Dervil et Rodini Pierre-Louis se sont pointés dans cette boîte de nuit en compagnie d’un membre de la diaspora venu sans doute se ressourcer au pays après de longs mois d’un hiver qui n’en finit pas. Pour des raisons qui restent à déterminer par la justice civile et militaire, les quatre fêtards se sont livrés à une bataille rangée avec une partie du public. En difficultés et sans doute minoritaires, vu qu’ils étaient loin de leur caserne, l’un des militaires a fait usage de son arme blessant au passage deux personnes venues s’amuser. Militaires dans la pure tradition de l’ancienne armée démobilisée depuis des lustres, les trois bandits armés et leur ami ne se sont pas posé de question en constatant qu’ils allaient être pris par la police locale présente sur les lieux. Ils ont pris la fuite en courant.
Sauf qu’une partie de la population est partie à la poursuite de ces fugitifs, ce qui aurait pu mal tourner s’ils avaient été repris. Heureusement, la police de Anse-Rouge a vite appelé en renfort les agents de l’Unité Départementale de Maintien de l’Ordre (UDMO), un Corps spécialisé de la police nationale, qui n’a pas tardé à rattraper les fauteurs de trouble pour les conduire en lieu sûr pour leur propre sécurité et aussi pour qu’ils puissent répondre devant la justice de leur forfait. Depuis, deux enquêtes parallèles sont ouvertes sur cet incident. Une conduite par le Commissaire du gouvernement près du Tribunal civil des Gonaïves qui s’est soldée d’ailleurs par la remise en liberté sous caution de ces soldats. Me Néhémy Joseph, l’avocat de ces brebis galeuses de l’armée, a évoqué l’article 268 de la Constitution qui, selon lui, autorise ses clients à porter des armes en toutes circonstances étant des militaires. Donc, pour une caution de 15.000 gourdes, les trois soldats-techniciens du Corps de génie militaire ont donc retrouvé la liberté pratiquement quelques jours après leur incarcération et ont pu regagner leur base de la Petite-Rivière de l’Artibonite. L’autre enquête relative à cette infraction relève du ministère de la Défense sur l’origine des armes qui étaient en possession de ces soldats. Voilà en gros pour les faits.
Le décor étant planté, essayons de comprendre non pas ce qui s’est passé, mais pourquoi ces soldats-techniciens du Corps de génie militaire, sans aucune autorisation de leurs chefs hiérarchiques, s’étaient retrouvés à mille lieux de leur campement, ainsi jusqu’à être désignés comme les auteurs d’un acte qui forcément appelle à des questionnements sur le comportement des hommes en treillis en Haïti. Depuis la remobilisation de l’armée en Haïti plus ou moins officiellement sous la présidence de Michel Martelly en 2012 et de manière formelle l’année dernière avec les deux décrets du 16 et 17 novembre 2017 du Président Jovenel Moïse, c’est le premier incident majeur, disons le premier tout court, que le pays a enregistré au sujet de ces nouveaux militaires. Une chose est sûre, cette affaire tombe mal pour le gouvernement et le Président de la République Jovenel Moïse en particulier qui viennent tout juste de remobiliser un groupe de vieillards pour prendre la tête de cette nouvelle armée. Pour Jovenel, très critiqué pour toute une série de décisions unilatérales dans la mise en place de sa nouvelle armée, c’est la plus mauvaise publicité qu’il puisse enregistrer dans ce dossier. En faisant déjà parler d’eux en semant la panique et le bordel dans un lieu public, alors qu’ils ne sont même pas encore tout à fait reconnus et acceptés par la population, les militaires de Jovenel ne lui rendent pas vraiment la tâche facile.
Les actes d’incivilité et de violation des règlements de l’armée auxquels on vient d’assister de la part de ces militaires apportent de l’eau au moulin des pourfendeurs de cette institution et de Jovenel qui ne voient pas d’un bon œil le retour d’une force qui, dans le temps, n’a servi justement qu’à commettre ce genre de bagarre dans les lieux publics qu’ils fréquentent. Bien sûr, avant la chute de la dictature des Duvalier, l’ordre, la discipline militaire et le respect de la hiérarchie faisaient partie des membres des FADH. Mais en dehors de cette philosophique typiquement militaire, les soldats y compris parfois des gradés se comportaient comme des hors la loi en semant la mort ou en infligeant des sévices corporels à la population avec un comportement de garde prétorienne. Le comportement du trio infernal, David Basquin, Livens Dervil et Rodini Pierre-Louis dans ce Club ne peut que raviver de mauvais souvenirs d’un passé qu’on croyait révolu. Bagarre, fusillade, brutalité militaire et abus de pouvoir, tels étaient la démarche au quotidien des soldats de l’ancienne FADH qui pourtant faisaient partie d’une institution aussi vieille que la République en dépit de quelques soubresauts de l’histoire. Les mauvaises habitudes ont la vie dure.
Jamais personne n’aurait parié que cette armée qui n’en est pas encore tout à fait une puisse commettre un tel acte soulevant beaucoup de questions sur son utilité dans la société après avoir été banni plusieurs années plus tôt. Avec ce premier désordre enregistré avant même qu’elle soit vraiment opérationnelle, la nouvelle FADH apporte incontestablement des arguments aux opposants de Jovenel Moïse, mais aussi à tous ceux pour qui Haïti n’a point besoin de nouvelles forces armées, si c’est pour jouer le même rôle que leurs prédécesseurs. Même si le pouvoir, à travers le ministère de la Défense, fait profil bas après ce premier incident opposant trois militaires et une partie de la population, il ne demeure pas moins qu’il est dans ses petits souliers face au tollé qu’a engendré cette fâcheuse affaire.
Certes, le gouvernement a joué la carte de l’apaisement et de la transparence en communiquant lui même sur l’incident en promettant la plus grande sévérité à ces soldats presque perdus. N’empêche que l’image véhiculée par ce comportement digne d’une armée de « Macoute » que la population a connue dans le passé n’incite guère à la confiance, encore moins au respect qu’on devrait avoir pour ces nouveaux militaires dont la mission serait « Défendre et Servir ». C’est comme s’il y a une malédiction qui s’abat sur chaque individu qui s’aventure de près ou de loin dans l’institution militaire en Haïti. Outre ces trois premiers « tâcherons » de la nouvelle armée haïtienne que sont David Basquin, Livens Dervil et Rodini Pierre-Louis, qui nous dit qu’au sein de ce même embryon de ce Corps de génie militaire haïtien, il n’existe pas d’autres Lucky Luke qui ne se soucient pas une seconde de l’image et de la mauvaise réputation qu’ils font courir sur leur institution ?
Les actes d’incivilité et de violation des règlements de l’armée auxquels on vient d’assister de la part de ces militaires apportent de l’eau au moulin des pourfendeurs de cette institution
Or, le pouvoir exécutif a déjà le plus grand mal à faire admettre la nécessité d’une nouvelle force armée dans le pays, compte tenu du poids du passé et du lourd fardeau qui pèsent sur l’ancienne institution. Certains sont persuadés que ces trois « larrons » ne mesurent pas assez leur acte et leur geste en tirant sur la foule en train de danser. Heureusement, si on peut le dire, qu’il n’y a eu que deux victimes. Cela aurait pu être pire. Sinon, jamais ils n’agiraient de la sorte et ce même pour préserver l’institution dont ils sont censés être membres. D’autres croient que les David Basquin, Livens Dervil et Rodini Pierre-Louis n’ont aucune notion de l’histoire d’Haïti encore moins de celle des FADH et de sa démobilisation en 1995 par l’ex-Président Jean-Bertrand Aristide. Pour eux, ces jeunes soldats-techniciens ne se seraient jamais aventurés sur ce terrain miné qu’est l’utilisation des armes à feu dans une discothèque où ils n’étaient ni en mission et ni envoyés par leur commandant.
C’est une absurdité et une folie que ces jeunes militaires aient pu commettre un geste aussi récurrent et redouté par la population, non pas par l’utilisation de leurs armes, mais par le fait de venir surtout semer la pagaille dans une soirée comme au temps des Tontons Macoutes et des soldats au service de la dictature qui faisaient la pluie et le beau temps sans pouvoir se justifier ni répondre de leurs actes devant les tribunaux. Mais cette affaire est aussi une occasion pour Jovenel Moïse et l’ensemble du gouvernement de se racheter devant l’opinion. C’est une occasion inespérée de prouver qu’ils nourrissent bien de bonnes intentions en remobilisant les FADH. En effet, les dérapages commis par ces trois éléments égarés ne comprenant rien à la nouvelle philosophie de la doctrine militaire, pour reprendre les mots du ministre de la Défense, Hervé Dénis; c’est une occasion pour les autorités civiles et militaires de tracer l’exemple et d’envoyer un signal fort aux futurs soldats et militaires de la nouvelle armée en général. Certes, ces trois lascars ont eu l’intelligence d’esprit et les moyens pour s’offrir le service d’un des meilleurs avocats de la place et qui sans surprise a obtenu qu’ils soient mis en liberté provisoire, ce qui est leur droit dans une affaire pénale.
N’empêche que sur le plan militaire c’est tout à fait autre chose et surtout dans ce contexte. Tout d’abord, sur le plan purement militaire, ces trois individus ont désobéi à la discipline militaire qu’ils n’ont pas respectée, vu qu’ils se trouvaient dans un endroit sans l’autorisation de leurs chefs. Circonstance aggravante, ils ont fait usage d’armes qui apparemment n’étaient pas distribuées par l’institution dans la mesure où le ministère de la Défense cherche à savoir d’où viennent les armes utilisées. Enfin, ces trois soldats ont agi dans un contexte qui ne prêtait guère à la provocation. Puisque c’est une institution qui était mise en veilleuse pour diverses raisons et que les autorités cherchent à ressusciter avec parcimonie et doigté. Tolérer ce genre d’écart dès le début d’un processus qui est loin d’être accepté par une majorité serait laisser croire qu’à l’avenir les membres des FADH nouvelle formule pourraient se comporter comme leurs aînés dans le temps.
Comme nous l’a expliqué un ancien officier de l’armée, le Président Jovenel Moïse a intérêt à frapper vite et fort afin de montrer aux futurs soldats qu’il n’y a de place pour aucun dérapage ni bavure au sein de la nouvelle FADH. Selon cet ancien haut gradé de l’armée démobilisée, il faut tracer un exemple clair et sans équivoque. Ces trois soldats-techniciens doivent être purement et simplement renvoyés de l’armée pour insubordination. Le Palais national et le Grand Quartier Général n’ont pas le choix. Ils doivent agir avec la plus grande sévérité envers ces trois militaires en écartant l’ivraie du bon grain afin de dissuader les autres et les futures recrues de tout comportement susceptible de mettre une nouvelle fois en péril l’institution militaire dans la société. En effet, il ne suffit pas de sortir de communiqué et condamner, il faut aussi sanctionner. Or, du fait que ces soldats qui ont fait usage d’armes à feu dans un lieu public n’étaient pas en service ou en mission pour le compte d’aucun commandement, ils peuvent passer à travers les mailles du filet et bénéficier d’un non lieu devant la justice civile selon la loi.
Ce que Me Néhémy Joseph a très bien compris en déclarant que : « toutes infractions commises en dehors de l’exercice de ses fonctions, le militaire est justiciable des droits communs ». Autrement dit, dans l’hypothèse qu’ils sont blanchis pour utilisation d’arme à feu dans un lieu public même s’ils n’étaient pas en service commandé, ils peuvent toujours continuer à porter des armes en étant militaires avec le risque bien entendu cette fois de tuer des gens qui pourraient se trouver en face d’eux. D’où la nécessité pour le gouvernement et le haut Etat-major militaire de prendre des mesures coercitives afin d’empêcher ces trois éléments pourris de contaminer tout le reste. C’est une question de responsabilité mais aussi de prévoyance. Surtout d’après une déclaration du ministre de la Défense, Hervé Dénis, ce sont des anciens militaires de l’ère duvaliériste déjà « obsolètes » selon l’ancien officier Mario Andrésol sur Télé 20 le 26 avril dernier, qui vont se transformer en formateurs afin de procéder à la formation de nouvelles recrues qui seraient dans un premier temps au nombre de 500 soldats. Un comble pour une institution qui compte atteindre 5000 hommes, à raison de 1000 nouveaux soldats tous les ans.
Mais en raison des contraintes budgétaires le gouvernement se tourne vers l’extérieur principalement vers les Etats sud-américains et le Mexique tout récemment afin de voir plus clair avec cette nouvelle armée qui devient un vrai boulet pour le chef de l’Etat. Ce qui fait dire à l’ancien Directeur général de la Police haïtienne et bien sûr ex-officier des FAD’H, Mario Andrésol, « L’armée devrait être remobilisée avec plus de sérieux ». C’est aussi notre avis. Comment penser former de nouveaux militaires avec des anciens soldats démobilisés depuis plus de deux décennies ? Des ex-soldats dont le niveau de compétence laissait à désirer même quand ils étaient des militaires en service actif. D’ailleurs, tout le monde a réalisé que ces gens n’ont rien compris à l’évolution de la société et de la démocratie. Ces anciens militaires parmi lesquels le Président Jovenel Moïse compte sélectionner les « formateurs » ne respectent rien pas même les lois de la République.
Après maintes sommations du Chef de la Police nationale, Michel-Ange Gédéon et du Premier ministre Jack Guy Lafontant à l’endroit de ces anciens militaires qui sèment le désordre un peu partout sur le territoire, principalement dans l’Ouest, le Sud et le Centre du pays, la PNH était obligée d’intervenir pour déloger ces récalcitrants qui s’enferment dans leur illusion qu’ils sont toujours des militaires actifs des Formes Armées d’Haïti (FADH). Il y a deux semaines, deux de leurs bases ont été investies par les forces de l’ordre – Péligre non loin de Mirebalais dans le Centre et à Musseau (Delmas 60) à Pétion-Ville – afin de mettre un terme à ce comportement réfractaire et d’insoumission. Une situation qui continue à dégrader leur image auprès de l’opinion publique et alimenter des critiques à leur égard au sein de la société. Pour finir, il est dit dans pratiquement tous les milieux que Jovenel Moïse n’avait pas besoin de ces scandales en ce moment sur cette affaire de l’armée. Alors même que certains responsables politiques de l’opposition et même certains parlementaires ne jurent que par l’échec de sa nouvelle armée, son ministre de la Défense est sommé de s’expliquer sur ce premier ratage de la relance d’une machine qui même non fonctionnelle fait peur à tout le monde à cause justement d’un passé qui n’a pas laissé que de bons souvenirs dans l’opinion.