« Il est terrible le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim »
Jacques Prévert
Naître privilégié, grandir privilégié, rester privilégié jusqu’à un certain âge, un âge assez avancé faudrait-il dire, quelle veine ! Quelle chance ! Il faut alors dire merci à la Vie d’autant qu’on a fait toutes ses études. On est même devenu médecin ; statut qui confère (soyons honnête là-dessus) des avantages matériels certains et… une vie agréable sans cœur sauté. Presque tout est à votre portée. Ah ! cette privilègiature. Oui, j’appartiens, comme d’autres, à cette catégorie privilégiée qui ne devrait pas se plaindre de la vie, de ses souffrances, de ses turbulences, de ses incohérences, de ses imprévoyances, de ses violences, telle la faim par exemple, cette tenaillante qui peut vous ronger les entrailles.
Pourtant, j’ai faim. Faim de voir cesser ces manifestations rituelles, annuelles, insolentes, arrogantes, suffisantes, de dépeçage de l’avenir des peuples par le Groupe des sept (G7), aéropage de discussion et de partenariat économique de sept pays réputés pour être les grandes puissances avancées du monde qui en 2019 détenaient environ 45% de la richesse nette mondiale : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni. Ah ! les repus.
On veut nous faire croire qu’il s’agit d’une réunion de dirigeants, ayant pour objectif de traiter des questions économiques et financières de la planète de façon informelle, de « discuter des affaires du monde […] en toute franchise (sic) et sans protocole (resic), dans une ambiance décontractée », sans aucun intérêt de maintenir le flux d’argent, de richesses et de prospérité à leur seul bénéfice de classe. Nous prennent-ils pour des canards sauvages ou pour quelque egare anba ban ?
Voilà une petite clique de gens à faux-col sans légitimité puisque ne parlant pas au nom du plus grand nombre, au nom de ceux et celles qui dans l’océan d’exploitation néolibérale cherchent en vain une branche à laquelle s’accrocher pour ne pas se noyer ; voilà donc ce cénacle de gwo zouzoun cousus d’or et d’égoïsme qui veulent « diriger le monde » en rassemblant des pays parmi les principales grandes puissances économiques afin d’augmenter chez chaque membre son influence sur les marchés mondiaux ; tous, ils agissent ce aux fins d’appropriation de richesses au mépris et au détriment des autres pays, à partir d’une politique d’inspiration néolibérale génératrice d’immense misère, de malsité pour plus des trois quarts de l’humanité.
Faim de rêver d’un vrai tribunal international sans fòskote, sans parti-pris, pour juger les décideurs des affaires politico-financières de ce monde, les auteur intellectuels de déstabilisation et de dislocation de pays souverains, les responsables internationaux des crimes monstrueux qui ont conduit, par exemple, au démembrement de la Yougoslavie, au massacre de Srebrenica, ville déclarée « zone de sécurité » en principe assurée par quelque 400 Casques bleus néerlandais.
Le massacre de plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques dans la région de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, au mois de juillet 1995 , n’a sûrement pas été le seul fait du commandant des Scorpions, Slobodan Medić et du général Ratko Mladić, responsable des unités de l’Armée de la République serbe de Bosnie. En effet, en juin 2017, les Pays-Bas n’en avaient-ils pas été jugés partiellement responsables, car ils avaient fait le partage entre hommes et femmes, avant que les hommes ne soient fusillés et les femmes expulsées ? Des ordres sont sans doute venus de haut, du haut commandement militaire d’une certaine OTAN ; de loin, puisque le cerveau politique de cette organisation de l’Atlantique nord est à Washington.
Faim de souhaiter que la Lybie retrouve un jour son angle d’unité et de souveraineté après avoir été déstabilisée, démembrée, désorganisée, mutilée, écrasée, laissée en lambeaux par les charognards argentés d’une Europe et d’une Amérique affreusement inquiétées par un pays dont les avancées et projets technologiques, les réalisations sociales, l’utilisation des ressources financières pour développer les infrastructures, l’éducation, le système de santé et aider leurs frères africains leur enlevaient le sommeil, sans oublier une richesse pétrolière qui les rendait obsédées d’en finir une fois pour toutes avec le visionnaire que fut Mouammar Kadhafi et ce pays qui, hier encore, était un fleuron de l’Afrique.
Faim d’assister à une reprise en main éventuelle des forces progressistes d’Amérique latine pour redresser le brutal changement de cap dans des pays très largement mis en coupe réglée par des régimes nés de sordides magouilles et interventions politiciennes états-uniennes et de l’OEA, ministère des colonies de Washington.
Car le virage à droite et à l’extrême-droite du Chili, de la Bolivie, de l’Equateur, de la Colombie, du Brésil, en effet, n’a apporté que privatisation, aggravation de la haine de classe affichée par les riches puant d’insolence et d’opulence ; aggravation de la pauvreté, de la répression ; système de santé mis à mal, démantèlement des entreprises publiques vendues aux grandes entreprises locales ou aux multinationales, licenciements à grande jèd de travailleurs et un endettement qui n’a cessé de croître.
Faim de savoir que dans le cadre de perspectives progressistes structurées, durables, l’Amérique latine, éventuellement, ne soit plus dépendante des fluctuations des cours des matières premières : le pétrole pour le Venezuela et l’Équateur ; le gaz pour la Bolivie ; le cuivre pour le Chili ; la production agricole pour le Brésil et l’Argentine. Oui, j’ai faim d’un retour au pouvoir de gouvernements progressistes dans les pays de la région, comme on en a déjà vu avec Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil, Néstor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré Vázquez en Uruguay (2005), Michelle Bachelet au Chili et Evo Morales en Bolivie (2006), Rafael Correa en Equateur (2007), Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015), José Mujica en Uruguay (2010).
Faim de voir que l’Église catholique, sa tête vaticane et son corps tentaculaire présents particulièrement dans les Amériques, dans les Caraïbes et sur le continent africain, demande enfin pardon, haut et fort, pour tous les crimes commis par ses membres, depuis « la découverte ». Crimes dont ont été victimes des Africains arrachés à leur terre natale et transportés comme du bétail vers le « Nouveau Monde ». Leur travail dans des conditions infrahumaines allait servir à enrichir, engraisser les métropoles. Pardon pour les violences contre les Amérindiens dépossédés de leurs terres par la ruse, la trahison ou les armes ; pardon pour avoir accompagné et béni un système qui brutalisait les peuples indigènes et leurs cultures.
Mme Chilcote une spécialiste des études amérindiennes à l’université d’État de San Diego l’a bien souligné : « Les États-Unis sont un état-nation colonial qui a été construit en massacrant des peuples autochtones et en prenant leurs terres tout en s’appuyant sur des Africains asservis comme travailleurs forcés. Ces deux aspects du colonialisme des colons aux États-Unis lient de façon unique les communautés amérindiennes et noires », ce qui explique cette flambée, depuis quelques semaines, de rejet affirmé des symboles de l’histoire de la suprématie blanche et du colonialisme en Amérique.J’ai soif d’entendre la voix de l’épiscopat américain parler à l’unisson, haut et fort, sans fausse note, condamner les agissements de Junipero Serra, ce moine colonisateur canonisé par le pape François II qui « a orchestré une tentative de génocide des peuples indigènes en Californie […] maltraité les autochtones… [qui] a également vu des soldats et d’autres personnes de l’Église abuser, violer et agresser les autochtones […] Ce sont des choses qu’il a écrites dans ses propres rapports et réflexions », selon ce qu’a déclaré Cutcha Risling Baldy, un spécialiste des études amérindiennes à Humboldt State University.
J’ai faim de savoir que les évêques catholiques américains cessent de défendre Junipero Serra et le système missionnaire espagnol ; que l’archevêque de Los Angeles, José Gómez, se récuse d’avoir écrit dans une lettre au début de ce mois de juin que, bien que les missionnaires « aient commis des erreurs et causé un réel préjudice aux gens », leurs motivations étaient « évangéliques et humanitaires (sic) » puisqu’ils voulaient « améliorer la vie des autochtones (resic) ». Hell no ! Sûrement pas !
Comme j’ai faim d’apprendre que l’archevêque Gomez, à la faveur des hauts cris poussés par les Amérindiens de Californie, voie enfin la lumière sur son chemin de Damas et décide de dire la vérité, que ce que l’Église rapporte à propos de Serra n’est qu’un ramassis d’histoires contribuant à faire des missions et de l’histoire de la Californie un « conte de fées fantaisiste », des histoires romancées qui « effacent le génocide et la violence ».
Je n’aurais plus faim si jamais l’Eglise pouvait vraiment confronter son passé, prendre des engagements concrets pour se faire pardonner son passé évangélique-colonialiste. Ainsi, elle devrait commencer la restitution des terres et des ressources volées aux peuples indigènes, leur apporter un soutien financier concret, substantiel pour la revitalisation de leurs langues et de leur culture. L’Église n’est-elle pas cousue d’or ? Il est temps qu’elle commence à mettre en pratique les paroles du Nazaréen, ainsi, je commencerais à n’avoir plus faim. Et je ne serais pas le seul.
J’ai faim de comprendre pourquoi des hommes et femmes politiques prétendument honnêtes ne finissent-ils pas par transcender, trahir même leur classe sociale pour rejoindre la grande classe des déshérités, des marginaux, des refoulés, de ceux et celles qui n’espèrent plus rien de la vie, pour épouser une cause noble qu’avant eux d’autres ont défendue, parfois au prix de leur vie : Anthony Lespès, Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis, Étienne Charlier, Marie Vieux-Chauvet, Yanick Rigaud, Félix Morisseau-Leroy, pour ne citer que ceux-là. Est-ce parce qu’ils n’ont jamais fait connaissance avec le mot humanisme ? Le concept de la charité, de l’amour du prochain n’est certainement pas une exclusivité du christianisme auquel quasiment tous appartiennent.
La faim n’est pas douce, on le sait, la faim physiologique de celui qui n’a rien à se mettre dans l’estomac depuis des jours et qui « grince des dents doucement / car le monde se paye sa tête /et il ne peut rien contre ce monde ». C’est une faim en fait amère. Mais il y a aussi cette faim mentale, intellectuelle de cerner, au-delà même de la question évidente de classe, le comportement incompréhensible et inhumain, l’attitude hautaine et méprisante, parfois haineuse des riches, des possédants, des byen chita, qui ne se rendent pas compte de la misère abjecte dans le monde ; misère créée par eux-mêmes, par leur égoïsme, leur cupidité, leur akrèkté pour le fric. N’ont-ils pas ‘‘d’âme’’ ? Cette âme dont on dit qu’« après la mort, elle paraîtra devant Dieu pour être jugée »…
Se sont-ils jamais imaginés en état de décrépitude, perclus, reclus dans un nursing home-mouroir, à un âge nonagénaire avancé, sous le poids insupportable de la déchéance physique, bavant sans arrêt, mordus par d’intolérables douleurs musculaires aux mollets, appelant au secours, sous l’œil indifférent d’une aide-infirmière nonchalante, négligente, plus soucieuse de finir, épuisée, ses seize heures d’affilée. Se sont-ils jamais imaginés d’être un jour ainsi ignorés, malgré leur argent, malgré leur classe sociale (en berne), malgré leur morgue (ébréchée), malgré le rictus de la Grande Faucheuse pas loin du lit ? J’ai faim de le savoir.
J’ai enfin grand faim de comprendre pourquoi les Jovenel, les Martelly, les ‘‘nèg kabrit ’’, les détourneurs de kits scolaires, les dilapidateurs de l’argent de Petrocaribe et autres malveyan grandan PHTK s’acharnent à pratiquer le ‘‘tout-pour-moi-rien-pour-les-autres’’. L’anatomie de ces gens semble se ramener à un tube allant de leur groin à leur panse. Rien d’autre. En vain chercherait-on un cœur qui bat au rythme de l’honnêteté. Leurs poumons, rudimentaires, respirent la corruption, leur sang visqueux charrie des globules de mensonge, leur squelette vermoulu craque sous le poids de la méchanceté. Quelle humanité !
Est-ce à croire que cette faim ne me lâchera jamais ? Non, je ne le crois pas. Makdonal te di pase sa…
28 juin 2020