7 juillet 2021, le président d’Haïti, Jovenel Moïse, était assassiné. Un an plus tard, le pays poursuit sa chute vers la violence. Pour le chercheur Frédéric Thomas (CETRI), la France agit ici moins en spectatrice qu’en complice de cette dérive.
Il y a un an, le 7 juillet 2021, le président haïtien Jovenel Moïse était assassiné. Depuis lors, le pays, frappé en outre par un séisme le 14 août 2021, ne cesse de s’enfoncer dans la violence et l’insécurité. À défaut de résultats concrets, le Premier ministre par intérim, Ariel Henry, multiplie les réunions, déclarations, rencontres et visites internationales. Il peut compter sur l’appui indéfectible et la patience calculée des pays dits amis et des instances internationales, toujours enclins à relever les « avancées ».
Ainsi, la représentante spéciale des Nations unies en Haïti, Helen La Lime, voyait « des signes encourageants », en octobre 2021, puis, en février 2022, « certains signes de progrès ». Au même moment, l’ambassadrice de l’Union européenne en Haïti, Sylvie Tabesse, déclarait que l’action gouvernementale avait « objectivement, permis certaines avancées ». La France ne voulant pas être en reste, saluait « la constitution d’un gouvernement d’ouverture », qui ne représentait à peu près rien ni personne, et n’était ouvert que sur son appétit de pouvoir.
Trop « subjectifs », certainement, les Haïtiens, eux, peinaient à reconnaître tous ces signes d’amélioration dans leur quotidien, fait de peur et de faim, de frustrations et de violences. Qu’à ne cela tienne, fin avril 2022, à la suite des États-Unis et du Canada, le gouvernement français organisait une réunion des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti, sans aucun représentant de la société civile haïtienne, afin de discuter de « l’appui des progrès réalisés ». Trois jours plus tard, débutait l’un des pires massacres que le pays ait connus.
Continuité de l’aveuglement
Du 24 avril au 6 mai 2022, au moins 191 personnes étaient tuées, 18 femmes violées, 81 maisons incendiées, dans un quartier populaire de la capitale, Port-au-Prince. La police a attendu cinq jours avant d’intervenir. Plus exactement, elle est accusée, comme lors des massacres précédents – treize entre 2017 et 2021, sous le règne de Jovenel Moïse – d’être rapidement intervenue, en véhiculant et facilitant l’intervention de certains gangs. L’action de la justice s’est réduite à la constatation, par un juge, de trois cadavres. Le gouvernement haïtien se tait. Et la France ?
Le 26 mars 2021, était rendu public le rapport de la « Commission Rwanda ». Quelles que soient les critiques (justifiées) qu’on puisse émettre sur cette étude, elle a l’intérêt d’expliquer le volontaire aveuglement de l’État français par rapport à la préparation et à la mise en œuvre du génocide de 1994 dans ce pays d’Afrique. Aux mensonges, au double discours et à la mauvaise foi, est venue s’ajouter une vision biaisée afin de ne pas voir ce qui se passait ou de l’interpréter selon une grille de lecture idéologique et néocoloniale, réduisant la réalité rwandaise aux affrontements à coups de machettes de chefs tribaux.
Certes, les autorités françaises ont vu la dérive toujours plus autoritaire du régime en place, le racisme haineux se muer en stratégie politique, mais ils en ont fait des données structurelles, qui étaient propres au pays – sinon au continent africain –, avec lesquelles, en conséquence, il fallait composer. Voire les endosser. Et la Commission de conclure : « La faillite de la France au Rwanda (…) peut s’apparenter, à cet égard, à une dernière défaite impériale ». Encore faudrait-il que les leçons aient été tirées. La politique française vis-à-vis d’Haïti démontre qu’il n’en est rien.
Chaque jour rend plus compliquée la transition
Au Rwanda, la France a soutenu jusqu’au bout un régime raciste, corrompu et violent. En sera-t-il de même en Haïti ? Si la marge de manœuvre d’Ariel Henry dépend d’abord du bon vouloir de Washington, sur lequel la France s’est alignée, la stratégie internationale semble avoir lié son sort au pouvoir du gouvernement haïtien. Quoi qu’il en coûte. À l’insécurité, à la corruption et à l’impunité, à la détérioration de tous les indicateurs sociaux et à la complicité de la classe dominante avec les bandes armées, Paris répond par la création d’un groupe antigang et plus d’aide humanitaire.
On peut, certes, se rassurer en constatant que le risque d’un génocide n’est pas à l’ordre du jour dans l’ancienne perle des Caraïbes ; il ne s’agit, de fait, que d’un pays qui s’effondre, et de « massacres de noirs ». Reste que la situation est pire aujourd’hui qu’il y a un an ; que chaque jour qui passe rend plus compliquée la transition. Croire, dès lors, qu’il y a une limite à la violence, que les choses ne peuvent empirer, relève moins de la naïveté que de la lâcheté.
La France n’a rien vu au Rwanda. Aujourd’hui, elle ne voit rien en Haïti. Ni les massacres ni son échec. Encore moins sa responsabilité. La dette n’en continue pas moins de se creuser, l’ingérence d’être rejetée, et les Haïtiens et Haïtiennes de lutter. Haïti sera-t-elle la prochaine défaite impériale de la France ?
Bastamag 7 juillet 2022