D’où viendra le secours du peuple haïtien ?

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Victime d’une tradition politique déshumanisante, le peuple haïtien a toujours vécu dans des conditions scandaleuses. Les masses défavorisées sont délaissées, abandonnées à leur sort, tandis qu’une minorité de privilégiés accaparent toutes les ressources du pays. De nos jours, les conditions de vie des éternels exclus de la société haïtienne sont absolument insupportables. Beaucoup de familles ont dû fuir leur demeure habituelle pour aller s’installer dans des abris de fortune, de peur d’être exposées à la fureur des bandits armés. Aucune instance de l’État ou de la société civile ne parvient à fournir des informations fiables quant au nombre exact de personnes tuées ou portées disparues, suite aux affrontements des gangs. Pas de données certaines non plus sur le nombre de familles décapitalisées, voire appauvries, conséquemment au phénomène du kidnapping.

La monnaie nationale ne vaut plus rien face à la flambée du prix du dollar américain. Rares sont les familles qui parviennent à s’assurer d’une ration alimentaire équilibrée. Environ 50% de nos compatriotes sont dans une situation d’insécurité alimentaire chronique. Difficile, voire impossible, de s’approvisionner en carburant dans les stations d’essence. Se déplacer en automobile devient de plus en plus un véritable calvaire.

Environ 50% de nos compatriotes sont dans une situation d’insécurité alimentaire chronique.

Depuis belles lurettes, le mot justice sonne creux dans le contexte haïtien. Même le Palais de Justice de Port-au-Prince, situé à quelques kilomètres du Palais National, n’a échappé aux assauts des bandits. Pour comble de malheur, l’équipe au pouvoir n’en a cure. Après plus d’un an au pouvoir, Ariel Henri et ses alliés n’ont rien fait pour rendre la vie vivable sur nos 27500 km2. Dans une telle situation, n’est-il pas de bon ton de se demander d’où viendra le secours du peuple haïtien ? Est-il possible d’entrevoir un dénouement heureux à la crise actuelle ?

Rien à espérer de la communauté internationale

Point n’est besoin d’être trop avisé pour s’apercevoir qu’Haïti vit sa descente aux enfers sous le regard impassible des plus importants représentants de ce que l’on appelle la communauté internationale. En effet, les prétendus pays amis d’Haïti se sont regroupés, à partir de l’année 2008, en une structure dénommée Core Group. Formé du représentant du Secrétaire Général des Nations Unies en Haïti, des ambassadeurs d’Allemagne, des États-Unis d’Amérique, du Canada, de l’Espagne, du Brésil, de la France, de l’Union Européenne et du représentant spécial de l’Organisation des États Américains, le Core Group exerce une grande influence dans les affaires politiques du pays. N’est-ce pas sous l’influence des ambassadeurs du Core Group que les résultats des élections présidentielles (2010-2011) ont été modifés, afin d’écarter la candidature de Jude Célestin au profit de celle de Joseph Michel Martelly ? À en croire Ricardo Seitenfus, c’est sous l’injonction des autres ambassadeurs du Core Group que Jose Miguel Insulza, l’ancien Secrétaire Général des Nations Unies (2005-2015), lui a demandé de se retirer d’Haïti.

Rappelons que le diplomate Ricardo Seitenfus était devenu un colis encombrant, une sorte de brebis galleuse, après avoir indexé certains pays membres du Core Group dans la déchéance d’Haïti. Armé d’un mâle courage, le diplomate brésilien a dénoncé cette communauté internationale qui ne fait que se servir d’Haïti comme d’un laboratoire. Selon lui, la plupart des soi-disant coopérants, qui s’installent en Haïti, ne viennent que « pour faire des affaires ». La lecture de l’interview, accordée par Seitenfus à Arnaud Robert, du journal genevois Le Temps, nous permet de nous rendre à l’évidence que la problématique haïtienne échappe à la communauté internationale. Aux yeux de l’auteur de L’échec de l’aide internationale à Haïti, les représentants de la communauté internationale sont loin d’être à la hauteur de la crise haïtienne contemporaine.

À dire vrai, Seitenfus n’est pas le seul diplomate étranger à avoir confessé que les Haïtiens ne devraient rien attendre de la communauté internationale. L’ancien ambassadeur des États-Unis en Haïti de 2009 à 2012, nommé chargé d’affaires intérimaire, le 28 octobre 2021, en remplacement de Michèle J. Sison, en a fait des révélations on ne peut plus éclairantes à ce sujet. Lors d’une conférence de presse, donnée dans les jardins de la résidence privée des ambassadeurs américains en Haïti, le 11 avril de l’année en cours, Kenneth Merten n’a pas ménagé ses mots pour rappeler aux ressortissants haïtiens qu’ils se tromperaient grandement s’ils se mettaient à croire que les ambassadeurs en poste en Haïti étaient à leur service ou au service de leur pays. Alors qu’il s’apprêtait à tourner le dos à Haïti, Merten a reconnu, sans le moindre faux-fuyant, que tous les ambassadeurs étrangers, œuvrant dans ce pays, ne cherchent qu’à consolider les intérêts de leur pays respectif. Ils ne s’attachent qu’à la politique de leur propre pays. Le représentant de l’Administration américaine en Haïti n’a pas manqué d’exprimer sa déception de voir des Haïtiens qui pensent encore pouvoir compter sur les États-Unis pour la résolution des problèmes de leur pays.

En clair, la résolution des problèmes de toutes sortes auxquels sont confrontés les Haïtiens ne relève pas des attributions de la communauté internationale. Il n’appartient pas aux ambassadeurs et diplomates étrangers de s’attaquer aux problèmes résultant des pratiques politiques délétères, mettant en péril l’avenir de la nation haïtienne. En conséquence, il est logique de se demander dans quelle mesure les acteurs politiques haïtiens pourront voler au secours de ce peuple dont la détresse atteint de plus en plus des proportions insoupçonnées.

Rien à espérer non plus de la classe politique traditionnelle

C’est le célèbre philosophe français, Jean-François Revel, qui a su trouver la formule adéquate pour énoncer la finalité de la politique : « Le but de la politique est le bonheur, le plus de bonheur possible pour le plus grand nombre d’hommes possible, et non le succès de quelques professionnels qui veulent imposer leurs vues à la majorité tout en feignant de la suivre ». Ici, le penseur français s’inscrit dans la même perspective que les philosophes de l’antiquité grecque, notamment Platon et Aristote. Ces derniers étaient convaincus que la politique devrait être la continuation de l’éthique. Dans cet ordre d’idées, quiconque s’adonne à la politique devrait se soucier du bien commun. Il ne s’agit pas de faire de la politique pour son enrichissement personnel au détriment de la collectivité. Cette manière de concevoir la politique n’a pas trouvé trop d’adeptes dans la classe politique haïtienne traditionnelle.

En Haïti, le politicien madré, celui qui sait comment s’y prendre pour se perpétuer au pouvoir, est un expert en duplicité. C’est celui qui a mis du temps à cultiver l’art du caméléon. Aussi est-il susceptible de changer de posture en fonction du temps et des circonstances. Quand il est acculé à se retrouver dans l’opposition, il se pose en défenseur du peuple. Il est celui qui est toujours enclin à emboucher la trompette révolutionnaire. Toutes les revendications populaires se découvrent dans ses sermons redoutables. Quand il parvient à s’installer au pouvoir, il se renie effrontément. Il devient amnésique. Il n’hésite pas à demander au peuple de se montrer un peu plus résilient, alors qu’il s’arrange avec ses affidés pour dilapider les maigres ressources de l’État.

Ces pratiques politiques infernales, qui, de toute évidence, constituent un obstacle à l’émancipation des couches les plus défavorisées de la société haïtienne, ne datent pas d’hier. Plusieurs historiens haïtiens sont d’avis que ces manœuvres politiques désobligeantes ont pris naissance avec l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines pour s’institutionnaliser au cours du long règne de Boyer. Tandis qu’il fustige l’attitude cynique des protagonistes de la politique de doublure en Haïti, Firmin déclare que c’est l’application persévérante de cette politique désastreuse qui explique que « le peuple haïtien ait traversé tout un siècle en piétinant sur place, dans une stagnation dégradante et contristante ». Le machiavélisme politique, que dénonçait Firmin en 1905, n’a pris aucune ride dans l’Haïti de 2022. Cette même « politique impie et débilitante », contre laquelle s’insurge l’auteur de M. Roosevelt président des États-Unis et la République d’Haïti, est le principal facteur explicatif de la faillite de l’État d’Haïti.

Autant dire que la perfidie de la classe politique haïtienne traditionnelle tend à maintenir le peuple dans l’abattement. Aucun espoir n’est donc envisageable avec des politiciens véreux, qui se moquent impudemment de l’éthique et de tout ce qui caractérise la bonne gouvernance.

S’inspirer de l’histoire pour mieux s’en sortir

Il existe toute une controverse sur la question de savoir dans quelle mesure l’action politique peut être orientée par la connaissance de l’histoire. D’aucuns se demandent si l’action politique peut être la répétition du passé ou si elle peut aller jusqu’à inventer quelque chose de nouveau, voire susciter une situation nouvelle radicalement différente. L’on se rappelle l’approche de Marx qui, dans ses thèses sur Feuerbach, plus particulièrement la XIe, soutient l’idée que l’homme politique n’a pas à s’inspirer du passé historique dans le cadre de ses activités politiques. Aux dires du penseur allemand, l’action politique revêt un caractère novateur. De ce fait, les acteurs politiques n’ont pas à tenir compte des prétendues « leçons du passé ». Ils doivent en revanche s’évertuer à provoquer des changements qu’exige la réalité matérielle des hommes. Pour Marx, l’homme politique doit se préoccuper de la transformation du monde et non de chercher à le penser.

En Haïti, le politicien madré sait comment s’y prendre pour se perpétuer au pouvoir, un expert en duplicité.

L’approche marxiste a certainement ses limites. Contrairement à ce qu’a cru le concepteur du matérialisme historique, la connaissance du passé historique n’est pas toujours un frein à la praxis. Pour Gérard M. Laurent, faire de la politique sans prendre en compte le passé historique, c’est œuvrer dans l’illusion. Aussi affirme-t-il que « l’histoire est une mine précieuse, une source inépuisable d’enseignements ». L’historien haïtien est de ceux qui croient que l’action politique peut bien s’aider de la connaissance du passé. Car celle-ci « guide et protège contre les embûches ».

À la vérité, le peuple haïtien ne pourra se libérer du système politique inhumain, hostile à son épanouissement, sans s’inspirer de l’histoire. Comme l’a compris Gérard M. Laurent, la connaissance de l’histoire de la société dominguoise et de celle de la société haïtienne peut le guider dans sa lutte contre l’apartheid et la déshumanisation dont il est victime.

La connaissance du régime de Saint-Domingue l’aidera à mieux s’armer contre certaines embûches. Il ne va pas se faire l’illusion de croire que son secours pourra venir de ceux qui, à l’instar des colons français, ne s’engagent dans la lutte politique que pour pouvoir obtenir la suppression de tout ce qui les empêche de s’enrichir comme bon leur semble. Il saura, du même coup, identifier les affranchis modernes dont l’unique aspiration est de se mettre sur un même pied d’égalité avec les principaux bénéficiaires du compartimentage social. S’inspirant des différentes stratégies de lutte adoptées par les esclaves, le peuple haïtien s’apercevra que ces derniers n’ont pu recouvrer leur dignité qu’à partir du moment où ils ont pris la résolution de s’unir derrière des leaders progressistes, tels que Boukman, Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, en vue de sonner le glas du système colonial.

La connaissance de l’histoire nationale permettra au peuple haïtien de comprendre l’importance d’un projet de société axé sur la justice sociale. D’une part, il se rendra à l’évidence que l’effondrement du pays n’est pas le fait du hasard. Il saura faire le départ entre les acteurs politiques animés du désir de servir le peuple et ceux qui veulent se servir du peuple pour mieux accaparer le pouvoir. Il comprendra pourquoi les premiers, qui se distinguent par leur souci du bien-être collectif, sont le plus souvent victimes de la férocité des seconds. D’autre part, il aura une idée claire de ce qu’il convient de faire pour sortir Haïti de l’ornière : ne plus se faire la proie facile des candidats venus de nulle part, dont le projet politique consiste à perpétuer les iniquités sociales.

En un mot, le salut du peuple haïtien ne peut venir que de ses propres initiatives. Il ne peut compter ni sur la communauté internationale, ni sur des politiciens malhonnêtes, totalement dépourvus du sens du bien commun. Dans sa lutte en faveur de son émancipation et du respect de sa dignité, le peuple haïtien ne doit, en aucun cas, faire fi de l’histoire. Il en a besoin pour pouvoir distinguer l’ivraie du bon grain. Il en a besoin pour se prémunir contre les erreurs dues à la naïveté. Car, comme l’a dit George Santayana, « ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ». Le peuple haïtien ne pourra s’en sortir qu’à partir du moment où il manifeste son refus de répéter le passé.

Me Marc-Sony CHARLES
Avocat au Barreau de Port-au-Prince
Doctorant en Théologie
Politologue
Professeur à l’Université
Directeur de JURIS-DICTIO CABINET D’AVOCATS

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2 COMMENTS

  1. Errata: Jose Miguel Insulza était plutôt le Secrétaire Général de l’Organisation des États Américains (OEA), de 2005 à 2015.

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