Devons-nous redouter un retour en force des duvaliéristes sur la scène politique nationale? (2)

Entrevue de Me Théodore Achille à Robert Lodimus, septembre 1997

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Jean-Claude et François Duvalier

(Deuxième partie)

Notre invité, Me Théodore Achille, est un produit du système politique duvaliérien. Après un discours de Jean-Claude Duvalier sur une station de radio de la Floride, et retransmis en Haïti sur les ondes des médias, nous avons compris qu’il était important d’amener à la barre de Ces Mots qui dérangent des hommes et des femmes qui soient capables de nous informer sur les intentions véritables des principaux acteurs du françoisisme et du jean-claudisme. Et c’est ce que nous avons fait en invitant d’abord le docteur Volvic Rémy Joseph du MKN. Et aujourd’hui, Me Théodore Achille qui vit au Canada, plus précisément à Montréal. Trois heures d’entrevue qui vous seront présentées en plusieurs parties. La première période traite du régime politique de François Duvalier; la seconde, de celui de Jean-Claude Duvalier.

Le duvaliérisme est-il une doctrine, une idéologie, un système politique, ou les trois à la fois? Me Théodore Achille a accepté de  répondre à la question.

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Robert Lodimus :

– M. Théodore Achille, vous êtes avocat de profession, ex-ministre de la Justice, ex-ministre des Affaires sociales, ex-ministre de la Jeunesse et des Sports de M. Jean-Claude Duvalier. 7 février 1986, le régime politique auquel vous apparteniez est renversé à la suite d’un mouvement de révolte généralisé qui a secoué tout le pays. C’est sur le sol canadien que vous nous accordez cette entrevue. M. Théodore Achille, comment faut-il qualifier votre situation? Immigrant haïtien résidant à l’étranger ou exilé politique?

Théodore Achille :

Théodore Achille ancien ministre d’Etat du gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Il dirigeait trois ministères : Éducation nationale, Affaires Sociales et Travail et Justice.

– Je vous réponds de manière claire : je suis un immigrant reçu au Canada, selon les lois canadiennes. Je suis extrêmement heureux du temps que je passe dans ce pays où s’exerce la démocratie.

Êtes-vous arrivé ici à la suite des événements qui ont porté M. Duvalier à quitter le pays?

Non, pas du tout. Je suis arrivé au Canada en 1990.

Ce qui signifie, quatre années après… Vous viviez où avant 1990?

À partir de 1986, j’ai pérégriné entre l’Europe et la Caraïbes…

Comme la plupart de vos collègues, vous avez dû quitter le pays!

Je n’ai pas dû laisser le pays. J’ai choisi de laisser le pays.

C’est donc un choix délibéré.

Délibéré…

Et pourquoi ce choix?

À l’époque, les passions étaient exacerbées. On avait tendance à faire une chasse…

…Aux sorcières, vous diriez?

Aux sorcières, je dirais. Il était pour moi inutile d’être le bouc émissaire.

La constitution de 1987, nous le savons bien, bannit l’exil. Aucun citoyen haïtien ne peut être forcé de quitter son pays, ou de ne pas y revenir, à moins d’avoir des raisons personnelles de le faire. Il y a, par exemple, des individus qui fuient la justice ou qui craignent des représailles de la part de la population de leur pays, qui redoutent la vengeance de citoyens victimes des exactions des autorités du régime déchu, victimes des abus du système politique duvaliérien. Vous, M. Achille, je vous repose ma question, vous êtes parti pourquoi?

Je ne suis pas parti d’Haïti parce que je craignais que la justice haïtienne ne m’interpelle. J’estime que j’ai été un haut commis de l’État. Donc, s’il y avait contre moi des charges en ce qui concerne ma gestion, il aurait été tout à fait normal pour moi de répondre devant les institutions appelées à en connaître.

Et pourtant, vous êtes quand même parti à la suite des événements de 1986!

Oui je suis parti à la suite des événements de 86, parce que, d’une part, il y a eu une chasse aveugle aux sorcières, et d’autre part, on faisait valoir à l’époque, on mettait en avant le principe de la rumeur publique pour chercher noise aux uns et aux autres. Devant cette situation qui était à la fois confuse, et qui pouvait mettre la vie des uns et des autres en péril, il m’est arrivé de me sentir moi-même en danger. Dans ces conditions, je suis resté au pays quelque temps, et quand les choses se sont un peu calmées, par décision unanime de ma famille, j’ai laissé le pays. J’y reviendrai quand je voudrai, puisque, comme vous le dites, la constitution de 1987 bannit l’exil…

J’allais justement vous poser la question : Caressez-vous le rêve de retourner vivre en Haïti?

Oh, je crois très franchement que l’on n’est bien que chez soi!

Vous ne vous sentez pas à l’aise au Canada?

Je dirais qu’il fait bon de vivre au Canada, mais j’insisterai pour affirmer que l’on n’est bien que chez soi.

Depuis que vous vous êtes installé à l’étranger, comment occupez-vous votre temps? Avez-vous un emploi?

Oui, il m’est arrivé de travailler. Actuellement, dans la situation qui prévaut au Québec, les emplois sont précaires. J’ai fait un retour aux études : ce qui s’est révélé très profitable à moi.

Je vous pose une question directe, M. Achille : êtes-vous un homme riche? C’est que l’on a toujours tendance à croire que les gens qui ont servi dans le régime politique des Duvalier en sont sortis très riches.

Je vous répondrai de deux manières : je me suis toujours senti un homme riche, vu les idées généreuses qui m’animent; d’un point de vue économique, j’ai toujours été, je pourrais dire, à l’abri de bien des besoins, grâce à ma vie professionnelle, que tout le monde connaît en Haïti. Je crois avoir eu une aisance relative.

Qu’entendez-vous par aisance relative?

Une aisance relative, c’est pouvoir faire face à ses obligations familiales de tous les jours, être à l’abri du besoin, et n’être pas solliciteur auprès de qui que ce soit. Mais si j’étais riche, parce que j’aurais prévariqué. Je pense que la justice haïtienne se devrait de me poursuivre dans les normes.

Vous n’avez donc rien à craindre de ce côté-là?

De ce côté, je n’ai rien à craindre. Mais si j’étais riche, comme vous le dites, parce que j’aurais prévariqué…

Pas comme je l’ai dit; mais plutôt, comme je vous ai posé la question…

Je mets en défi qui que ce soit en Haïti de prouver le contraire. Cependant, si j’étais un homme très riche, nous ne serions pas ensemble aujourd’hui…!

Pourquoi?

– Je serais certainement perdu dans la forêt bavaroise, en train d’écrire une thèse sur le criticisme de Kant…

Vous êtes un adepte d’Emmanuel Kant?

Certainement!

– Pour quelles raisons?

Emmanuel Kant est un philosophe qui a beaucoup marqué son siècle. On lui doit une réflexion intelligente….

Critique de la raison pure…

Vous avez parfaitement raison. Et je crois que nous partageons des auteurs ensemble.

Depuis votre arrivée au Canada, vous êtes retourné aux études. Cela, après avoir occupé des postes importants dans un gouvernement qui a duré environ 15 ans. Vous avez ressenti la nécessité de reprendre le chemin de l’université par ennui ou par soif de connaissances intellectuelles plus étendus, plus larges?

Enrichir ses connaissances est une démarche que tout homme soucieux d’une bonne compréhension des événements se doit de faire. On vit dans un environnement politique particulier, où la mondialisation devient une réalité. Il ne faut pas toujours rester en marge de l’évolution du monde. Un retour aux études à l’université a été pour moi une entreprise enrichissante.

De quelle façon?

L’enrichissement des connaissances est multiple. Le dire de manière spécifique me paraît difficile. Comme j’ai toujours été intéressé aux questions sociales, j’ai fait des études dans le champ du droit social et du travail.

Aviez-vous des lacunes à combler? Mais pourtant en Haïti, vous étiez reconnu comme un brillant avocat. Qu’en pensez-vous?

Vous savez, il y a les réputations surfaites (sourire). Il n’y a pas lieu pour moi de me vanter d’avoir été un avocat avec un certain succès. Cela a été le fruit de la discipline et de l’étude. Les hommes qui réussissent, sur le plan des grandes idées, sont ceux-là qui sont très proches de leurs livres. En ce sens, mes livres sont mes meilleurs amis.

Avec toutes ces études, ne seriez-vous pas en train de vous préparer à quelque chose?

Je me prépare à être toujours moi-même. Et que je m’évalue moi-même!

M. Théodore Achille, vous avez servi dans l’un des régimes politiques les plus décriés, les plus critiqués au monde, pour des pratiques de malversations, d’enrichissement illégal, de tournements des fonds de l’État, de crimes, d’assassinats politiques, de tortures et j’en passe. Quel rôle vous avez exactement joué dans le gouvernement jean-claudien?

Je vous dirais que je n’aime pas l’association que vous faîtes entre mon rôle au gouvernement et malversations, détournements, abus d’autorité…

Il ne s’agit pas d’association. Je ne fais que vous révéler ce que l’on rapportait généralement du régime politique des Duvalier dans les journaux de l’époque. C’est pour cela que j’ai pris moi-même le soin de vous demander de spécifier votre rôle au sein du gouvernement de Jean-Claude.

Tout d’abord, j’ai exercé la fonction de ministre de la Jeunesse et des Sports. Le ministère était nouvellement créé. J’y ai laissé des traces pertinentes dans l’ordre des infrastructures sportives : infrastructures qui n’avaient jamais existé auparavant. Et qui ont cessé d’exister après moi. En tant que titulaire du ministère des Affaires sociales, j’ai tenté des réformes importantes dans le cadre de mon mandat. Le pays en a largement bénéficié. J’ai réactualisé le code du travail François Duvalier qui ne répondait plus aux réalités du moment. Pendant les six mois que j’ai passé au ministère de la Justice, j’ai œuvré dans le sens de redonner à l’appareil judiciaire un peu plus d’éclats. Sous mon autorité, les juges devenaient plus responsables, très conscients  du rôle qu’ils se devaient de jouer. On a pu créer une « nouvelle loi cadre » de la justice qui favorisait les tribunaux à fonctionner, – et cela  pour la première fois dans l’histoire de ce pays –, au moins 8 heures par jour; et non pas 1 heure ou 2 heures. Cette initiative a permis de « dégorger » les avenues des tribunaux. J’ai tenté aussi, dans le même domaine, une initiative de décentralisation. Le palais de justice de la capitale y occupait une place nettement disproportionnelle par rapport à celle laissée aux organes de décisions judiciaires qui siégeaient dans les villes de province. Ce qui paraissait tout à fait inadmissible.

Nous sommes à peu près en quelle année?

Dans les années 1984. Donc, si vous me demandez quels sont les rôles que j’ai remplis au sein du gouvernement de Jean-Claude Duvalier, vous les connaissez maintenant. Je vous les ai indiqués. Si vous me dites ce que j’ai fait, l’espace est beaucoup trop court pour vous les préciser de manière plus large. Cependant, mes actes sont là. Au niveau politique aussi, on doit juger les hommes pour ce qu’ils ont tenté, et pour ce qu’ils ont fait.

Par contre, on a toujours présenté le système judiciaire à l’époque de François et de Jean-Claude comme étant déficient, corrompu : un système au service des intérêts du régime.

Bon! La déficience du système judiciaire en Haïti n’est pas une responsabilité propre des Duvalier. Il y a eu certainement au niveau de la justice haïtienne, hier comme aujourd’hui, un certain laxisme qu’il convient de restreindre. Quand on lit dans les journaux  que des professionnels du droit venant Canada vont effectuer la réforme de tous les codes de la république, que ce soit le code civil, le code pénal… On parle d’une grande réforme de la justice haïtienne, comme si elle pouvait se faire demain matin, ou comme si avant il n’y vait rien eu à ce niveau,  comme si les institutions judiciaires n’existaient pas, que les structures n’existaient pas. Mais, c’est faux. On a rendu la justice en Haïti. Moi, j’ai milité comme avocat à Port-au-Prince devant les tribunaux. Je ne saurais me permettre de dire que l’exercice de la justice ne se faisait pas.

Et pourtant, cette justice a toujours été qualifiée de partisane!

Écoutez, il n’y a pas de justice partisane. Il faut que l’on se mette d’accord. S’il faut décrier le duvaliérisme, qu’on le fasse aisément, et je  comprendrai. C’est vrai que l’on parle souvent de la justice sous les Duvalier comme étant corrompue. Néanmoins, je ne suis pas d’accord pour plusieurs raisons : j’ai plaidé devant les tribunaux, et jamais il ne m’est arrivé en vingt ans d’être obligé de… (Hésitation)

…De soudoyer un juge…

… De soudoyer un juge. Je le jure. Cela ne s’est jamais produit. Jamais aucun d’entre eux n’a sollicité de moi quoi que ce soit pour rendre une décision en faveur de mon cabinet.

Mais les avocats qui n’ont pas fait partie du système politique des Duvalier, peuvent-ils l’affirmer comme vous?

Je regrette qu’un type comme Ernest Malebranche qui était un ministre de la justice sous le gouvernement d’Aristide ne puisse témoigner conjointement avec moi. Il est mort. Mais il y a bien d’autres. Tout le monde sait qu’un avocat comme Ernest Malebranche était certainement un opposant au régime des Duvalier père et fils. Pourtant, nous avons plaidé côte à côte pendant plus d’une vingtaine d’années. Si le cabinet Ernest Malebranche a connu du succès, ce n’est pas parce qu’il perdait ses procès devant les tribunaux. C’est parce qu’il les gagnait. Je vous donne cet exemple qui est une manière de raccourcir les choses.

2 janvier 1971, François Duvalier, déjà très malade, présente son fils à la nation haïtienne comme son successeur potentiel, dans un langage politique, pouvons-nous dire, métaphorique. Le président décède peu de temps après. Vous êtes un intellectuel, M. Achille, quelqu’un qui réfléchit constamment. Selon vous, Jean-Claude Duvalier, à 18 ans, était-il préparé à prendre cette grande responsabilité. En léguant les rênes du pouvoir à son fils, François Duvalier avait-il fait montre de légèreté intellectuelle, de légèreté politique? Jean-Claude Duvalier était presqu’un bambin.

Que vous me demandiez si Jean-Claude Duvalier à 18 ans avait l’expérience politique pour diriger la nation, je vous dirais exactement et très positivement que non! Seulement, ce qu’il faut comprendre, ce qui va devenir le jean-claudisme est une abréviation politique. C’est comme une apocope du duvaliérisme pour mieux dissimuler au début une continuité indéniable réalisée de manière pacifique. Puis au fil des ans, et suivant le promontoire où l’on se place, il y a lieu de noter une modification au  niveau de la communauté politique en Haïti. L’on y retrouve des personnes avec lesquelles le pouvoir constitué croyait pouvoir travailler sur une base commune. D’ailleurs, plusieurs de ces personnalités occupent aujourd’hui des positions de premier plan en Haïti.

Donnez-nous des exemples.

René Préval, lui-même.

René Préval a fait partie du régime politique des Duvalier!

– Je ne dis pas qu’’il a fait partie de l’exécutif du gouvernement. Je ne dis pas que René Préval a été un gouvernant sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier.

Que dites-vous?

Ce que je dis, il a fait partie de la communauté politique, dans la mesure où placé dans l’Administration publique, il figurait parmi les gens avec lesquels le gouvernement travaillait sur une base commune. René Préval a travaillé aux Mines où je l’ai rencontré, à titre de technicien. Il était affecté au ministère de l’Agriculture. Hervé Denis, l’ancien ministre de l’Information et de la Culture, a travaillé avec moi au ministère des Affaires sociales. Je lui confiais des tâches de responsabilité et de direction. Lesly Delatour a travaillé aux Mines et aux Finances. Lesly Voltaire  aux Mines. Chérestal au ministère du Plan. Ce sont autant d’individus qui nous ont apporté une collaboration, parce que nous pensions avoir avec eux une base commune.

Ils ont donc fait leurs armes dans le duvaliérisme.

C’est certain… D’autre part, quand vous parlez de l’inexpérience de Jean-Claude Duvalier, il faut noter les modifications au niveau du choix des acteurs politiques, et qui ont été des responsables de la gouverne politique pour mener à bien des tâches spécifiques.

Ces gens-là se retranchaient derrière Jean-Claude. Ce sont eux qui dirigeaient vraiment.

Si, les gouvernants dirigent… C’est l’élite qui dirige. En ce sens, ils avaient des tâches bien spécialisées. Marc Bazin était ministre des Finances sous Jean-Claude Duvalier. Guy Beauduy était ministre du Commerce. Le docteur Théart a été ministre de la Santé publique. Hervé Boyer, Hubert Deronceray ont été des ministres. Frantz Merceron, Édouard Francisque… Ce sont des hommes de grandes compétences. Jean-Claude Duvalier avait un souci d’une représentation de toutes les strates sociales dans son gouvernement. D’autre part, parmi les modifications menées par le gouvernement, on peut parler des règles du jeu ou de l’ordre constitutionnel qui ont évolué. Devenu président à 18 ans, l’homme, certainement, comme vous et moi à 18 ans, n’avait pas l’expérience pour diriger le pays, mais il y a une constatation politique qui demeure un fait social, un fait politique. Pour parler un langage de Durkheim, Jean-Claude Duvalier n’a pas été un épiphénomène dans l’histoire politique de la république. Il a été chef d’État à 18 ans. Et il a gouverné pendant 14 ans.

Il était donc préparé à l’accomplissement de cette tâche. C’est donc comme les enfants qui grandissent à la Cour.

Je ne dirai pas cela. En tant qu’observateur politique, je remarque que Jean-Claude Duvalier, à 18 ans, prend un pouvoir, et a la capacité de le conserver pendant 14 ans. C’est une réalité politique qui fait qu’il ne peut pas être une parenthèse dans l’histoire.

À 19 ans, on n’a aucune expérience de la gouverne politique. C’est l’âge où l’on se prépare à entrer à l’université afin de former son esprit, de rationnaliser son jugement par des notions d’ordre praticothéoriques. Pourtant, malgré son inexpérience, vous l’avez-vous-même reconnu, il a su se maintenir environ 14 années au pouvoir. En qualité d’expert, d’artisan du régime aussi, d’acteur principal, expliquez-nous comment a-t-il pu le faire!

Je vous l’ai dit de manière très claire que Jean-Claude Duvalier a hérité le pouvoir politique de son père. Si l’on compare le gouvernement de François Duvalier à celui de Jean-Claude, il s’agit de deux gouvernements apparemment identiques ayant apparu dans la même aire socioculturelle, et qui pourtant ont fonctionné selon des politiques publiques différentes. Les programmes d’action du gouvernement de Jean-Claude Duvalier n’ont pas été pareils à ceux de son père. Si l’on fait une évaluation globale des deux gouvernements, et si l’on regarde les orientations qui ont été prises dans le cadre du développement national, on verra certainement une continuité au niveau de l’éducation, de l’agriculture… Duvalier père avait plutôt tendance à mettre en avant des plans quinquennaux. Jean-Claude Duvalier retenait certes le principe du plan quinquennal, mais il privilégiait de plus en plus des plans glissants. Il aurait été impossible sous François Duvalier d’imaginer venir avec une réforme institutionnelle… De permettre l’éclosion des partis politiques. Et même d’adopter une loi créant le droit à l’exercice des partis politiques. Ce sont là de manière très simple des paramètres importants qui différencient en hachures le gouvernement de Jean-Claude Duvalier de celui de François Duvalier.

Vous rejoignez les analystes politiques qui croient qu’il faut faire une distinction entre le françoisisme et le jean-claudisme.

– Je ne dirais pas le françoisisme et le jean-claudisme. Le terme jean-claudisme est vulgaire. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est une abréviation politique pour moi.

– Pourquoi vulgaire?

– Parce que tout le monde dit jean-claudisme. Par contre, si vous me demandez de parler du duvaliérisme, dans le cadre de cet entretien, c’est pour ouvrir quelques interrogations nouvelles. Est-ce que le duvaliérisme est une doctrine, Est-il une idéologie? Ou bien tout simplement un système politique autoritaire?

– Et peut-être aussi les trois à la fois?

– Si vous me laissez l’occasion, je vous montrerai que le duvaliérisme est à la fois les trois.

– Allez-!

– Dans la mesure où doctrine signifie l’ensemble des opinions d’un philosophe, d’un politique, on peut parler évidemment de la doctrine duvaliériste comme de la doctrine spinoziste, je vois que vous aimez beaucoup les philosophes. En effet, il est facile de retrouver la pensée du docteur Duvalier à travers des études médicales, ethnologiques, sociohistoriques et  politiques qui ont été publiées dans des revues importantes. Je regardais l’autre jour à l’université de Montréal, des études publiées par Duvalier dans L’Unité médicale du Canada. Dans le Journal Of Antibiotics… des États-Unis. J’ai relu dernièrement, dans La Semaine des hôpitaux de Paris, un article de Duvalier, dans la revue Écologie de Paris, Revue de la Société,  d’Histoire et de Géographie d’Haïti. Ceux qui ont tenté et tentent de faire passer François Duvalier pour un ignorantin, pratiquent pour moi un absolutisme intellectuel ridicule. Ça, c’est pour la doctrine.

Le duvaliérisme est-il une idéologie? Je dirais oui. L’idéologie en général est considérée comme l’ensemble des représentations accompagnant les actions qui dans une société donnée visent à la conquête et à la conservation du pouvoir. Quand on parle de représentations, d’un point de vue politique, on parle de quoi, en fait? On parle des états de conscience observés dans un processus politique, et qui ont permis aux passions de Duvalier de se réaliser dans des intérêts. Et l’une des passions, je pourrais dire, propres à Duvalier, c’était celle pour le pouvoir. Pour mieux faire comprendre que le duvaliérisme est une idéologie, vous me permettrez de faire référence à quelqu’un que vous connaissez très certainement, puisque vous avez beaucoup vécu au Canada et au Québec, et qui est certainement un philosophe brillant, un antiduvaliériste notoire, je parle de Karl Lévêque. Il a découvert que le duvaliérisme était une idéologie traversée par trois grands thèmes. Et c’est bon de le savoir. Je crois que toute la pédagogie politique de Duvalier se retrouve là. Kar Lévêque découvre dans l’idéologie de François Duvalier, disais-je, trois grands thèmes. Il a parlé de la nécessité de mettre sur place une nouvelle élite. Duvalier avait le souci de définir un humanisme haïtien. Troisièmement, il reconnaît la nécessité de sauvegarder l’unité nationale. Cela veut dire quoi dans la réalité? Quand on lit François Duvalier, qu’est-ce que l’on note? Duvalier dénonce les élites traditionnelles haïtiennes qu’il définit comme des élites pourries qui ont mal usé du pouvoir. Mais, lorsque Duvalier parle d’élite pourrie, il faut bien se mettre en tête qu’il fait allusion à la bourgeoisie traditionnelle, qui, au pouvoir, en abuse.

– La bourgeoisie mulâtre…

– N’oubliez pas que Duvalier a écrit « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti ».

– François Duvalier a permis aussi l’émergence, la montée progressive d’un autre type de bourgeoisie : une bourgeoisie noire.

– Ah! nous allons le voir tout à l’heure, si vous me donnez l’occasion de vous montrer comment Duvalier voit le problème des classes et des groupes dans la société haïtienne. En fait, Duvalier demande que vienne le rejoindre la tranche vertueuse de la classe moyenne, capable de conquérir avec lui le pouvoir, et de rester à l’écart des succès faciles. D’autre part, l’humanisme haïtien dans ce que prévaut Duvalier dans son idéologie, c’est quoi? Duvalier fait partie de ce que l’on appelle la génération de La Ronde de l’occupation de 1915. Et il va plaider dans sa pensée philosophique pour le rejet de toute mentalité d’emprunt. Il parle en termes de retrouver l’âme nationale. Duvalier fait partie aussi des membres de l’École des Griots. Vous connaissez son ancrage à l’africanisme, entre autres. Duvalier plaide pour l’harmonie entre les classes, quand il évoque l’unité nationale. Et là, c’est extrêmement important. Quand il plaide pour l’harmonie entre les classes, il sous-entend qu’il y a une fonction de stabilité entre elles pour maintenir le pays dans son unité.

Théodore Achille sourit légèrement. Son regard croise le mien. Comme s’il cherchait à deviner les questions qui me trottent dans la tête.

– N’est-ce pas ironique chez François Duvalier de parler de l’unité nationale?

– Non, nous n’allons pas parler d’ironie. Nous sommes en train de faire une observation du « dire » et du « faire ». Une chose est de dire : « L’idéologue, voilà ce qu’il a dit. » Et dans la pratique : ce qu’il a fait. Je suis en train donc de parler de l’idéologie de Duvalier. Je fais rapidement hachures, je pourrais dire un survol de cela. Et je m’arrête là.

– Et l’on revient naturellement à sa pratique politique.

– Nous y reviendrons, mais permettez-moi de terminer. Vous m’avez demandé de vous parler du duvaliérisme comme doctrine, comme idéologie… C’est pour cela que je le dis. Duvalier n’a pas la conception des marxistes comme groupe social objectivement constitué selon la place de ses membres dans le processus de production. Non, il ne le voit pas ainsi. Vous aimez que l’on vous parle de ces choses-là. Duvalier, pour moi, c’est un wébérien. Il pense que oui il y a les classes qui doivent être vues au strict niveau économique, mais il y a aussi les groupes. Pour lui, groupes et classes se chevauchent. C’est une conception de la classe, c’est une conception idéologique qu’a Duvalier. En dernier lieu, est-ce que le duvaliérisme est un système politique, disons autoritaire? Moi je dis autoritaire; il y en a d’autres qui disent totalitaire, fasciste même.

Théodore Achille sourit légèrement. Son regard croise le mien. Comme s’il cherchait à deviner les questions qui me trottent dans la tête. Il replonge ses yeux dans ses notes, essuie son front du revers de la main, et enchaîne rapidement.

– Dans la mesure où le système politique s’entend de l’ensemble des interactions par lesquelles les objets de valeur, les biens sont alloués à certains et repris à d’autres de façon autoritaire, tout en maintenant l’équilibre et l’environnement intrasociétal, le duvaliérisme est un système politique. Car le tour de force de maintenir pendant 14 ans un gouvernement, en allant chercher des soutiens visibles ou diffus, tout en sachant utiliser des mesures coercitives pour paralyser l’action des adversaires hostiles, me porte à déclarer que le duvaliérisme est un système politique. Bien sûr, pour être proche aussi de votre question, je sais que certains chercheurs ont entretenu une confusion des problèmes de définition et d’applicabilité en rapprochant duvaliérisme et totalitarisme. En rapprochant duvaliérisme et fascisme.  Mais quand on se réfère au trait constitutif du type idéal totalitaire ou fasciste, il n’y a aucune similitude entre les deux phénomènes.

– Les inventeurs des théories systémiques ont retenu qu’un système politique ne disparaît pas facilement. Il a la propriété de s’adapter à n’importe quel environnement pour pouvoir survivre. Le système politique est donc capable de s’autoréguler, de s’autoprotéger. Dans quelle mesure le système politique duvaliérien n’a-t-il pas disparu en Haïti? Ce système est-il encore en place, malgré l’arrivée d’autres acteurs politiques sur le terrain?

– Ah! vous venez de poser un grand problème qui préoccupe tous les politologues et les chercheurs en sciences politiques. Le changement de régime n’est pas forcément un changement de système. Alors là nous sommes tout à fait d’accord. Ce que nous voyons aujourd’hui en Haïti, nous le prouve aisément aussi.

– Le système politique duvaliérien est donc encore en place en Haïti.

– Je ne dirais pas le système politique duvaliérien. Mais plutôt le système politique autoritaire, tel qu’il a toujours prévalu en Haïti, renforcé par Duvalier, répété, peut-être gauchement par d’autres, existe encore. C’est pour cela que nous ne sommes pas dans un système démocratique. Pouvons-nous nous permettre de dire que depuis 1986, l’année où est parti Jean-Claude Duvalier, qu’on est passé d’une transition démocratique à la démocratie?

(À suivre)

 

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