Dans la problématique des crises politiques contemporaines, la question environnementale prend une place de plus en plus importante qui rivalise avec les formes de contestation politique connues : révolutions, soulèvements, coups d’Etat, crise de succession, crise électorale, renversements de régime. Les études politologiques trop habituées à les insérer dans des analyses théoriques croisées aux approches empiriques les ont privilégiées, excluant du coup du champ d’observations les impacts politiques d’une crise environnementale .Cette lutte de préséance entre les effets induits par celle-ci et les tensions qu’ils suscitent s’explique par le caractère novateur de la question environnementale, malgré les tintamarres médiatiques et les gesticulations des politiques de communication gouvernementales s’éreintant dans une guerre de convictions entre les pays pollueurs de la planète. Or, la question environnementale ne peut être traitée que de manière holistique : elle inclut les questions liées à la sécurité humaine, à l’économie, à la diplomatie, à l’histoire, à l’anthropologie. Elle mobilise des moyens divers : matériels, humains, financiers, technologiques, sans nier l’intégration à toute réponse la nature de l’Etat comme détenteur du monopole de la violence physique légitime. Ces questions se posent avec acuité en observant les commentaires que suscite le passage dévastateur du mardi 5 au mercredi 6 septembre, de l’ouragan Irma à Saint Martin, petite île des Caraïbes, dévastée à plus de 95%. Face à la polémique entrainée par la lenteur des secours, le déficit d’anticipation des autorités françaises contrairement à celles de Hollande, les difficultés à prendre en compte l’urgence de la sécurisation de la vie humaine stimulent la réflexion : quelle conception de la sécurité humaine à faire valoir en territoire colonisé ? Quel Etat opposer à l’insularité dans un contexte de domination du centre malgré les efforts engagés en matière de décentralisation ?
Selon les divers témoignages de la presse française, en Métropole, les habitants décrivaient un spectacle de désolation dû à un sentiment d’abandon des habitants qui ont été renvoyés à une société saint martinoise kaléidoscopique, composée d’habitants de différentes nationalités, n’appartenant pas à une communauté de citoyens, parce que les habitants des quartiers défavorisés et les résidents en villégiature ne se côtoient pas les uns les autres. Les premiers soulignent le traitement méprisant qui leur est réservé, les seconds ont accès à des biens rares, inaccessibles dans ces circonstances. En termes de sécurité, l’armée a mobilisé deux Falcon de surveillance maritime, deux hélicoptères Puma venant de Guyane française et deux frégates qui étaient issus de Fort de France, appareillant des vivres et de l’eau. Les gendarmes mobiles dépêchés par le Ministre de l’Intérieur français étaient « en route » pour secourir les sinistrés. Les dégâts sont considérables, l’ampleur est comparée à l’explosion d’une bombe : casernes des pompiers inondées, bâtiment logeant la préfecture, disparition des habitations…Tandis que deux jours après la catastrophe, suite aux dégâts de la tour de contrôle de l’aéroport de Saint Martin, « plusieurs dizaines de femmes avec enfants, de personnes dans des fauteuils, qui se pressent aux portes de l’aérogare » , « une file de blessés, certains en brancard, médicalisés, » »(Le Monde,7 Septembre 2017), plusieurs dizaines d’habitants sont impatients d’embarquer, souhaitant au plus vite quitter l’ile. Or, l’avion qui assure le transport des victimes ne peut emporter qu’une quarantaine de personnes, car ici la piste ne pouvant accueillir aucun gros porteur. A l’extérieur de l’aéroport des bagarres ont éclaté , et plusieurs témoignages font état de pillages de magasins et même un adjoint de sécurité en fonction à la police aux frontières(PAF) a été arrêté dans la nuit de jeudi à vendredi sur l’ile de Saint Martin en train de piller du matériel nautique.
A cette description d’un chaos s’ajoutent des reproches adressés à l’Etat français tenant à la lenteur des secours, au déficit d’anticipation, à l’inadaptation des infrastructures, en clair à une absence de vision stratégique de la part de l’Etat français qui intègre avec retard dans ses dispositifs d’intervention les effets d’une catastrophe annoncée. Et le facteur aggravant, c’est le contraste entre une gestion artisanale de la catastrophe et une administration qui prouve son efficacité dans l’exécution des missions de service public en France métropolitaine, son maillage territorial, ses services déconcentrés, ses serviteurs recrutés selon les principes de la méritocratie.
Les défaillances de l’Etat et la relégation du principe universel
L’une des défaillances de l’Etat s’est traduite par son incapacité à garantir à tous les citoyens la sécurité, qu’ils soient détenteurs de biens et de capitaux, qu’ils soient relégués dans les quartiers pouilleux. La sécurité humaine va au-delà de la simple survie des citoyens, prend en compte les prétentions d’une citoyenneté à s’épanouir dans la dignité de l’être humain. Elle met l’accent sur les effets de la dégradation de l’environnement, les vulnérabilités environnementales, la violence, le banditisme qui sont des menaces de l’Etat. Soutenue dans le rapport « Dans une liberté plus grande » de Kofi Annan en 2005, la sécurité humaine ne peut être un objet politique ignoré par l’action politique en France, puisqu’elle souligne l’urgence d’harmoniser des politiques publiques protectrices de l’égalité entre les citoyens de la métropole et ceux de Saint Martin, de leur intégration comme citoyens ultramarins comme étant capables d’assumer des efforts pour améliorer leurs conditions. Au cœur de la sécurité humaine, ce qui prime, ce n’est pas tant l’Etat et l’expression de ses figures lointaines, ce qui est important « c’est l’individu (ou l’ensemble d’individus connus sous le nom de nation qui constitue le pouvoir suprême et non les institutions de gouvernance…La survie, le bien-être et la dignité de l’individu sont l’ultime objectif… ».(Shahrbanou TADJBAKHSH, « La fragilité des Etats vue sous l’angle de la sécurité humaine »p.515. In « Etats et sociétés fragiles » (Dir. J-M.Chataigner,M.Magro,Karthal,2007.)Les menaces environnementales accompagnées d’impacts négatifs sur la dignité de l’individu renseignent sur la capacité de l’Etat à assurer avec efficacité la sécurité humaine.
Et cette banalisation de la dignité humaine dans le cas du traitement de l’ouragan Irma prolonge et consolide un malaise. Pourquoi ? Parce que les rapports entre la France métropolitaine sont marqués par des tensions latentes qui sont souvent étouffées, mais jamais résolues. Celles-ci sont alimentées par la souffrance et les stigmates de la colonisation. En tant qu’ancien petits fils d’esclave « qui ont porté la souffrance dans la plasticité de leur chair ; en tant que fils qui, aujourd’hui, porte l’héritage de cette honte que le passé ne peut effacer … » l’antillais de Saint Martin intègre le mépris, les défaillances de l’Etat en matière d’assistance dans un processus historique de sa réification.(Edelyn Dorismond, L’ère du métissage, Paris :Anibwé,2013,p.223)La « communauté souffrante » à laquelle il appartient voir réactualiser la souffrance d’être un ancien esclave, citoyen de la République, mais dévalorisé, rabaissé et humilié. C’est sa relation avec le colonisateur qui se trouve actualisée selon les mêmes pratiques de la honte, de la douleur et de la non-acceptation. On est en présence de l’évaluation d’une sous-citoyenneté, on inscrite dans un cadre universalisant : une citoyenneté française d’expression métropolitaine, et une citoyenneté antillaise limitée dans ses prétentions et ses attributs. La république, communauté de citoyens, est reprochable. En effet, le président français a choisi de se rendre en Grèce le lendemain de l’ouragan ; la question européenne a été privilégiée au détriment des victimes.
L’assistance à personne en danger est une démarche intellectuelle développée par la culture intellectuelle et morale en France. C’est au nom de sa vigueur et de sa foi que des hordes massives de médecins se sont déployées sur les fronts du Biafra (au Congo), de l’Afghanistan, de la Palestine, ou du Liban en vue d’apporter secours aux affamés, aux sinistrés. Cette expression de la solidarité est une qualification d’une représentation symbolique d’un empire qui se console dans les formes détournées d’un interventionnisme aussi confus que celui des casques bleus onusiens. La dislocation de l’empire a un coût : la décolonisation engagée à marches forcées depuis la victoire de l’armée indigène en Haïti qui connait son point culminant vers les années 1960 s’accompagne d’une perte d’influence politique , d’un vide politique auquel répond la construction du « droit à l’ingérence ».L’empire français défait délègue les oripeaux du colonialisme à des acteurs dont paradoxalement l’idéologie sur fond d’angélisme fait bon ménage avec des formes nouvelles d’affaiblissement de la souveraineté. Mais en territoire colonial, l’intervention des acteurs du droit d’ingérence se fait timide, se rétracte, donnant ainsi une interprétation nouvelle à la notion de fraternité. Elle perd sa connotation universelle : le citoyen de Saint Martin n’est point secouru au même titre que celui du Burkina Faso, d’Haïti, de Cambodge ….La fraternité, dans un tel contexte a du mal à se déployer en l’absence d’intérêts immédiats ; pourtant, c’est une vertu exigeante qui fait de l’absolue rigueur de l’égalité un principe indiscutable d’humanité.
Les modes d’emploi des vicaires du modèle républicain ont fait l’impasse sur les souffrances des habitants de Saint Martin. Les manuels d’enseignement de l’éducation civique enseignent aux jeunes français de Saint Martin la socialisation des valeurs de partage, d’entraide, des références creuses, des illusions perdues pourtant dans un espace trop habitué à être materné par le versement des subsides et des rallonges budgétaires ; mais peu accoutumé à s’attirer les épanchements affectifs d’une République en pleurs dans des circonstances funestes. Sans doute, faudrait-il que les peuples colonisés comprennent qu’ils entrent dans le temps du renoncement à ce qui a constitué l’un des biens communs de l’humanité, que la fraternité à peuple en danger s’est substitué à l’économicisme, au point de croissance et de PIB (Produit intérieur brut), des refrains permanents de la grammaire macronienne (Emmanuel Macron) en France.
Jacques NESI