Cette nuit d’août qui ébranla le pouvoir esclavagiste

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On peut aisément imaginer comment cette irruption de hordes d’esclaves en furie a créé grand émoi et affolement au sein des milieux esclavagistes.

«La violence ne s’ incline que devant une plus grande violence» 
Franz Fanon

Ils ne s’y attendaient pas, ces colons maîtres des biens, des vies et des destinées. Jamais dans leur suffisance bête et inhumaine auraient-ils pu imaginer que des nègres jugés inférieurs, dépourvus d’intelligence puissent se révolter, voire s’organiser dans le plus grand secret et orchestrer une insurrection à même de causer des dommages aussi étendus et massifs à leurs propriétés de maîtres. Jamais auraient-ils pu imaginer une si belle intelligence organisatrice, un élan collectif aussi puissant et si bien coordonné, une force de vengeance aussi destructrice. Jamais les colons dans leur superbe et leur mesquine étroitesse de vue n’auraient pu imaginer que dans le secret de la nuit corporelle des esclaves sommeillait autant de rancœur, fermentaient autant d’atroces souffrances qui allaient finir par les révolter et les porter à violenter leurs maîtres par le fer, par le feu et dans le sang.

Les colons ne s’attendaient pas à cette nuit volcanique qui a fait sauter tous les verrous de la peur et d’une apparente résignation. Cette nuit du 21 au 22 août 1791 qui remplaça pendant une dizaine de jours les ténèbres de l’esclavage par l’intense et immense rougeoiement d’un feu ardent, destructeur et vengeur, en gerbes et volutes incandescentes de haine et d’assouvissement de sentiments trop longtemps réprimés. Oun jou pou chasè, oun jou pou jibye, dit la sagesse populaire. Les gibiers armés de coutelas, de piques, de bâtons, de scies et de tous autres instruments tranchants ou contondants, s’en prirent avec rage et sans doute avec satisfaction aux chasseurs, dans sa chair et dans ce qu’il avait de plus cher: ses immenses plantations, sources de richesses immodérées et insolentes.

Dans la nuit du 21 au 22 août 1791, les colons se sont réveillés en sursaut, terrassés, épouvantés, terrifiés par la violence d’un cauchemar dont ils avaient été euxmêmes les artisans. Et ce fut chose horrible, et ce fut chose affreuse, car la violence de l’esclave née de celle, inouïe, sans borne du maître n’avait épargné ni femmes ni enfants. Les esclaves se vengeaient de tous les supplices atroces que dans leur cupidité et inhumanité leur avaient infligés les faiseurs de richesses pour la métropole. Depuis longtemps, depuis trop longtemps déjà mûrissait le grisou de la révolte dans l’intimité de leur nuit corporelle. Et c’est l’étincelle de la nuit du Bois Caïman qui déclencha la foudroyante explosion du 21 août 1791, éruption volcanique de colère, de noir métal en fusion délirante pour brûler dans les larves de la colère les artisans de trois siècles d’outrageuse et ignominieuse exploitation.

Selon Beaubrun Ardouin, «les esclaves des habitations Chabaud et Lagoscette avaient mal compris les explications de Boukman. C’est ainsi que dans la soirée [du 14 août], ils mirent le feu à ces habitations. L’ insurrection devait commencer par l’incendie de ces palais somptueux élevés sur des cadavres, et de ces riches moissons arrosées du sang de ces infortunés. On arrêta quelques esclaves qui furent exécutés avec promptitude, tant on redoutait les aveux». Pourtant, malgré les exécutions, aucun esclave n’avait fléchi, aucun d’entre eux n’avait trahi la cause, aucun d’entre eux n’avait trahi ses frères de classe, n’avait dénoncé les chefs de la révolte. Et dans ce sens, l’interprétation de Berthony Dupont est, selon nous, correcte :«Ce qui laisse à comprendre que cet incident dans la nuit du dimanche 14 août 1791 n’ était pas une erreur d’ incompréhension mais bien d’excitation combative, une forme d’ impatience» (Jean-Jacques Dessalines. Itinéraire d’un révolutionnaire. pp.50-51).

On peut aisément imaginer comment cette irruption de hordes d’esclaves en furie a créé grand émoi et affolement au sein des milieux esclavagistes, car ils voyaient d’un coup leur source de richesse largement, quoique partiellement, détruite. Ils se rendaient compte que la base matérielle de leur pouvoir s’envolait, littéralement, en fumée. La perspective de perdre Saint-Domingue, la perspective de «contamination» des îles avoisinantes, la perspective encore plus affolante de l’émergence (avant la lettre) d’un pouvoir noir qui les annihilerait physiquement et politiquement fit perdre leur sangfroid aux esclavagistes.

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En effet, écrit Berthony Dupont: «dans les premiers jours de septembre au cours d’une séance de l’Assemblée générale, le marquis de Cadush suggéra de livrer la colonie à la Grande Bretagne, seule puissance capable, d’après lui, de les sauver de la terreur des révoltés. Pour combattre le soulèvement, les colons passèrent à la répression sur les conseils de l’Assemblée coloniale du Cap. Les partisans de l’ancienne noblesse s’unirent avec ceux de la bourgeoisie métropolitaine pour arrêter la fureur des masses populaires. Les colons accusèrent les gens de couleur et le gouverneur Blanchelande d’ être les instigateurs de la rébellion des esclaves. Pour cela, ils massacrèrent un grand nombre de mulâtres; des esclaves furent tués, décapités…» (ibid, pp. 51-52).

On voit bien comment l’étroitesse d’esprit et la suffisance des colons limitaient leur analyse et appréhension de la situation. En effet, bornés et aveuglés par leur cupidité, ils ne pouvaient s’imaginer des esclaves pouvant se réunir dans le plus grand secret, orchestrer et mettre à exécution une insurrection qui allait être dévastatrice pour le pouvoir colonial saint-dominguois, avec les risques d’un embrasement de toute l’île et potentiellement une «contamination» des îles adjacentes.

Il était impossible à des colons assoiffés d’accumuler le plus de richesses possibles, de comprendre l’immense souffrance, l’infinie amertume et le profond désespoir d’êtres humains livrés aux caprices et violences de la pire des exploitations, l’esclavage. Le réveil des esclaves et leur réaction indiquait clairement un besoin d’air libre, d’espace de liberté, d’urgence à disposer librement de soi, sans contrainte, sans terreur, sans violence physique ou psychologique. C’était aussi l’éveil à la vie, à une vie digne, au sentiment qu’ils pouvaient rêver d’horizons nouveaux et qu’ils pouvaient se forger un avenir meilleur. L’explosive insurrection du 21 août 1791 montre comment Boukman, le grand-prêtre de la cérémonie du Bois-Caïman, avait pleinement assumé ses responsabilités tout au long de ces journées et nuits qui ébranlèrent le pouvoir colonial. Lors des affrontements avec les forces ennemies qui avaient quand même réagi, il se montrait d’une rare témérité. C’était un vrai leader dans toute l’acception du terme, un vrai bravedanje, qui se mettait à la tête de ses hommes pour les mener à confronter violemment l’ennemi de classe, à satisfaire leur sentiment de vengeance à travers la puissance dévorante du feu destructeur, et l’éruption tellurique de leur colère en furie.

Boukman paya de sa vie sa bravoure et sa témérité à répondre à la violence par la violence : il périt en défendant le Fond Bleu, non loin de l’Acul. En vain les colons, après l’avoir capturé, lui coupèrent la tête pour effrayer et terroriser tout insurgé potentiel. En vain exorcisèrent-ils leur propre frayeur en exposant sur une des places publiques la «Tête de Boukman, chef des révoltés». Car les zombis qui arrosaient la terre des plantations de leur sueur d’esclaves avaient goûté au sel de la révolte et de la liberté, et leur audace avait favorisé l’émergence des chefs rebelles nommés Jean-François, Jeannot, Biassou, Toussaint qui allaient prendre la relève, et éventuellement la rentrée en scène du plus grand parmi les grands de nos meneurs d’hommes, Jean-Jacques Dessalines.

De façon évidente, la nuit du 21 août 1791 et les jours qui suivirent ne furent pas les dix jours de la Révolution bolchevique qui ébranlèrent le monde, encore que Lénine lui-même ait passé plusieurs années d’exil en Europe avant d’en arriver à la prise du pouvoir en octobre 1917. N’empêche que ce 21 août de fer et de feu vengeurs représente un jalon historique lorsque la négraille s’est levée de toute la taille de sa colère pour dire non à la violence coloniale. Cette nuit d’août qui ébranla le pouvoir esclavagiste, Toussaint s’en est souvenu, Dessalines s’en est souvenu, les nègres libres depuis l’affranchissement général mais redevenus esclaves sur ordre de Bonaparte s’en sont souvenus, et plus de deux cents ans après cette mémorable insurrection, nous ne sommes pas près de l’oublier.

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